Contenu du sommaire : Forum : Arpenter les territoires du secret
Revue | Cultures & conflits |
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Numéro | no 114-115, été-automne 2019 |
Titre du numéro | Forum : Arpenter les territoires du secret |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Contestations et (re)légitimations du renseignement en démocratie : Introduction - Laurent Bonelli, Hervé Rayner, Bernard Voutat p. 7-28
- Une police politique républicaine : entre fantasmes et utopie ? - Jean-Marc Berlière p. 29-54 La question de la légitimité et de l'utilité même d'une police au service du gouvernement, surveillant les citoyens au nom de la sûreté de l'État est récurrente dans un régime démocratique où les libertés publiques – de réunion, de la presse, d'affichage, d'expression, etc. – permettent à tout un chacun de s'exprimer et de mener une action politique, syndicale en toute transparence. L'exemple de la iiie République française (1870-1940) permet de présenter problématique, débats, adaptations, réformes… qui ont entouré l'existence et les méthodes d'une police de souveraineté dans une démocratie parlementaire. Une « police politique républicaine » relève-t-elle du mythe ou de l'utopie ? À lire les fantasmes suscités par les « Renseignements généraux » (RG), leurs missions, leurs actions, les dénonciations permanentes d'une main policière occulte derrière chaque affaire politique plus ou moins opaque, on ne peut que constater la « puissance d'enchantement » suscitée par des services, des policiers dont la fréquentation assidue des archives donne une vision nettement moins « exaltante » en partie confirmée par les récentes affaires de terrorisme qui donnent une autre dimension à des missions longtemps dénoncées.The legitimacy and even the utility of a police force at the service of the government, watching over citizens in the name of state security, is a topic of recurrent debate in democratic systems where public freedoms – of assembly, of the press, of hanging signs, of expression, etc. – allow individuals to express themselves and organize political or union actions in total transparency. Through the example of the Third French Republic (1870-1940), this article addresses the problems, debates, adaptations, and reforms surrounding the existence of a sovereignty police and the methods they use in a parliamentarian democracy. Then, it asks whether a “republican political police” is a myth or a utopic idea. In reading fantasies sparked by the Central Directorate of General Intelligence, of their missions and actions, of a stream of denunciations about a secret police hand behind every more or less opaque political matter, we can only confirm the “power of enchantment” created by police services whose regular appearance in the archives give a less “exhilarating” vision—in part confirmed by recent terrorism cases which provide an alternative view of a type of mission long denounced.
- Surveillance et redéfinition du péril clérical : les dispositifs de surveillance du culte à l'épreuve de la laïcité sous la Troisième République - Magali Della Sudda p. 55-78 Comment la surveillance des fidèles est-elle mise à l'épreuve par le régime de séparation des cultes instauré par la loi de 1905 ? Dans les années 1890 et jusqu'à la Grande guerre, les catholiques, hostiles à un ordre politique libéral et pourfendeurs de l'égalité sociale, sont suspects d'allégeance à une puissance étrangère, le Vatican. Les archives ont laissé un témoignage de ce souci croissant de surveiller pour mieux contrôler les groupes religieux pouvant porter atteinte à l'ordre républicain. Avec les politiques de laïcité, la menace religieuse prend peu à peu un nouveau visage : celui de la congréganiste ou de la religieuse sécularisée. C'est à l'actualisation des dispositifs de surveillance des ennemies d'un nouveau genre, suspectes de troubler l'ordre républicain et l'ordre ecclésial, que cet article est consacré.The proclamation of the Third Republic paved the way for the secularization of the French state. As a consequence, since the majority of Catholics were hostile to a liberal political order and social equality whilst being suspected of owing allegiance to a foreign power, the Vatican, they became a target of French intelligence. The archives have left a record of this growing concern to monitor and to better control religious groups that might undermine the republican order. In conjunction with policies of secularism, the religious threat gradually takes on a new face: that of religious congregations and secularized followers. This article is devoted to documenting the adaptation of surveillance systems to a new category of enemies, suspected of disturbing both republican order and ecclesial order.
- Une surveillance sous tensions. Sociohistoire d'un arrangement sécuritaire en contexte démocratique : États-Unis, premier xxe siècle - Alexandre Rios-Bordes p. 79-108 L'article se propose, à partir d'un cas historique, de déployer sur quel arrangement à la fois intellectuel, institutionnel et pratique a pu reposer l'émergence, puis la première perpétuation d'une forme a priori hautement problématique de curiosité étatique : la surveillance politique opérée par les administrations clandestines de l'État. Le cas des services de renseignement militaire étatsuniens montre que cette entreprise de surveillance n'est jamais allée de soi ; qu'elle est prise dès l'origine dans une contradiction fondamentale qui enserre son dispositif. Elle est, d'une part, institutionnellement légitime, portée par un raisonnement sur la menace formulé au sortir du premier conflit mondial qui fait du suivi de la situation intérieure un impératif guerrier. Dans le même temps, cette vigilance se révèle être politiquement illégitime, au nom du double stigmate de son association à une possible répression politique et de l'intolérable ingérence des militaires qu'elle suppose. Première transaction : elle ne se poursuit donc que sous conditions d'ambiguïté instituée, y compris au sein des forces armées et jusqu'au sein même des services. Cette situation d'incertitude s'y décline en une série de tensions logique, éthique et pratique que les premiers spécialistes de la surveillance ne surmontent qu'en engageant un intense travail normatif sur les finalités spécifiques de leurs organisations, en esquissant les contours d'une déontologie singulière et en développant une culture de la transgression dont la limite est toujours – seconde transaction – le caractère passif de leur vigilance.
This article describes the kind of intellectual, institutional, and practical arrangement that proved historically necessary for a purportedly highly problematic form of surveillance to emerge and to perpetuate in modern societies, that is political surveillance by clandestine governmental agencies. The case of the American military intelligence services shows that such surveillance never seemed evident. From the outset, it was characterized by a fundamental contradiction: on the one hand, internal vigilance was institutionally deemed legitimate within the framework of a new conception of war put forward within the armed forces at the end of World War I that made domestic vigilance a military imperative; on the other hand, it was regarded as publicly illegitimate, both because it was linked to potential political repression and because it meant an intolerable military interference in civilian affairs. Transaction n° 1: this type of surveillance could therefore only endure in a state of institutionalized ambiguity, even within the armed forces and the intelligence services themselves. This uncertain status engendered a series of logical, ethical, and practical tensions, which could only be overcome by these early professionals through intense normative work on the specific purpose of their organizations, the development of a peculiar professional code of ethics, and the development of a culture of transgression always limited – transaction n° 2 – by the fundamentally passive character of their vigilance. - Entre secret et publicité : la police politique suisse durant la guerre froide - Fabien Thétaz p. 109-138 Cet article s'intéresse à la police politique suisse durant la période de guerre froide, caractérisée par une intense activité de surveillance des opposants politiques de gauche. Une première partie est consacrée à la logique de fonctionnement du service de renseignement intérieur. Il apparait que la surveillance d'activités politiques ordinaires est devenue l'ordinaire du service. Une deuxième partie s'intéresse, notamment à partir du concept de « transactions collusives » de Michel Dobry, aux ressorts de la légitimation de cette institution, toujours en tension avec les principes de l'État libéral. Il est montré que la police politique est insérée dans un réseau d'échanges intersectoriels, faits d'accords tacites et de non-ingérence. Loin d'être absolument secrète, la surveillance policière fait régulièrement l'objet de controverses mais n'est pas largement remise en cause, faute d'un rapport de force favorable aux opposants.This article addresses the Swiss secret police during the Cold War era, which was characterized by the intense surveillance of left-wing political opponents. The first part deals with the functional logic of the domestic intelligence service. It appears that the monitoring of ordinary political activities became the norm for the service. Mobilizing Michel Dobry's concept of “collusive transactions,” the second part focuses on the dynamics of the legitimization of this institution, which is constantly in tension with the principles of the liberal state. The article shows that the secret police were part of a network of intersectoral exchanges, made up of tacit agreements and non-interference. Far from being absolutely secret, police surveillance is regularly a subject of controversy and yet is not widely questioned due to the lack of power of its opponents.
- L'État « fouineur » saisi par le droit : Dénonciation et normalisation du renseignement politique intérieur en Suisse (1989-2000) - Hervé Rayner, Bernard Voutat p. 139-170 Bien que relativement fréquents dans les démocraties libérales, les scandales touchant le renseignement politique intérieur (RPI) demeurent sous-étudiés. Or ces configurations semblent particulièrement pertinentes à analyser. D'une part, le scandale rend publiques certaines des collusions constitutives du secret, du flou et du pouvoir accordés au RPI. D'autre part, il donne à voir, par les ripostes institutionnelles et les réorganisations qu'il occasionne, les contraintes spécifiques de légitimation auxquelles le RPI est soumis en démocratie. Dans le cas suisse, la situation qui prévalait durant la guerre froide évolue brusquement fin 1989 avec l'irruption du « scandale des fiches » voyant des centaines de milliers de citoyens réclamer l'accès aux fichiers établis par la police politique, soit une série de dénonciations et de revendications déstabilisant les protagonistes du RPI et débouchant sur un réagencement des règles, frontières et ressources entre les institutions politiques. Autre effet émergent, ce scandale contribue à une juridicisation du RPI à travers l'activation de catégories juridiques de perception et de normes légales censées définir tant ses pratiques que les mécanismes de son contrôle politique, parlementaire, judiciaire ou administratif.Although relatively common in liberal democracies, scandals affecting the Domestic Political Intelligence (DPI) sector remain under-researched. These configurations seem particularly relevant to analyze. On the one hand, the scandal publicly reveals some of the collusions constituting secrecy privileges, vagueness, and power granted to the DPI. On the other hand, through the institutional responses and the reorganizations that they may cause, scandals reveal the specific legitimization constraints the DPI are subject to in a democracy. In the Swiss case, the situation that prevailed during the Cold War suddenly changed at the end of 1989 with the outbreak of the “files scandal.” With this scandal, hundreds of thousands of citizens could claim access to the files established by the DPI, which was followed by a series of denunciations and demands destabilizing the protagonists of the DPI and leading to a re-arrangement of rules, boundaries and resources between political institutions. Another emerging effect, this scandal contributed to the juridicization of the DPI through the activation of legal categories of perception and legal norms meant to define both its practices and the mechanisms of its political, parliamentary, judicial or administrative control.
- Naissance d'une agence de renseignement : droits d'entrée dans les univers de la finance et de la sécurité - Anthony Amicelle p. 171-197 Le présent article porte sur la naissance et la quête de reconnaissance d'un nouveau type d'agence de renseignement : les « cellules de renseignement financier ». Désormais présentes dans plus de 160 pays, ces dernières ont été créées pour être la clef de voûte opérationnelle des politiques contre les flux financiers illicites. En conséquence de ce rôle-pivot, elles se distinguent par un positionnement inédit, à la jonction de diverses activités et, surtout, de différents espaces sociaux, à commencer par ceux de la finance et de la sécurité. Ce positionnement-carrefour soulève avec d'autant plus de force l'enjeu de la légitimation de ces agences atypiques. Il s'agit ici de poser plus précisément la question de leur « droit d'entrée » dans les univers de la sécurité, où se trouvent les destinataires de leurs renseignements. Cette question est d'autant plus cruciale que la gestion de « l'argent sale » – et des crimes associés – se joue en partie dans ces relations entre les agences de renseignement financier, les organismes d'application de la loi (polices et autorités administratives), les acteurs judiciaires et les services de sécurité nationale. Poser cette question est également une façon d'interroger plus globalement le rôle du renseignement dans les modes de policing contemporains. Pour y répondre, l'article repose sur une enquête empirique inédite réalisée auprès d'une de ces agences nationales, au Canada.The world of intelligence has experienced major changes in the past three decades and one of them has, to date, been understudied: the birth of a new kind of intelligence service at the interface of finance and security. In connection with international mobilization against illicit financial flows, the number of ‘financial intelligence units' (FIUs) has increased from 0 to over 160 across the world since 1990. Their unique position at the juncture of several social fields raises the critical question of their legitimacy as both recent and atypical state agencies. While several authors have analyzed the relations between these agencies and dominant actors in finance, their daily exchanges with security actors remain largely ignored. However, understanding how FIUs function and interact with the recipients of their ‘intelligence products' is key for at least two reasons. On the one hand, the management of ‘dirty money' (and related crimes) partly depends on power relations between FIUs, law enforcement agencies, judicial authorities, and national security services. On the other hand, the empirical focus on FIUs is also a way to more thoroughly examine the role of intelligence in contemporary modes of policing and social control. Drawing on empirical fieldwork in Canada, the article aims to highlight the conditions of entry and the impact of this new kind of intelligence service within the field of security.
- « Nous ne sommes pas un Big Brother ! » : Autorité et stratégies de légitimation des services de renseignement dans la captation et l'usage des données numériques - Didier Bigo, Laurent Bonelli p. 199-226 L'information numérique est à l'évidence devenue un enjeu et un objet central du travail des services de renseignement. La plupart d'entre eux intègrent désormais dans leur activité routinière le recueil de données personnelles venant de multiples secteurs de la vie sociale d'un individu et de ses relations, ainsi que leur analyse. Mais ils le font de manière diverse selon leur ancienneté dans le métier, leurs capacités en termes de personnel, de moyens financiers et technologiques, et surtout selon leurs visions de ce qu'est l'activité de renseignement. À partir de l'étude des principaux services de neuf pays occidentaux (États-Unis, Grande-Bretagne, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, France, Allemagne, Espagne et Suède), cet article se propose de construire rigoureusement un espace transnational du renseignement. La mise en relation des positions et des discours de ces acteurs avec leurs pratiques et le sens qu'ils leur donnent permet de comprendre les homologies ou, au contraire, les différences irréductibles qui structurent ensuite les coopérations et les types d'échange de données.Digital information has undeniably become a central issue and object in the work of intelligence services. Most agencies have now integrated the collection and analysis of personal data on multiple elements of an individual's social life and relationships into their daily work routines. However, how this is done varies and depends very much on one's seniority in their profession, their capacity in terms of human, financial, and technological resources, and, most importantly, their vision of what intelligence is as an activity. Based on a study of the principal intelligence services of nine Western countries (United States, Great Britain, Canada, Australia, New Zealand, France, Germany, Spain, and Sweden), this article constructs a rigorous mapping of a transnational space of intelligence. In order to make sense of inter-agency cooperation and modes of exchanging data, we analyze the structuration of this space through the homologies and unsolvable differences that arise in relation to the positions and discourses of these actors regarding their practices and the meaning they give to them.
- Secret d'État et secret des sources : comment des journalistes enquêtent-ils sur le renseignement en France ? : Entretiens avec Jean Guisnel et Jacques Follorou - Barthélémy Michalon, Benjamin Puybareau p. 227-262 Les journalistes qui enquêtent sur le renseignement se trouvent au cœur des dynamiques de contestation et de légitimation de cette activité. Afin d'explorer ces dynamiques, nous avons interrogé deux journalistes français, Jean Guisnel et Jacques Follorou, sur leur rapport au secret dans leur travail d'investigation sur le renseignement. Si nos deux interlocuteurs ne remettent en cause ni l'activité des services en tant que telle, ni le fait que celle-ci se déroule en bonne partie sous le sceau de la confidentialité, ils critiquent la tendance des acteurs de ce milieu à faire un usage du secret qui dépasse les fins justifiant son existence.Journalists working on national intelligence are at the heart of dynamics of legitimation and contestation of this state activity. With the aim of exploring those dynamics, we asked two French journalists, Jean Guisnel and Jacques Follorou, about their dealings with secrecy in their investigative work on intelligence services. Although our two interlocutors question neither the very activity of those services or the fact that most information about it must be concealed, they express criticism about the tendency of players active in this field to use secrecy beyond the reasons and finalities that justified its existence in the first place.
- Arpenter les territoires du secret. Pistes de recherches - Emmanuel-Pierre Guittet, Julien Pomarède p. 265-268
- « Dans la confidence » ? Dispositifs d'enquête, relations de pouvoir et espaces de transaction avec les acteurs de la défense - Grégory Daho p. 269-273
- Le secret en diplomatie : étudier les pratiques, rien que les pratiques - Christian Lequesne p. 274-279
- Secrets mortels. Comprendre le programme américain de détentions et de transferts illégaux - Elspeth Guild p. 280-285
- Vers la fin du secret bancaire ou de la vie privée ? - Anthony Amicelle, Jean Bérard p. 286-292