Contenu du sommaire : La résistible institutionnalisation de la cause des femmes
Revue | Actes de la recherche en sciences sociales |
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Numéro | no 223, juin 2018 |
Titre du numéro | La résistible institutionnalisation de la cause des femmes |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- La cause des femmes dans les institutions - Soline Blanchard, Alban Jacquemart, Marie Perrin, Alice Romerio p. 4-11
- Les enjeux de la mémoire chez les historiennes des femmes, 1970-2001 - Marion Charpenel p. 12-25 En France, au début des années 1970, au moment où les mobilisations féministes connaissent un regain d'activité et stimulent la demande sociale en connaissances sur le passé des femmes, l'université et la recherche historique s'ouvrent à l'histoire des femmes. À partir de 1972, des enseignements et des groupes de recherche spécialisés se créent. Ces premiers temps de l'institutionnalisation se caractérisent par une grande proximité entre l'histoire des femmes et le champ militant féministe. Mais à partir du début des années 1980, ces historiennes, qui cherchent une légitimité institutionnelle, prennent progressivement leurs distances par rapport au politique. Cette stratégie d'intégration aux institutions se traduit, dans les recherches, par un évitement de l'objet mémoire. Les années 1990 marquent cependant les limites du processus d'externalisation de la cause des femmes : face aux résistances des institutions de recherche et d'enseignement supérieur et sous l'effet du développement de l'histoire des féminismes, les historiennes des femmes renouent avec des normes et des pratiques militantes et s'investissent plus directement dans les usages politiques du passé, en collaboration avec les autres pôles de l'espace de la cause des femmes. En analysant à la fois comment les historiennes des femmes se saisissent de la mémoire comme objet d'étude et comment elles s'engagent dans des pratiques de construction du passé à des fins politiques, cet article met au jour l'évolution du rapport de l'histoire des femmes à la cause des femmes.In France, the early 1970s witnessed the intensification of feminist mobilizations and an increased social demand for social science knowledge about gender history. Universities and historians developed an interest in the history of women. 1972 saw the creation of specialized courses and research groups. The early institutionalization of the discipline was characterized by the proximity between gender history and the field of militant feminism. Starting in the early 1980s, however, these female historians seeking institutional legitimacy gradually took their distances from politics. This strategy of institutional academic integration was reflected in their research by the avoidance of the topic of memory. Yet, the externalization of the cause of feminism reached its limits in the 1990s : confronted with the resistance of research and higher education institutions, female practitioners of women's history went back to more a activist practice of history and engaged more directly the political uses of the past, in conjunction with other sectors of the feminist cause. This article analyzes both how female practitioners of gender history address the subject of memory and how they engage with politically motivated practices of construction of the past, thus shedding light on the evolving relationship between gender history and feminism.
- La professionnalisation de la cause des femmes en Inde - Virginie Dutoya p. 26-43 Cet article analyse les modalités de professionnalisation de l'espace de la cause des femmes en Inde. À partir d'une enquête menée entre 2013 et 2017 à New Delhi, il met en évidence que la professionnalisation n'est pas tant le fait de la salarisation de positions autrefois bénévoles, mais d'une demande accrue en professionnel.le.s de la cause des femmes et du genre, demande nourrie par l'institutionnalisation et la globalisation de ces enjeux. Le genre devient un objet d'expertise, qui s'incarne dans un milieu de plus en plus autonomisé, centré autour des organisations non gouvernementales plutôt que des groupes militants. Pour autant, les logiques militantes du féminisme ne disparaissent pas, et peuvent être mobilisées tour à tour pour renforcer, infléchir ou contester certaines logiques professionnelles. En particulier, alors qu'une bonne partie du débat scientifique et militant autour de la professionnalisation du féminisme s'est jusqu'ici concentré sur les risques de dépolitisation, ce sont plutôt les logiques discriminatoires du monde du travail qui créent des tensions.This article analyzes the professionalization of the field of feminism in India on the basis of a survey conducted between 2013 and 2017 in New Delhi. It shows that professionalization is not so much the result of the transformation of pro bono practices into wage-earning positions, as the result of an increased demand for professional feminist/gender activists reflecting the institutionalization and the globalization of these causes. Gender thus becomes a field of expertise, instantiated in an increasingly autonomous social field organized around NGOs rather than activist groups. Nonetheless, the activist dynamics of feminism do not disappear and can be mobilized in order to strengthen, inflect or challenge some of these transformations toward greater professionalism. While much of the scientific and activist discussions about the professionalization of feminism has revolved around the risks associated with depoliticization, it appears that the tensions are rather causes by the discriminatory dynamics of the job market.
