Contenu du sommaire : Patrimoines africains

Revue Politique africaine Mir@bel
Numéro no 165, 2022/1
Titre du numéro Patrimoines africains
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Dossier. Patrimoines africains : les performances politiques des objets

    • Introduction au thème. Patrimoines africains : dénaturaliser les objets, dénouer le politique - Alexandre Girard-Muscagorry, Marian Nur Goni p. 5-30 accès libre avec résumé
      Scène n° 1 Paris, le 26 septembre 20191. Disparition du président français Jacques Chirac et pluie d'articles célébrant, entre autres, l'« amoureux », le « promoteur » des « arts premiers », le « féru d'arts primitifs » dont le grand chantier culturel, qui porte désormais son nom, fut le musée du quai Branly. Dix ans après son ouverture au public, cette même institution présentait en 2016 l'exposition « Jacques Chirac ou le dialogue des cultures » visant à explorer « comment les fils d'un destin personnel croisent ceux de l'histoire des civilisations extra-européennes2 ». À ces hommages consensuels – qui ne s'embarrassaient pas d'une terminologie primitiviste que le musée en question cherche à éviter depuis son origine – venait répondre une tribune de Jean-Loup Amselle dans Libération faisant le lien entre le goût de Jacques Chirac pour ces arts – donnés à voir au musée du quai Branly « sous une forme esthétisée, vitrifiée et spiritualisée » – et sa politique intérieure et étrangère, voire ses déclarations sur les « bruits » et les « odeurs ». « À ces objets produits par des sauvages admirables, proches de la nature, mais d'un autre temps, correspondent, en négatif, les “sauvageons” des banlieues, ces sauvages dénaturés, ceux-là mêmes auxquels furent imputées les émeutes de novembre 20053. » Scène n° 2 Yaoundé, juillet 2015. Le président François Hollande effectue son premier voyage d'État au Cameroun, événement d'importance pour Paul Biya qui n'a pas reçu de président français depuis la visite de Jacques Chirac en 2001. Dans l'un des salons du palais présidentiel de Yaoundé, deux hommes présentent à François Hollande un important bronze doré représentant un cavalier que ce dernier s'empresse de commenter : « C'est nos ennemis ! » Afin de dissiper tout malentendu quant aux significations de cet objet, Paul Biya remet à son homologue une note descriptive du cadeau. « Cavalier intrépide… voilà, c'est parfait », corrige François Hollande à la lecture du document. Le flottement de la scène, qui vient quelque peu troubler l'extrême préparation de cet échange de présents par les services du protocole camerounais et français, révèle néanmoins la polysémie de la sculpture offerte. Celle-ci est commentée à la fois au regard de ses significations circonstancielles – les combattants de Boko Haram et la menace sécuritaire au Nord-Cameroun au menu des discussions officielles – et de sa symbolique plus générale – une référence au courage que se doit d'incarner un président en exercice. Produits à Foumban, capitale de la production artisanale du pays, ces bronzes imposants constituent l'un des objets classiques de la diplomatie camerounaise. Bien éloignée des canons esthétiques qui prévalent sur le marché des « arts premiers » en Occident, l'allure de ce cavalier n'est pas sans rappeler la statue monumentale du roi Njoya du palais de Foumban et permet de convoquer au cœur de la rencontre diplomatique une figure éminente de l'histoire camerounaise. Scène n° 3 Nairobi, mars 1976. La collection de Joseph Murumbi (1911-1990) – homme politique et militant anti-colonialiste et anti-impérialiste kényan évoluant dans un espace intellectuel panafricain – est acquise par l'État kenyan, avec sa maison de Muthaiga, son importante bibliothèque, ainsi que les papiers accumulés pendant ses années d'activité politique, tandis que la Kenya Gazette la déclare d'intérêt public. Au cours de sa brève carrière politique officielle (1963-1966), Murumbi contribue à fonder les Archives nationales du Kenya en 1966, estimant qu'« il est temps qu'en tant que pays indépendants, nous protégions par la législation ce qui nous appartient et ce qui devrait rester dans ce pays4 », en référence aux archives relatives à la période Mau Mau déplacées et détruites par les Britanniques avant l'indépendance. Dans le même esprit, Murumbi – qui affirme dans une interview de 1973 que le « patrimoine africain est notre responsabilité5 » – rêve alors que sa collection, constituée d'artefacts et d'œuvres d'artistes africains, d'ouvrages et de ses archives, devienne le cœur d'un centre panafricain d'études africaines permettant aux étudiant·e·s et chercheur·e·s du continent d'avoir accès in situ aux sources nécessaires à l'écriture de leur propre histoire. Ce ne sera finalement que trente ans plus tard, en 2006, grâce aux efforts du Murumbi Trust et d'une subvention de la Ford Foundation, que la Murumbi Gallery sera inaugurée aux mêmes Archives nationales du Kenya, donnant à voir une partie de la collection panafricaine que Murumbi avait commencée à constituer à la fin des années 1950.
    • Jeux de pouvoir et affrontements dans la patrimonialisation des biens coutumiers des chefferies bamiléké - Honoré Tchatchouang Ngoupeyou p. 31-48 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Dans l'Ouest du Cameroun, la patrimonialisation se traduit entre autres par l'ouverture de musées présentant les objets des chefferies bamiléké. Les fon (chefs) s'investissent dans la mise en place des musées et multiplient les partenariats aux niveaux national et international, avec des organisations non gouvernementales comme avec des acteurs étatiques nationaux. Cet article analyse les interactions et les luttes de pouvoir entre les acteurs impliqués dans ces projets depuis la fin des années 1990 et interroge leur signification politique. Il étudie la façon dont ces rapports de force influent sur la relation des acteurs locaux aux objets des chefferies et sur les modalités de leur conservation.
      In West Cameroon, the heritage-making processes of customary property is reflected in the opening of museums presenting the Bamileke chieftaincies' objects. The fon (chiefs) are involved in the establishment of museums and are multiplying their partnerships at the national and international levels, with nongovernmental organizations as well as with national state actors. This article analyzes the interactions and power struggles between the actors involved in these projects since the late 1990s and questions their political significance. It examines how these power relations influence local actors' relationship with the chieftaincies' objects and the modalities of conservation.
    • D'une compétition l'autre : le Zaouli gouro, le patrimoine immatériel et le politique - Claudie Haxaire p. 49-71 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Performance de masques gouro, Zaouli a été inscrit au patrimoine immatériel de l'Unesco en 2017, accomplissement d'un parcours international au départ duquel nous retrouvons le premier président de la Côte d'Ivoire, Félix Houphouët-Boigny. Cet article étudie le rôle joué par les premiers députés qui favorisèrent la carrière internationale des troupes de leur territoire, puis par les hommes politiques et leurs administrations dans la « festivalisation » et la patrimonialisation de cette tradition. Différentes versions de cette performance ont émergé, polysémiques, simplifiées ou « canonique » – celle que la patrimonialisation a exhumée. Les chorégraphes contemporains s'en saisissent. Les performances de Zaouli, figure de l'alliance et de la paix, survenaient après que son ancêtre sacré laid Zàùlì (tons bas) ait assaini l'espace de tous dangers nés de conflits non résolus. Il s'agissait de deux temps différents, ce que font mine d'oublier les jeunes de l'un des villages qui ont rabattu les deux figures sur une version hybride, qu'entérine le processus de patrimonialisation. Extraire Zaouli de son contexte occulte les conflits dont il marquait la résolution. Quand la nation de paix dont Zaouli est l'un des emblèmes paraît une utopie que l'histoire ne cesse de mettre à mal, cette distinction est essentielle.
      Zaouli, a masked dance performed by the Guro people, was inscribed on UNESCO's intangible cultural heritage list in 2017. This marked the completion of a journey put in motion by the first president of the Ivorian nation, Félix Houphouët-Boigny. This article examines the role of the first deputies who promoted the international trajectory of their territory's dance troupes, the role of the politicians and their administrations in the “festivalization” and heritage-making processes of this tradition, as well as their consequences. It shows how different versions of this performance have emerged, from the most polysemic to the most simplified or “canonical,” the latter of which has been exhumed by heritage-making processes. Contemporary choreographers have been inspired to incorporate it into their dances. Zaouli's performances, a figure of alliance and peace, used to come after his ugly sacred ancestor Zàùlì (low tones) had cleansed the space of any danger born of unresolved conflicts. These performances used to take place at two different times, but the young people of one of the villages pretended to forget this. They merged the two figures to form a hybrid version, which has since been validated by the heritage-making processes. Extracting Zaouli from its context obscures the very real conflicts of which it marked the solution. At a time when the nation of peace (of which Zaouli is one of the emblems) seems a utopia that history continues to undermine, this distinction is essential.
    • Le cadeau dans les relations diplomatiques du royaume du Danhomè au XIXe siècle - Gaëlle Beaujean p. 73-94 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article se penche sur le parcours et l'aura politique des cadeaux diplomatiques au xixe siècle entre les rois du Danhomè et les ambassades non africaines. Les relations commerciales entre le Danhomè et deux autres continents se nouent au début du xviiie siècle autour de la déportation d'esclaves vers l'Amérique. Au début du xixe siècle, à l'heure de l'abolition de la traite, des ambassades se déplacent pour négocier. Des échanges de cadeaux marquent le début et la fin des tractations. Les présents renseignent sur la perception que le donateur se fait du goût de son destinataire, sur la performance de l'objet dans la relation politique et le processus transculturel de l'objet.
      This article looks at the history and political aura of diplomatic gifts in the nineteenth century between Danhomè kings and non-African embassies. Commercial relations between Danhomè and two other continents were established at the beginning of the eighteenth century around the deportation of slaves to America. At the beginning of the nineteenth century, when the slave trade was abolished, embassies traveled to negotiate. Exchanges of gifts marked the beginning and end of the negotiations. The gifts provide information about the giver's perception of the recipient's taste, the object's performance in the political relationship, and the object's transcultural process.
    • