Contenu du sommaire : La représentation-incarnation
Revue | Raisons Politiques |
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Numéro | no 72, novembre 2018 |
Titre du numéro | La représentation-incarnation |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- La représentation-incarnation - Samuel Hayat, Corinne Péneau, Yves Sintomer p. 5-19
Dossier
- La représentation-incarnation : idéaltype et configurations historiques - Yves Sintomer p. 21-52 Cet article vise à comprendre des expressions telles que « We the people », « Wir sind das Volk », « l'État c'est moi », « We are the 99 % », « Nous sommes la nature ». La généalogie des prétentions à une représentation qui passe par l'incarnation de la communauté politique dans une personne ou un groupe remonte en Occident au Moyen Âge, voire aux débuts de la chrétienté. Cinq configurations historiques sont tour à tour analysées : la représentation de type trustee de la théorie politique de langue anglaise, la repraesentatio identitatis médiévale, la Repräsentation de la théorie politique allemande, la représentation populiste et la représentation libertaire. Dans une optique wébérienne, l'objectif global est de construire à partir d'elles un idéaltype de la représentation-incarnation. Celle-ci consiste en un rapport dans lequel une personne (ou un groupe) s'exprime et le cas échéant prend des décisions contraignantes au nom d'une entité représentée à laquelle elle s'identifie. Contrairement à la représentation-mandat, la représentation-incarnation ne repose pas sur une volonté explicite et un mandat donné par l'entité représentée.Representation as embodiment: ideal-type and historical configurations
This article attempts to make sense of expressions such as “We the people”, “Wir sind das Volk”, “L'État c'est moi”, “We are the 99 %”, “We are the nature”. In Europe, the genealogy of these representative claims that imply the embodiment of the political community in a person or a group dates from the Middle Ages, or even from the beginning of Christianity. Five historical figures are analyzed: the trustee-representation of the Anglo- American political theory, the medieval repraesentatio identitatis, the Repräsentation of the German political theory, the populist representation and the anarchist representation. Starting with these figures and relying on a Weberian approach, the comprehensive aim of this article is to build an ideal-type of embodiment-based representation. It consists in a relation in which a person (or a group) raise her voice and in some cases makes decisions in the name of a represented entity which she identifies with. These decisions may be compelling for the represented but, contrary to mandated-representation, embodimentbased representation does not rest upon the explicit will of the represented entity, nor upon a mandate from it. - Représentation et décision politique dans les assemblées communales italiennes du 13e siècle - Lorenzo Tanzini p. 53-70 L'article analyse l'idée de représentation dans le contexte politique de l'Italie communale, à partir des pratiques des conseils des villes italiennes du XIIIe siècle. La représentation y fonctionne à deux niveaux : le conseil est représentatif en tant qu'il est le miroir de la ville, et les officiers particuliers sont des représentants du conseil. C'est par le biais de cet usage de la représentation que les institutions municipales pouvaient « représenter » la ville tout entière. À partir d'exemples tirés des sources publiques municipales et des élaborations de la pensée juridique, on cherche ici à déchiffrer le langage des institutions, pour saisir ce qui semble être les buts majeurs des gouvernements communaux : la composition pacifique des différentes identités sociales et politiques à travers la participation, et la sauvegarde d'un modèle de citoyenneté encore pertinent aujourd'hui.Representation and political decision in 13th-century Italian communal assemblies
The article deals with the idea of representation in the political context of communal Italy, based on the practices of the councils of Italian cities of the thirteenth century. Representation functions at two levels: the council is representative as the mirror of the city, and officers are representatives of the council. Through this use of representation, municipal institutions could “represent” the entire city. From examples drawn from municipal public sources and from elements of legal thought, we seek here to decipher the language of institutions and to understand the major goals of communal governments: the peaceful composition of diverse social and political identities through participation, and safeguarding a model of citizenship still relevant today. - La représentation-incarnation chez Marsile de Padoue - Alessandro Mulieri, Samuel Hayat p. 71-88 Dans Le Défenseur de la paix, il y a deux théories de la représentation-incarnation. La première, décrite dans la première partie, traite des relations entre le premier législateur, le peuple (populus) ou le corps des citoyens tout entier (universitas civium), et la partie prépondérante (valentior pars). Le second modèle de représentation-incarnation, dans la