- Le mouvement des travailleuses domestiques en Égypte : entre ONG locales et ressources globales - Ranime Alsheltawy p. 44-57 Cet article analyse la prise en charge de la cause des travailleuses domestiques en Égypte par des ONG locales financées par des bailleurs de fonds occidentaux entre 2011 et 2017. Dans une situation révolutionnaire, cette prise en charge a entraîné la création de collectifs militants revendiquant les droits politiques des travailleuses domestiques. Néanmoins, le retour à une conjoncture autoritaire en 2013 dépolitise les modalités d'action des ONG qui mettent en place des projets visant la professionnalisation des travailleuses domestiques pauvres. L'ONGisation est ainsi interprétée comme un processus ambivalent qui allonge des réseaux d'interdépendances entre plusieurs niveaux d'acteurs et qui ne peut se comprendre qu'à la lumière des évolutions conjoncturelles des structures locales d'opportunités politiques et des objectifs globaux des bailleurs de fonds. L'analyse propose dès lors une réflexion sur les effets différenciés de l'institutionnalisation de la cause des femmes à travers le processus d'ONGisation.This article analyzes how NGOs supported by Western funds defended the cause of domestic female workers in Egypt between 2011 and 2017. In the midst of a revolutionary situation, this cause has triggered the establishment of activist collectives defending the political rights of female domestic workers. However, the return to an authoritarian situation in 2013 has depoliticized the work of NGOs, which started to implement projects aiming at professionalizing the domestic services provided by poor women. This “NGOization” is thus interpreted as an ambivalent process that extends networks of interdependencies between several groups of actors. It can be better understood by shedding light on the evolution of the local structures of political opportunity and of the objectives of global donors. The article therefore develops a reflection about the differentiated effects of the institutionalization of the cause of women through a process of NGOization.
- L'égalité professionnelle en agriculture : Un féminisme modéré au service du patronat familial - Clémentine Comer p. 58-71 Basé sur une enquête ethnographique menée auprès du réseau « Agriculture au féminin » (AAF), né en 2008 au sein des chambres d'agriculture bretonnes, cet article interroge l'institutionnalisation de la cause des femmes dans un secteur d'activité indépendant. Cette institutionnalisation, repérable par la mise en œuvre de dispositifs d'action publique en matière d'égalité professionnelle, résulte de l'intensification des coopérations entre agricultrices responsables professionnelles, administrations publiques et élues politiques aux niveaux départemental, régional et national. En dépit de ces partenariats favorables à la promotion de l'égalité professionnelle, les ressources extérieures mobilisées par AAF ne suffisent à compenser la marginalisation des groupes féminins au sein des chambres d'agriculture et la forte modération de leurs revendications. En outre, l'égalité professionnelle défendue poursuit les intérêts des fractions les plus économiquement dotées de l'agriculture familiale et se moule à une matrice syndicale libérale et patronale. AAF s'avère ainsi porteur d'un féminisme agricole maintenant à distance les revendications qui paraissent trop conflictuelles et revendiquant une égalité profitable aux sommets de la hiérarchie professionnelle ; son cas témoignant au final de la fragilité de l'institutionnalisation de la cause des femmes dans l'activité indépendante.Based on ethnographic fieldwork on the network “Agriculture au féminin” (AAF) estabished in 2008 within the chambers of commerce in Brittany, this article analyzes the institutionalization of gender issues in an independent economic sector. This process of institutionalization, identified by the implementation of public policies focusing on equality on the workplace, is the result of increased cooperation between a professional cadre of female farmers, public administrations and politicians at the district, regional and national levels. Despite these partnerships promoting professional equality, the external resources mobilized by the AAF network are not sufficient to compensate for the marginalization of women groups within the agricultural chambers and the moderation of their agenda. Moreover, the kind of professional equality they defend serves the interests of the wealthiest fractions of family-based agriculture and tends to follow the agenda of liberal employers unions. AAF thus turns out to advance an agricultural feminism that keeps at bay agendas that are too conflictual and fights for an equality that is beneficial to the higher echelons of the professional hierarchy. In the end, this case study illustrates the fragile institutionalization of gender agendas within the self-employed economy.
- Diriger comme un homme moderne : Les élites masculines de l'administration française face à la norme d'égalité des sexes - Laure Bereni, Alban Jacquemart p. 72-87 Cet article explore les manières dont les élites masculines de l'administration s'ajustent aux nouvelles normes égalitaires portées par les politiques publiques. Il montre d'abord que le modèle du « bon dirigeant » continue de rétribuer fortement la position que les hommes, plus particulièrement ceux des fractions supérieures de l'espace social, occupent dans le système de genre. Ensuite, si la plupart des cadres expriment une adhésion de principe à la rhétorique d'égalité portée par les élites réformatrices, ils manifestent à son encontre des résistances multiformes. Enfin, le regard placé sur la minorité de cadres des plus jeunes générations qui affirment ouvertement leur attachement à l'égalité met au jour les contradictions et les limites de la « masculinité égalitaire ». L'enquête montre que leurs aspirations démocratiques ne remettent que marginalement en cause les privilèges qu'ils tirent du système de genre, et souligne les avantages associés à l'expression de cet ethos dirigeant dans le contexte de « modernisation » de l'administration et de diffusion des principes égalitaires.This article sheds light on the ways in which male administrative elites adjust to the new egalitarian norms promoted through public policies. It first shows that the model of the “good manager” continues to reward the position that men, especially those from the upper echelons of society, occupy within the gendered system. While most of the middle management expresses a principled acceptance of the egalitarian rhetoric developed by reform-minded elites, it also develops diversified forms of resistance to it. Finally, the observation of the minority of managers among the younger generations who openly embrace equality bears witness to the contradictions and the limits of “egalitarian masculinity.” Fieldwork suggests that democratic aspirations hardly challenge the privileges that they derive from the gendered system, and sheds light on the advantages associated with the expression of this managerial ethos in the context of the “modernization” of the administration and the diffusion of egalitarian principles.