Contenu du sommaire : Réinventer la lutte contre la finance
Revue | Mouvements |
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Numéro | no 97, mars 2019 |
Titre du numéro | Réinventer la lutte contre la finance |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Dossier : Réinventer la lutte contre la finance
- Éditorial - Catherine Achin, Marion Carrel, Olivier Roueff, Aurélie Windels p. 7-10
- Coalitions citoyennes contre-spéculatives, post-capitalisme ou changement politique radical ? Comment renverser le pouvoir de la finance : Table ronde avec Yves Citton, Michel Feher et Dominique Méda - Catherine Achin, Marion Carrel, Olivier Roueff, Aurélie Windels p. 11-26 Mouvements a rassemblé ces trois chercheur·ses pour débattre des idées défendues dans leurs derniers ouvrages1 autour de l'analyse du capitalisme contemporain – et en particulier de la place de la finance en son sein. Si le constat des effets délétères du capitalisme financiarisé les rassemble, leur compréhension du système diffère et entraîne des propositions diverses, qui dessinent des manières d'agir adaptées à la « nouvelle question sociale », une « autre voie » ou encore une « dérivation ». Pour les uns, l'urgence est de se saisir pleinement du nouveau rapport de force entre investisseur·ses et « investi·es » en forgeant des coalitions contre-spéculatives et d'autres formes de propriété des biens (communs) comme des moyens de production (coopératives). Pour les autres, l'urgence est de « refaire de la politique » afin que les forces progressistes reprennent le pouvoir au niveau national et international, pour établir des normes et régulations permettant de démocratiser l'entreprise, contrôler radicalement les capitaux, redistribuer les richesses et assurer la transition écologique. Si ces deux options sont bien complémentaires, demeure la question de la priorité des investissements militants.
- Prendre de court les financeurs et mobiliser par l'action non-violente : Entretien avec Jon Palais - Aurélie Windels p. 27-34 Un projet de mine d'extraction de charbon au point mort depuis dix ans faute de financeurs, des réquisitions de chaises dans les agences bancaires pour alerter sur l'évasion fiscale, un sommet pétrolier avorté grâce à des boucliers en mousse... En s'attaquant au financement des projets climaticides et socialement préjudiciables, Bizi !, ANV-COP 21 et Alternatiba, trois associations dont Jon Palais est membre, réinventent les actions de désobéissance civile non-violentes pour éveiller les consciences et offrir au plus grand nombre des moyens d'agir et de se sentir pleinement citoyen.
- Retourner les armes : utiliser les ressorts du système financier pour le contrer - Aurélie Windels p. 35-43 Soumettre les dirigeant·es d'entreprises à un harcèlement continu, se mettre dans la peau d'un spéculateur pour libérer des endetté·es du fardeau de leurs créances, ériger le défaut de paiement en pouvoir politique. Les initiatives de la société civile pour contrer le système prédateur de la finance en utilisant ses propres armes se multiplient. Un nouveau contre-pouvoir qui amène parfois de grandes victoires.
- Faire parler l'argent quand les banques se paient de mots : les leçons de Defund DAPL - Michelle Cook, Hugh MacMillan p. 44-52 En 2016, la fédération de tribus Sioux de Standing Rock et l'alliance citoyenne Lakota, Nakota & Dakota lancent une mobilisation contre un projet d'oléoduc traversant leurs terres. Leur campement attire de nombreuses solidarités et débouche notamment sur un appel au désinvestissement adressé aux fonds, entreprises, banques... impliqué·es dans le financement de l'oléoduc. Et ça marche : de gros investisseurs, inquiets de voir leur image associée à ce projet désastreux tant écologiquement que socialement, se retirent. Des militant·es au cœur de la mobilisation en proposent ce récit, montrant notamment les stratégies déployées pour briser l'opacité des implications financières et pour faire pression à partir d'actions à la fois localisées et à l'échelle mondiale1.
- Lancer l'alerte contre l'évasion fiscale : ressorts et effets du Luxleaks : Entretien avec Antoine Deltour - Marion Carrel, Simon Cottin-Marx p. 53-62 Antoine Deltour travaillait au Luxembourg pour PricewaterhouseCoopers (PwC), cabinet d'audit et de conseil. Il raconte comment il a déclenché après sa démission un scandale international connu sous le nom de LuxLeaks. Sa transmission d'informations à des journalistes sur le fonctionnement des « tax ruling » a mis au jour un puissant système d'évasion fiscale. Au terme de six années de procédures judiciaires, son statut de lanceur d'alerte a finalement été reconnu, il n'a eu aucune condamnation pénale et la justice a admis que certaines pratiques d'optimisation fiscale étaient contraires à l'intérêt général. Il raconte les effets, somme toute limités, de cette affaire sur la politique des États et de l'Union Européenne, ainsi que sur le débat public à propos de l'évasion fiscale et de l'influence des Big Four2 sur les réglementations publiques.
