Contenu du sommaire : Politiques de catégorisation du monde social
Revue | Politiques de communication |
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Numéro | no 10, printemps 2018 |
Titre du numéro | Politiques de catégorisation du monde social |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Introduction : Politiques de catégorisation du monde social - Jean-Baptiste Comby, Julie Pagis p. 5-26
- Les « jeunes diplômés » : le pouvoir d'une catégorisation syndicale - Nathalie Hugot-Piron p. 27-53 La formule contemporaine des « jeunes diplômés » est le produit d'une catégorisation, relativement ancienne, élaborée depuis les années 1920 par les groupements d'ingénieurs et cadres dans le but de préserver leurs positionnements hiérarchiques dans le système économique en changements constants. L'expression recouvre une revendication élitaire dans l'accès aux postes dominants en faveur des détenteurs de titres. Son pouvoir est tel que cette sémantique catégorielle circule ainsi depuis près un siècle.The contemporary formula of “jeunes diplômés” is the product of a relatively old categorization, developed since the 1920s by groups of engineers and managers in order to preserve their hierarchical positions in the economic system in constant changes. The term contains an elite demand for access to dominant positions in favor of holders of academic titles. Its power is such that this categorial semantic has been circulating for nearly a century.
- Classer des styles de vie : Proximité lexicale et distance sociale dans le champ journalistique - Corentin Roquebert p. 55-93 Ce papier étudie les articles de presse qui emploient dans leur titre une catégorie de « style de vie » (beauf, bobo, hipster, etc.), en s'appuyant sur des techniques d'analyse textuelle. Il montre comment la diffusion, l'institutionnalisation et la circulation de ces termes sont liées à la structure du champ journalistique. Le pôle spécialisé, créant de nouvelles catégories perçues comme dans la « tendance », est constitué de médias internet récents, tandis que c'est par les producteurs les plus légitimes de son pôle intellectuel que celles-ci peuvent s'institutionnaliser. De plus, l'opposition est forte entre un pôle commercial qui favorise des catégories offrant une vision iréniste du monde social et des médias d'un pôle partisan qui utilisent des termes plus conflictuels.Ces visions du monde concurrentes correspondent à des représentations opposées des groupes sociaux : d'un côté, ces termes qualifient des pratiques ou fonctionnent comme des stéréotypes ; de l'autre, ils désignent une entité collective comme un potentiel acteur historique. L'article s'intéresse alors aux usages croisés de ces termes, qui révèlent les représentations sous-jacentes à ces catégorisations. Enfin, l'article montre comment chacun de ces termes admet une pluralité d'usages, s'ajustant à la position occupée dans le champ journalistique.This paper focuses on newspaper articles using the “lifestyle” category in their title. Therefore, we choose to use text analysis methods. We show how the institutionalization and distribution of these expressions are linked to the structure of the journalistic field. The “specialized pole” – recent medias on the internet – creates new categories regarded as “trendy”, whereas legitimate producers of the “intellectual pole” institutionalize them. Furthermore, the opposition is strong between a “commercial pole” which uses categories that offer a peaceful vision of social relationships and political medias which use more divisive expressions.We show that representations of social groups are contrasted in our corpus. On one side, we found adjectives that characterize practices or singular nouns functioning as stereotypes ; on the other side, plural nouns that name a collective entity as a potential historical player. Through the study of the crossed uses of these expressions we highlight the underlying representations of these categorizations. Finally, this paper shows how the meaning of each word can change depending on the position in the journalistic field of the people using it.
- Se catégoriser comme « intello précaire » : Les appropriations d'une proposition d'identité collective - Cyprien Tasset p. 95-124 La constitution d'une aire sociale floue de travailleurs précaires des activités culturelles ou intellectuelles fait partie des transformations morphologiques importantes de la société française au cours des dernières décennies. On peut la désigner en transposant au français une expression parfois appliquée dans la littérature anglophone à un objet comparable : celle de creative precariat. Le précariat créatif français est l'objet de représentations diverses, d'origine savante ou non. Une de leurs originalités est leur relatif insuccès : à l'exception des « bobos », qui font partie des représentations les plus courantes et les plus chargées de sens moraux et politiques, mais qui visent plus large (pour autant que l'indétermination de cette catégorie permette d'en juger), ces représentations n'ont connu qu'une faible notoriété. Cependant, cela n'empêche pas que certaines des personnes visées par ces représentations les connaissent et bricolent à partir d'elles (et en particulier à partir de la catégorie d'« intellos précaires », chargée de significations militantes) des autodéfinitions plus ou moins sophistiquées. L'article sera consacré au déploiement de ces autocatégorisations, rapportées au parcours biographique et à la position des locuteurs. Nous montrerons comment les interviewés investissent la catégorie d'« intellos précaires », mais aussi se dissocient d'elle et du genre de politique de précarité qui y est impliqué.The formation of a fuzzy social area of precarious cultural or intellectual workers is one of the major morphological transformations of French society in recent decades. It can be designated by transposing to French an expression sometimes applied in the English-speaking literature to a comparable object: that of the creative precariat. The French creative precariat is the object of various representations, of more or less academic origin. One of their originalities is their relative failure: with the exception of the “bobos”, which are among the most common representations and the most charged with moral and political meanings, but which aim more widely (in so far as it is possible to judge despite the indeterminacy of this representations) have not grown very famous. However, this does not prevent some of the persons targeted by these representations from knowing them, and elaborating with them (and in particular from the category of “intellos précaires”, charged with militant significations) more or less sophisticated self-definitions. The article will be devoted to the deployment of these self-categorizations, related to the biographical trajectory and the position of the interviewees. We will show how the interviewees invest in the category of “intellos précaires”, but also dissociate themselves from it and from the kind of precarious politics that is involved in it.
- Vouloir le déclassement ? : De la critique des hiérarchies professionnelles à la critique de l'ordre économique - Anne de Rugy p. 125-157 Le déclassement est généralement abordé en sociologie de façon quantitative en mesurant la mobilité sociale intergénérationnelle ou intragénérationnelle descendante comme une réalité, ou un sentiment, subis. S'appuyant sur une enquête qualitative, le présent article se propose d'analyser le déclassement intragénérationnel, compris comme un désajustement défavorable entre diplôme et qualification de la profession occupée, à partir de récits de bifurcations professionnelles choisies, avec diminution de revenu. L'enquête montre que ce choix atypique statistiquement s'appuie sur une critique de l'idéal d'ascension sociale, une contestation des hiérarchies professionnelles implicites qui sont au fondement de cet idéal, et une distance à l'égard des normes de consommation dominantes, tout en maintenant des pratiques de résistance au déclassement. La portée politique de ces déclassements volontaires est ambiguë : revendiqués comme des choix individuels, ils remettent en question, par les pratiques et les valeurs qui les orientent, l'ethos dominant des classes supérieures et pourraient ainsi constituer une forme de contestation pratique et non discursive d'un ordre économique.The social declassification is usually in sociology quantitatively studied, by measuring the intergenerational downward social mobility as an undergone reality or feeling. The present article intends to consider intragenerational downgrading (i.e. unfavorable shift between degree and job skills) from narratives of voluntary professional forks with decreasing income. The survey shows that this statically non-standard choice relies on a critique of upward social mobility's ideal, a contest of implicit professional hierarchies which underlies this ideal, and a distance from dominant consumption standards, while limiting downgrading. The political impact of these declassifications is ambiguous: claimed as individual choices, they question trough practices and values, the upper classes dominant ethos and could thus constitute a form of practical and non discursive contest of economic order.
- Trouver une « profession mystère » : Le sens social, entre appuis institutionnels et réflexivité ordinaire - Thomas Amossé, Étienne Penissat, Rémi Sinthon p. 159-191 Cet article vise à comprendre la manière dont les individus parviennent, ou non, à trouver à partir d'une série d'indices la profession associée à une personne inconnue (mais réelle). Il s'appuie sur un dispositif expérimental posé sur tablette numérique que nous avons élaboré dans le prolongement de jeux conçus au début des années 1980 par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans le cadre de la refonte de la nomenclature française des CSP.Le dispositif permet d'analyser la capacité des individus à lire la structure sociale. Les manières de jouer témoignent de l'importance des stéréotypes sociaux cristallisés dans les représentations ordinaires pour deviner les professions recherchées. Tout en étant ajustés à la situation personnelle des joueurs, les indices qu'ils sélectionnent délimitent un ensemble restreint de marqueurs perçus comme pertinents pour trouver son chemin dans l'espace social.La réussite au jeu ne reproduit pas uniquement, ni même principalement, la hiérarchie scolaire des enquêtés : elle dépend également de dispositions réflexives à interpréter la structure sociale qui sont liées aux trajectoires sociales des individus, à leur intérêt pour la politique ou encore à leur connaissance intime des professions à deviner.This article aims to understand how individuals manage, or fail, to find from a series of clues the occupation of an unknown (but real) person. It is based on an experimental survey using a digital tablet that we developed as an extension of games designed in the early 1980s by Luc Boltanski and Laurent Thévenot as part of the renewal of the French socio-professional classification (CSP).The survey makes it possible to analyse the ability of individuals to read the social structure. The ways of playing show the importance of the social stereotypes crystallized in the ordinary representations to guess the occupations. While being adjusted to the personal situation of the players, the clues they select delimit a restricted set of social markers perceived as relevant for finding one's way in the social space.Success in playing does not only, or even mainly, reproduces the educational hierarchy of the respondents: it also depends on reflexive dispositions to interpret social structure that are linked to individuals' social mobility, their interest in politics or their intimate knowledge of the professions to find.
- Les catégorisations enfantines de la politique - Alice Simon p. 193-223 À travers l'analyse des catégories que les enfants mobilisent pour décrire et juger l'univers politique spécialisé, cet article interroge le processus de construction des opinions politiques. Il montre que les opérations de catégorisation permettent à la fois aux enfants de comprendre le monde politique et de le juger : informations et jugements de valeurs sont souvent indissociables. Ce constat implique que les enfants intériorisent les jugements sur le monde politique comme étant des vérités indéniables sur le monde social, au même titre que les informations factuelles. L'article montre d'autre part que les catégories dont les enfants disposent pour comprendre et juger l'univers politique dépendent de leur compétence politique, laquelle varie notamment en fonction de leur milieu social. Les opinions des enfants peuvent ainsi reposer sur des systèmes de catégorisation assez sommaires (notamment l'opposition entre les « gentils » et les « méchants »), lesquelles sont parfois assortis d'arguments qui permettent aux enfants de justifier leur point de vue (en particulier à travers la catégorie « raciste »). Certains enfants, parmi les plus compétents, mobilisent également le clivage gauche-droite, lequel permet – et indique – une compréhension relativement élaborée du monde politique. Les catégorisations mobilisées par les enfants pour se repérer dans l'univers politique ne se valent donc pas dans la capacité qu'elles leur confèrent à asseoir et justifier leurs opinions.In order to investigate the opinion-making process, this article studies the categories that children use for describing and judging the specialized political universe. It shows that categorizations unable children both to understand and judge the political universe: information and judgments are inseparable. This implies that children take judgments about politics as incontestable truth, just as if they were factual information. The article also shows that the categories that children use in order to understand and judge the political universe depend on their political competence, which varies according to their social background. Children's political opinions can rely on very simple categories (especially the opposition between “good” and “bad” people), which are sometimes accompanied by some arguments (in particular the “racism” category). Some of the most competent children also use the right-left opposition, which is both a sign of and a tool for a sophisticated understanding of the political world. The categorizations that children use in order to understand politics are thus unequal, because they give them unequal ability to justify and assert their opinions.