deuxième partie de l'oeuvre, concerne la théorie marsilienne du Concile, qui représente le Christ législateur de la loi éternelle ou la congrégation des apôtres et leur Église. Les deux théories de la représentation-incarnation reflètent l'emploi typique au Moyen Âge du langage de la représentation dans la théorie corporative. Cependant, il existe une différence claire entre d'une part la relation qui lie la valentior pars et la civium universitas, et d'autre part celle entre le Concile comme congregatio et la fidelium universitas. Alors que dans le premier cas il semble que la valentior pars est simplement une fiction, une fiction normative qui fait écho aux théories des civilistes des universitates comme fictions juridiques, dans le second cas les membres du Concile sont des individus réels qui doivent se réunir physiquement dans un endroit donné. Dans les deux cas, les représentants incarnent un groupe humain (une universitas) en en tenant lieu. Cependant, les deux théories ont des fonctions politiques différentes dans la pensée marsilienne.Marsilius of Padua and Political Representation
In The Defender of Peace, there are two theories of representation as incarnation. The first, which is described in the first part, is concerned with the relationship between the first legislator, the people (populus) or the whole body of citizens (universitas civium), and the valentior pars. The second model of representation-incarnation is found in the second part ofhis work and applies to Marsilius' theory of the Council, which represents Christ the legislator of the eternal law or the Congregation of the Apostles and their Church. Both theories of representation-incarnation reflect the typical medieval employment of the language of representation in corporate theory. However there is one clear difference that affects the relationship between the valentior pars and the civium universitas, on the one hand, and that between the Council as a congregatio and the fidelium universitas, on the other hand. While in the first case, it seems that the valentior pars is just a fiction, a normative fiction, which echoes the civil lawyers' theories of universitates as legal fictions, in the second the Council members are real individuals who have to physically gather in a specific place. In both cases, the representatives incarnate a human group (a universitas) by standing for them. However the two theories have different political functions in Marsilius' thought. - Hobbes et la représentation - Quentin Skinner, Christopher Hamel p. 89-123 Dans cet article, Quentin Skinner conteste la thèse selon laquelle la théorie de la représentation proposée par Thomas Hobbes serait radicalement nouvelle. Q. Skinner montre au contraire que de nombreux auteurs politiques avaient développé, dès le début de la guerre civile, une théorie complète du gouvernement représentatif qu'ils utilisent comme une arme révolutionnaire dirigée contre la monarchie Stuart. Ainsi la théorie de la représentation que Hobbes développe dans le Léviathan apparaît-elle moins comme une complète innovation ouvrant la voie de la modernité politique que comme une discussion critique de thèses et d'arguments favorables au pouvoir du Parlement.Hobbes on representation
In this article, Quentin Skinner challenges the view that Hobbes' theory of representation is radically new. Skinner argues by contrast that a number of political writers had already put forward, at the beginning of the civil war, a fully-fledged theory of representative government, and that they used it as revolutionary weapon against the Stuart monarchy. Thus Hobbes' theory of representation in Leviathan appears less as an absolute innovation paving the way to modernity than as a critical discussion of claims and arguments that stand for the Parliament's power. - Tuteurs sans mandat. Jusqu'à quel point les États territoriaux (Landstände) allemands représentaient-ils le peuple ? - Barbara Stollberg-Rilinger, Marc Saint-Upéry p. 125-136 La représentation est une fiction, et non un fait. Il n'y a donc pas de sens à se demander si les états représentaient vraiment ou non l'ensemble d'un pays. Dans une perspective historienne, il faut plutôt se demander qui faisait usage de cette fiction représentative, pourquoi et avec quel succès. Dans les principautés allemandes du Saint Empire romain germanique, les états territoriaux (Lanstände) - composés de la noblesse provinciale, des villes et des corporations ecclésiastiques - étaient censés « représenter l'ensemble du pays » (la Saxe, la Hesse, la Bavière, la Poméranie, etc.). Cet article analyse ce que les juristes allemands spécialistes de droit public entendaient lorsqu'ils utilisaient cette expression tout au long du 17e et du 18e siècle. Il essaie de montrer qu'un changement important s'est produit à la fin du 18e siècle. La notion de représentation a changé de signification, passant de l'idée de repraesentatio identitatis à la représentation du peuple par mandat - un nouveau modèle auxquels les Landstände n'étaient ni capables, ni désireux de se conformer.Custodians without mandates. In how far did German territorial estates represent the whole people?
Representation is a fiction; not a fact. It therefore makes no sense to ask whether estates really represented the whole country or not. Rather, from a historical perspective, we have to ask who used the fiction of representation, as well as why and with what success. In the single principalities of the Holy Roman Empire of the German Nation, “Landstände” – provincial nobles, cities, and ecclesiastical corporations – were said to “represent the whole country” (of Saxony, Hesse, Bavaria, Pomerania, etc.). The article analyses what German scholars of public law exactly meant by using that phrase throughout the XVIIth and XVIIIth centuries. It tries to show that there was a significant change in the end of the XVIIIth century; the notion of representation changed from repraesentatio identitatis to representation of the people by mandate – a new standard the “Landstände” were neither able nor willing to meet. - Incarner le peuple souverain : les usages de la représentation-incarnation sous la Seconde République - Samuel Hayat p. 137-164 La représentation-incarnation ne disparaît pas avec le triomphe du gouvernement représentatif, fondé en principe sur la seule représentation-mandat. Sous la monarchie de Juillet, conservateurs et républicains font usage à la fois des logiques du mandat et de l'incarnation. En 1848, l'Assemblée constituante élue au suffrage universel masculin, face au peuple de Paris, s'impose comme la seule capable d'incarner le peuple, outrepassant les logiques inclusives de la représentation-mandat. Mais elle se trouve rapidement concurrencée par le président de la République, Louis Bonaparte, élu au suffrage universel masculin direct en décembre 1848. Sur la base commune de l'exclusion du peuple, deux conceptions de la représentation-incarnation s'affrontent alors : l'Assemblée s'appuie sur une identité de composition avec la nation pour défendre une représentation-incarnation parlementaire ; le président, maniant la référence napoléonienne, déploie une conception plébiscitaire de la représentation-incarnation, fondée sur une identité de sentiment avec le peuple. Face à ces deux institutions, deux autres formes de représentation-incarnation se font jour qui visent à inclure politiquement le peuple : les démocrates-socialistes de la Montagne mettent en oeuvre, par le parti, une représentation-incarnation partisane qui s'appuie sur une identité d'opinion avec le peuple ; le mouvement ouvrier naissant construit, avec l'association, une forme de représentation-incarnation corporative, fondée sur une identité de condition.Embodying the sovereign people: uses of embodiment representation under the Second French Republic
Embodiment representation does not disappear with the triumph of representative government, founded in principle solely on mandate representation. Under the July monarchy, conservatives and republicans made use of both the logic of the mandate and embodiment. In 1848, the Constituent Assembly, elected by universal male suffrage, against the people of Paris, established itself as the only one capable of embodying the people, bypassing the inclusive logics of mandate representation. But it was quickly competed by the President of the Republic, Louis Bonaparte, elected by direct universal male suffrage in December 1848. On the common basis of the exclusion of the people, two conceptions of embodiment then entered in conflict: the Assembly relied on an identity of composition with the nation to defend parliamentary embodiment; the president, wielding the Napoleonic reference, deployed a plebiscitary conception of embodiment, based on an identity of feeling with the people. Faced with these two institutions, two other forms of embodiment emerged that aimed to include the people politically: the social-democrats of the Mountain implemented, through the party, a partisan embodiment which relied on an identity of opinion with the people; the nascent labour movement built, with the association, a form of corporative embodiment, based on an identity of condition.
- La représentation-incarnation : idéaltype et configurations historiques - Yves Sintomer p. 21-52
Varia
- L'obsolescence du politique : l'« ordre spontané » dans la philosophie de l'histoire évolutionniste de Gustave de Molinari - Quentin Schwanck p. 165-181 La théorie de l'ordre spontané joue un rôle central au sein de la pensée économique libérale, malgré tout, son histoire demeure méconnue. L'historiographie héritée de Hayek néglige tout particulièrement l'école spontanéiste française qui, au 19e siècle, constitue l'un des foyers majeurs du libéralisme radical. Surtout, l'étude de « l'École de Paris » démontre notamment les affinités idéologiques, souvent niées, entre la théorie de l'ordre spontané et le « darwinisme social » (ou spencérisme). Gustave de Molinari (1819-1912), l'un des économistes les plus influents et radicaux du siècle, est la figure majeure qui, dès la fin des années 1870 et sous l'influence de Spencer, réalise en France l'alliance entre l'économie spontanéiste libérale et la théorie évolutionniste. Molinari théorise ainsi l'obsolescence définitive du politique, le règne « naturel » des sociétés commerciales, et condamne la démocratie, de même que toute forme de politique sociale, préfigurant certaines dérives autoritaires du néolibéralisme au 20e siècle.The obsolescence of politics: “spontaneous order” in Gustave de Molinari's evolutionist philosophy of HistoryThe theory of spontaneous order plays a central role in liberal economic thought; however, its history remains largely unknown. The historiography inherited from Hayek particularly neglects the French spontaneist school which, in the 19th century, remains one of the major sources of radical liberalism. Most importantly, the study of French liberalism demonstrates the ideological affinities, often denied, between the theory of spontaneous order and “social Darwinism” (or rather spencerism). Gustave de Molinari (1819-1912), one of the most influent and radical economists of his time, is the major figure who, as soon as the end of the 1870s and under the influence of Spencer, materializes in France the alliance between spontaneist liberal economy and evolutionist theory. Molinari thus conceptualizes the definitive obsolescence of politics, the “natural” reign of commercial societies, and condemns democracy as well as any kind of social policy, prefiguring certain authoritarian tendencies of 20th century neoliberalism.
- L'obsolescence du politique : l'« ordre spontané » dans la philosophie de l'histoire évolutionniste de Gustave de Molinari - Quentin Schwanck p. 165-181
Lectures critiques
- Bernard Lahire, L'interprétation sociologique des rêves, Paris, La Découverte, collection Laboratoire des sciences sociales, 2017, 487 pages - Georges Meyer p. 183-190
- Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, Zones, 2017, 254 pages - Julien Debonneville p. 191-197