Contenu du sommaire : L'action publique au prisme de la gouvernementalité numérique
Revue | Réseaux (communication - technologie - société) |
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Numéro | no 225, janvier 2021 |
Titre du numéro | L'action publique au prisme de la gouvernementalité numérique |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Présentation
- L'action publique au prisme de la gouvernementalité numérique - Séverine Arsène, Clément Mabi p. 9-22
Dossier : L'action publique au prisme de la gouvernementalité numérique
- L'élaboration de la loi république numérique au gouvernement : Sociologie du travail politique des réformateurs numériques - Anne Bellon p. 23-53 L'article retrace l'importation de nouveaux principes et instruments d'action publique au cours du processus d'élaboration de la loi République Numérique entre 2012 et 2016. La loi consacre en effet le principe d'une plus grande transparence de l'action publique et expérimente de nouveaux dispositifs numériques de participation des citoyens. L'analyse met l'accent sur le rôle et le travail de réformateurs numériques au sein de l'espace gouvernemental et administratif. Elle restitue les ressources et stratégies qu'ils mobilisent pour promouvoir ces nouvelles pratiques et la manière dont elles s'articulent à une procédure administrative fortement codifiée d'élaboration de la loi. L'article plaide plus généralement pour une réinscription de l'étude des procédés de gouvernementalité numérique dans celle des rapports de force et routines bureaucratiques qui caractérisent l'organisation des gouvernements.The article analyses the introduction of new public policy principles and instruments during the drafting of the Digital Republic Act between 2012 and 2016. This law, which enshrines the principle of greater transparency in public policy, enabled experiments with new digital devices for citizen participation. The analysis focuses on the role and work of digital reformers within the governmental and administrative spheres. It describes the resources and strategies behind the promotion of these new practices, and their articulation to a highly codified administrative procedure for drafting legislation. More generally, the article argues for reincorporating the analysis of digital governmentality processes into the study of power relations and bureaucratic routines characterizing the organization of governments.
- Le système de crédit social en Chine : La discipline et la morale - Séverine Arsène p. 55-86 Le Système de Crédit social est une réponse du gouvernement chinois à une difficulté chronique dans l'application des lois et des règlements, un enjeu formulé en termes de manque de « confiance ». Pour influencer les comportements des individus, le système recourt à des leviers plus ou moins classiques de coercition : récompenses et sanctions (listes noires), incitations plus modulaires, mais parfois peu coercitives (note personnelle), et propagande qui en appelle à la morale. L'État joue ainsi sur différents niveaux de normes, juridiques, sociales, morales. Cet article formule l'hypothèse selon laquelle le secteur privé, par son accès à des données très fines et à des outils de calculs sophistiqués, offre des possibilités de générer de l'autodiscipline au sein de la société, ce que les structures étatiques obtiennent difficilement, et que cela peut expliquer pourquoi le dispositif invite aussi au développement d'instruments de marché.The Social Credit System is a response by the Chinese government to a chronic difficulty in the application of laws and regulations, which has been framed in terms of a lack of “trust”. To influence individual behaviours, the system uses more or less classic coercive measures consisting of rewards and sanctions (blacklists), as well as more modular but sometimes not very coercive incentives (personal ratings), and propaganda that appeals to morality. The state thus plays on different levels of norms: legal, social and moral. This article posits that the private sector, through its access to highly detailed data and sophisticated calculation tools, affords opportunities to foster levels of self-discipline within society that state institutions find difficult to achieve. This may explain why the system also encourages the development of market instruments.
- Modérer la parole sur les réseaux sociaux : Politiques des plateformes et régulation des contenus - Romain Badouard p. 87-120 La modération sur les réseaux sociaux a été l'objet de nombreuses controverses ces dernières années. Face à la pression des États européens pour inciter les grandes plateformes à réguler davantage les contenus qu'elles hébergent, celles-ci ont entrepris une réforme de leurs politiques de modération. À partir des exemples de YouTube et Facebook, trois aspects de cette réforme sont étudiés dans cet article : la révision des procédures de signalement, l'automatisation de la modération et la régulation par les infrastructures, qui consiste à jouer sur la visibilité des publications pour limiter leur viralité. À travers l'analyse des interactions entre États et plateformes sur les dossiers de la régulation des fausses informations et des discours de haine, cet article entend contribuer à la caractérisation des nouveaux régimes de gouvernement de la parole publique sur les réseaux sociaux.Moderation on social media has generated intense controversy in recent years. Faced with pressure by European states for more effective content regulation, the major platforms have undertaken a reform of their moderation policies. Based on the examples of YouTube and Facebook, this article examines three aspects of this reform: revision of reporting procedures; automation of moderation; and regulation by infrastructures, which consists in playing on the visibility of publications to limit their virality. Through the analysis of the interactions between states and platforms on the issues of regulation of fake news and hate speech, this article aims to contribute to the characterization of new regimes of governing public speech on social media.
- Splendeurs et misères d'une start-up d'État : Dispute dans la lutte contre le non-recours aux droits sociaux en France (2013-2020) - Marie Alauzen p. 121-150 Qui a tué la start-up d'État Mes-aides ? Le récit met en évidence, dans les coulisses de la modernisation de l'État français, un décès sans coupable ni bain de sang : l'avènement grandiose et la chute d'une forme inédite de gouvernementalité numérique, nommée « gouvernementalité bêta », attachée à un simulateur de droits sociaux en ligne. Cet objet technique qui pourrait sembler ennuyeux et de faible teneur politique a été, pendant plus de cinq ans, le sujet d'une dispute inédite, opposant les acteurs de la modernisation de l'État à ceux des politiques sociales, sur les moyens et la finalité de la lutte contre le non-recours aux droits et prestations sociales. À l'issue d'une enquête auprès des concepteurs de l'application, je suggère d'appréhender cet échec à la lumière de la temporalisation des dispositifs de l'action publique et d'une divergence sur le degré de clarté de l'énonciation administrative, qui permettent d'élucider quelques-unes des difficultés de la modernisation de l'État.Who killed the state start-up Mes-aides? This article recounts a story behind the scenes of the modernization of the French State, about a death with neither guilt nor bloodshed: the story of the grandiose rise and fall of an unprecedented form of digital governmentality, called “beta governmentality”, based on an online social rights simulator. For over five years this technical object, which might seem boring and of little political import, was the subject of an unprecedented dispute between those who were modernizing the State and those in charge of social policies, over the means and ends of the fight against the non-take-up of social rights and benefits. Following an inquiry into the design of the application, the author suggests that this failure should be seen in light of the timing of public policy measures and of a divergence in the degree of clarity of the administrative enunciation, which helps to clarify some of the difficulties involved in modernizing the State.
- De l'adoption au rejet d'un commun numérique pour transformer la frontière entre état et citoyens : La trajectoire de la Base Adresse Nationale entre contribution citoyenne, autogouvernement et État-plateforme - Sébastien Shulz p. 151-186 Encore peu de travaux de sciences politiques et de sociologie de l'État se sont penchés empiriquement sur la mise en place de communs numériques par des acteurs publics. Dans cet article, nous cherchons à combler cette aporie en prenant comme cas d'étude la Base Adresse Nationale (BAN). Cette base de données publique lancée en 2015 est présentée comme un commun numérique, ouvert à la contribution citoyenne, libre d'accès et gouverné démocratiquement par des acteurs publics, semi-privés et associatifs. Comment l'adoption de cette forme socio-technique inhabituelle dans l'administration s'opère-t-elle et que vient-elle déplacer à la frontière État/société ? Nous avons mené l'enquête à travers une série de vingt-trois entretiens, des observations de réunions de travail et l'analyse de littérature grise. Nos deux principaux résultats consistent à (1) expliquer l'adoption par l'action d'entrepreneurs de réforme dans un contexte d'incertitude technologique et (2) montrer que la forme du commun numérique – et en particulier la gouvernance partagée – a été abandonnée à l'arrivée d'une nouvelle majorité politique au profit d'une gestion plus souveraine, administrative et pro-marché de la BAN dans la perspective d'un État-plateforme.Few studies in political science and the sociology of the State have empirically examined the implementation of a digital commons by public actors. This article seeks to fill this gap, based on the case study of the National Address Database (BAN), launched in 2015. This public database is presented as a digital commons, open to citizen contribution, open access and democratically governed by public, semi-private and civil society actors. How did the adoption of this unusual socio-technical form in the administration take place and what did it shift in the boundary between the State and society? The author's survey consisted of a series of twenty-three interviews, observations of working meetings and analysis of grey literature. The two main findings: (i) explain the adoption by reform entrepreneurs in a context of technological uncertainty; and (ii) show that the form of the digital commons—and in particular shared governance—was abandoned with the arrival of a new political majority that preferred a more sovereign, administrative and pro-market management of the BAN, in the perspective of “government as a platform” (O'Reilly, 2010).
- Confier une décision vitale à une machine - Clément Henin p. 187-213 Depuis 2018, un algorithme développé par l'agence de la biomédecine établit l'ordre de proposition des greffons cardiaques, ressource vitale en quantité insuffisante pour les malades qui en ont besoin. Alors qu'ils sont amputés d'une partie de leur autonomie professionnelle, les médecins acceptent globalement ce système centralisé et automatique, bien que l'attribution semble imparfaite, car il est jugé préférable à une attribution humaine qui était largement manipulée par les centres de greffe. Le terrain permet d'observer de nouvelles pratiques dans les centres de greffe qui s'approprient le fonctionnement de l'algorithme afin de déployer des tactiques pour minimiser l'impact de l'algorithme et de participer aux discussions sur les évolutions du système automatique.Since 2018, an algorithm developed by the national biomedical agency has been setting the order of proposals for heart transplants, a vital resource of which the available quantities do not suffice to meet the needs. Even though it deprives them of part of their professional autonomy, doctors generally accept this centralized and automatic system. The allocation seems imperfect, yet it is deemed to be preferable to human allocation, which was largely manipulated by the transplant centres. Field research has revealed new practices in the transplant centres that appropriate the functioning of the algorithm in order to implement strategies to minimize its impact and to participate in discussions on the evolution of the automatic system.
- La « civic tech » et « la démocratie numérique » pour « ouvrir » la démocratie ? - Clément Mabi p. 215-248 Cet article postule que le déploiement d'une démocratie participative numérique, commodément appelée « démocratie numérique », peut être perçu comme un nouveau point d'ancrage de la gouvernementalité participative au sens où elle contribue à la diffusion d'une conception particulière du gouvernement par la participation, influencée par la culture numérique et ses principes d'auto-organisation, d'interactivité. Par l'étude du déploiement et de la trajectoire du mouvement dit des « civic tech » en France, il s'agit de montrer que le projet d'ouverture démocratique incarné par ces acteurs s'est progressivement refermé sur une logique de prestations, au service des institutions. Le « grand débat national » a joué un rôle de bascule dans cette trajectoire. Si une partie de la communauté s'est conformée à la demande gouvernementale d'équipement de la participation, le débat a également donné une visibilité inédite à des critiques qui ont contribué à faire émerger une lecture alternative du rôle des technologies numériques en démocratie.This paper posits that digital participatory democracy can be seen as a new anchor of participatory governmentality. Conveniently called “digital democracy”, its implementation contributes to the spread of a particular conception of government through participation, influenced by digital literacy and its principles of self-organization and interactivity. By studying the deployment and trajectory of the so-called “civic tech” movement in France, the aim is to show that the project of democratic openness embodied by the movement has gradually narrowed down to a logic of services, for the purposes of institutions. The “great national debate” triggered a shift in this trajectory. While part of the community complied with the government's request to facilitate participation, the debate also gave unprecedented visibility to critics who contributed to the emergence of a different view of the role of digital technologies in democracy.
- L'élaboration de la loi république numérique au gouvernement : Sociologie du travail politique des réformateurs numériques - Anne Bellon p. 23-53
Varia
- La mise en scène de l'invisibilité : Banksy comme cas-limite d'une sociologie des réputations artistiques - Pierre-Marie Chauvin p. 249-282 Réputation et visibilité vont généralement de pair. Le cas du street artiste Banksy permet d'interroger l'association paradoxale d'une grande réputation et d'une forte invisibilité de l'artiste. Cet article analyse le travail réputationnel accompli par Banksy à partir de son film Exit through the gift shop (Faites le mur !). En distinguant quatre modalités de réputation (notoriété, reconnaissance, renommée et visibilité), l'article examine ce film comme un dispositif de réputation original pour Banksy. Faux documentaire sur le street art, autoportrait qui se nie comme tel, critique acerbe du monde de l'art contemporain et de son fonctionnement, ce film participe à entretenir l'invisibilité et la réputation de l'artiste en alimentant et en faisant vivre une question : « Qui est Banksy ? »While renown and visibility generally go hand in hand, the case of the street artist Bansky allows us to critically examine the paradoxical combination of a great reputation and a high level of invisibility. This article analyses the reputational work accomplished by Banksy based on his film Exit through the gift shop (Faites le mur !). By distinguishing four modalities of reputation (fame, recognition, renown and visibility), the article examines this film as an original reputation device for Banksy. The film, a false documentary on street art, a self-portrait that denies being so, and a caustic critique of the contemporary art world and its functioning, contributes to maintaining the artist's invisibility and reputation by informing and sustaining a question: “Who is Banksy?”
- La mise en scène de l'invisibilité : Banksy comme cas-limite d'une sociologie des réputations artistiques - Pierre-Marie Chauvin p. 249-282
Notes de lecture
- Yoann DEMOLI, Pierre LANNOY, "Sociologie de l'automobile", Paris, La Découverte, coll. « Repères Sociologie », 2019, 123 p. - Étienne Faugier p. 283-289
- Phillip D. BROOKER, "Programming with Python for social scientists", Los Angeles, CA, Sage, 2020, 328 p. - Émilien Schultz p. 290-293