- Le capital de tempérament : obligations à impact social et financiarisation du comportement - Emily Rosamond p. 63-72 Une manière d'introduire l'analyse que fait Emily Rosamond des « obligations à impact social » est de justifier un choix de traduction. Character capital aurait pu être traduit par capital de personnalité pour s'approcher du double sens de character, à la fois caractère moral et personnage (rôle). Le choix a été d'opter pour une autre connotation, celle de l'ancienne notion médicale de tempérament telle qu'elle a servi à ancrer une « faiblesse de caractère » attribuée aux femmes, puis aussi aux racisé·es, aux pauvres et à toute personne minorisée, dans une incapacité « naturelle » à s'extraire des affections du corps biologique par la raison et la volonté2. L'expression souligne ainsi comment, avec l'institution du capital humain puis, selon l'analyse d'Emily Rosamond, de ce capital de tempérament, la marchandisation puis la financiarisation de l'existence construisent à nouveaux frais les sujets comme toujours trop attachés à leurs dispositions rémanentes afin de les placer en situation de refaçonner stratégiquement leur moi et de le rendre disponible à des valorisations marchandes ou spéculatives. À la différence du capital humain, qui couvre l'ensemble d'une personnalité et de son histoire singulière pour les constituer en stock de ressources à valoriser, le capital de tempérament est le produit, dans un temps limité à la durée d'un programme d'action sociale, d'une abstraction de quelques traits de caractère qu'il s'agit de refaçonner, cette modification étant l'objet de paris spéculatifs pour des investisseurs. La traduction par tempérament manque néanmoins la dimension de performance du character qu'Emily Rosamond propose comme levier de retournement : s'il est imposé de « jouer le jeu » des évaluations du tempérament réformé, il est alors possible aussi de n'en faire qu'un « jeu de rôle », désinvesti pour se contenter de donner le change ou investi de manière subversive pour troubler les règles du jeu.
- Faire désinvestir des énergies fossiles, mode d'emploi écossais : Entretien avec Ric Lander - Emma Saunders, Olivier Roueff p. 73-82 Ric Lander milite pour le désinvestissement (divestment) au sein des Amis de la Terre écossais (Friends of the Earth Scotland, FoeS) depuis 2014. Il a ainsi participé à plusieurs campagnes réussies, la plus connue ayant abouti à ce que l'Université de Glasgow renonce à tout investissement dans des entreprises liées aux énergies fossiles d'ici 2024. La « campagne de désinvestissement » a prouvé par les succès obtenus son adéquation aux enjeux imposés par le capitalisme financier, en particulier parce qu'elle cible directement ceux qui ont la main, les investisseur·ses, et ce qui informe leurs choix, à savoir non seulement les anticipations de retour sur investissement mais plus fondamentalement les anticipations sur les comportements des autres investisseur·ses qui font et défont la valeur d'une action boursière. Le récit de ces succès est important : pour montrer que l'hégémonie de l'industrie de la finance peut être fissurée, et pour diffuser les savoir-faire, les argumentaires et les stratégies qui « marchent ».
- Le « printemps érable » et la lutte étudiante contre la discipline de l'endettement - Jean-François Bissonnette p. 83-93 L'annonce de l'augmentation des frais de scolarité universitaires par le gouvernement provincial du Québec a provoqué une lutte étudiante massive. Les étudiant·es en grève, dénommé·es « carrés rouges » en référence au carré de feutre rouge épinglé à leur boutonnière, symbolisant le refus de devoir plonger « carrément dans le rouge » pour pouvoir étudier, ont dénoncé non seulement la hausse des frais d'inscription, mais aussi le système d'endettement individuel adossé à cette mesure. La décision gouvernementale inversait en effet l'équation progressiste : ce n'était plus à la collectivité d'assurer l'essentiel des coûts associés à l'enseignement supérieur, la société toute entière gagnant à compter sur des citoyen·es éclairé·es. C'était désormais les diplômé·es qui, à titre individuel, apparaissaient comme les bénéficiaires de leur formation et se devaient alors de la financer directement. Par leur lutte victorieuse, les « carrés rouges » ont ainsi rejeté la vision du monde faisant du crédit l'instrument privilégié de tout projet de vie et de l'éducation une forme d'investissement financier.
- Résister à la crise sur le pas de la porte : la lutte contre la dette et pour le droit au logement en Espagne - Marcos Ancelovici, Montserrat Emperador Badimon p. 94-103 La crise financière mondiale de 2008 a eu un effet particulièrement violent en Espagne, où l'accès à la propriété et au crédit était historiquement élevé et fortement encouragé par l'État. L'effondrement de la valeur des propriétés immobilières, l'augmentation des mensualités de remboursement et celle du chômage ont provoqué des centaines de milliers de saisies de biens et d'expulsions de familles encore chargées du poids de leur dette. Mêlant pratiques militantes solidaires, institutionnelles et subversives, la Plateforme des personnes affectées par les hypothèques (PAH) lutte depuis 2009 pour dénoncer le système politico-financier corrompu, pour arrêter les expulsions et annuler la dette des familles. Même si le système n'est pas renversé et que les avancées sont fragiles, ces mobilisations ont permis la dignification des personnes endettées, un cadrage alternatif de la crise, des réformes institutionnelles et le renouvellement de la politique municipale.
- Balance ton emprunt toxique - Marie-Claude Carrel p. 104-112 Comment des militantes altermondialistes qui ne sont ni économistes, ni juristes, mais membres d'une petite association, le Comité pour l'Abolition des Dettes illégiTiMes (CADTM Grenoble), se retrouvent devant le Tribunal Administratif de Grenoble pour dénoncer, à propos du scandale des emprunts structurés contractés par les collectivités locales, le pouvoir abusif des banques ? En quoi cette mobilisation contribue-t-elle à la lutte contre les emprunts toxiques ? Du dialogue avec la Métropole grenobloise à l'action en justice, voici le récit de cette aventure, présentée dans l'atelier « Balance ton emprunt toxique » de l'Université d'été solidaire et rebelle des mouvements sociaux et citoyens de Grenoble en août 2018.
- Résister à la financiarisation ? Formes de mobilisation et de circulation de la richesse dans les campagnes indiennes - Isabelle Guérin p. 113-120 L'intrication bancaire des vies ordinaires que nous connaissons en France est loin de s'imposer dans nombre de pays du « Sud global ». Là, l'épargne et le prêt s'inscrivent dans des rapports sociaux informels enchevêtrés, qu'ils soient d'emploi, familiaux, villageois... Isabelle Guérin montre que ces liens financiers multiples engagent à la fois obligation, exploitation, solidarité et puissance d'agir, expliquant pourquoi, au Tamil Nadu (Inde), les pauvres résistent de longue date à la bancarisation en la refusant ou la détournant. Pourtant, leur inclusion au système financier formel est en train d'être imposée à marche forcée. Faudra-t-il – et sera-t-il possible de – réinventer des formes autonomes, solidaires et souples d'épargne, de prêt, d'assurance qui transposent le meilleur – et évitent le pire – des savoir-faire informels dans des « coopératives » ou des « mutuelles » dégagées des dominations de caste, de classe, de genre qui s'y jouent aujourd'hui ?
- Crédit et discrédit dans les politiques de reconnaissance et de redistribution - Éric Fassin p. 121-129 Au lieu de renouer avec l'opposition ancienne entre question sociale et question raciale, il faut bien constater que les politiques minoritaires ne sont pas « simplement culturelles », pas plus que les politiques de classe ne sont « purement économiques ». Pour le penser, on peut partir des analyses de Michel Feher sur le capitalisme financier : on passe en effet du profit au crédit. Or, si l'enjeu politique par excellence est aujourd'hui d'accréditer ou de discréditer, alors il est temps de dépasser l'alternative entre redistribution et reconnaissance.
- Le renouveau des coopératives - Anne-Catherine Wagner p. 130-139 Héritier d'une longue histoire de luttes sociales, d'expériences utopiques et autogestionnaires, le coopérativisme connaît un regain certain ces dernières années en France. Il faut dire que la forme juridique et organisationnelle des Scop est particulièrement bien adaptée pour résister à l'emprise de la finance et revaloriser le travail. À partir de son enquête menée dans trois entreprises industrielles de taille et d'organisation fort contrastées, AnneCatherine Wagner illustre différentes manières de s'émanciper du pouvoir des actionnaires. Même si les motivations politiques et l'horizon des salarié·es sont multiples et divers, ces coopératives dessinent des voies alternatives où les « financiers » sont les parties prenantes de l'activité réelle.
- Les entreprises récupérées face au gouvernement néolibéral argentin - Maxime Quijoux, Andrés Ruggeri p. 140-148 Alors que la crise économique est attisée par les gouvernements argentins successifs, provoquant de vastes mobilisations ouvrières, un mouvement de reprises d'usines par leurs ouvrier·ères émerge au début des années 2000. Aujourd'hui, les entreprises « récupérées », très souvent sous forme coopérative, sont au nombre de 370, versant des salaires à près de 16 000 travailleur·ses. Les difficultés auxquelles elles font face s'accumulent d'autant plus que l'État et le grand patronat ne cessent de leur mettre des bâtons dans les roues, y compris par la répression violente. Pourtant, le nombre d'entreprises récupérées continue d'augmenter.
- Raison d'être des entreprises, normes comptables et choix politiques - Daniel Bachet p. 149-158 La comptabilité n'est pas neutre, elle participe directement à la reproduction de l'entreprise néo-libérale, fondée sur la recherche de profits pour les actionnaires. Comme nous l'explique Daniel Bachet, il est pourtant possible de penser et de compter différemment. Il s'agit par exemple de faire exister les constituants de l'entreprise que sont la « structure productive » (domaine physique) et la « société » (domaine juridique) dont la finalité est de produire et de vendre des biens et des services. L'objectif économique premier devient alors la préservation de l'équilibre entre la valeur ajoutée et le coût global de la structure, et le travail est appréhendé comme une source de valeur et de développement et non comme un simple coût à réduire sans cesse. Cette vision de l'entreprise s'accompagne d'une comptabilité nouvelle qui intègre la conservation systématique de la nature et de l'être humain.
- Un supermarché coopératif à Paris : Entretien avec Tom Boothe - p. 159-168 Avec les mutuelles d'assurance et les ateliers de production, les coopératives d'achat ont largement contribué au mouvement coopératif né au XIXe siècle. Ces dernières années, à côté des épiceries coopératives de taille modeste, très diverses, des structures plus ambitieuses ont vu le jour. En région parisienne, on peut citer Les Nouveaux Robinson, coopérative bio créée en 1993 qui rassemble aujourd'hui 1 300 sociétaires et 19 magasins gérés par près de 300 salarié·es, ou Dyonicoop, une coopérative bio autogérée créée en 2015 à Saint-Denis, dont les deux magasins fonctionnent grâce à quelques dizaines de bénévoles et servent environ 500 membres. Depuis 2016, La Louve propose un modèle encore différent, fondé sur la participation des copropriétaires et l'échelle d'un supermarché. Présentation par Tom Boothe, l'un des fondateurs.
- Naissance du droit du partage - Janelle Orsi p. 169-174 Les pratiques de partage et de coopération – résidences et jardins partagés, coopératives et associations, trocs et échanges de services... – ont nécessairement affaire aux règles du droit, qui les rendent possibles ou impossibles, accessibles ou improbables. Il faut parfois rédiger des contrats, se prémunir contre d'éventuels litiges ou les régler, se garantir contre divers risques, s'approprier les interstices de lois qui ne sont pas prévues pour la mise en commun et la solidarité – ou encore changer ces lois. En instituant le « droit du partage » pour rassembler ces pratiques diverses dans un nouveau domaine de l'activité juridique, Janelle Orsi propose d'imaginer des usages du droit qui facilitent, en termes de ressources juridiques comme d'accessibilité financière, des vies collectives solidaires et soutenables. Si la transposition de ce manifeste dans un système juridique où les profesionnel·les du droit n'ont pas toujours le même rôle ni la même position sociale qu'aux États-Unis ne peut se faire telle quelle, elle pourrait susciter des vocations, solidaires et abordables, parmi les juristes, avocat·es, notaires, juges, conseiller·ères soucieux·ses du commun et de la coopération égalitaire...
Itinéraire
- S'émanciper de l'émancipation : Entretien avec Wendy Brown - William Callison, Michel Feher p. 176-192 Wendy Brown est professeure de sciences politiques à l'Université de Berkeley, en Californie. Profondément attachée à la notion d'émancipation, elle a pris part aux grands mouvements sociaux des années 1970, avant d'axer son travail sur le masculinisme de l'État. Elle aborde ensuite les thèmes de l'identité, du ressentiment, de la démocratie, du souverainisme et du néolibéralisme, au fil de huit ouvrages qui viennent à la fois répondre à l'actualité et approfondir, parfois réviser, la construction d'une théorie nouvelle du pouvoir moderne.
- S'émanciper de l'émancipation : Entretien avec Wendy Brown - William Callison, Michel Feher p. 176-192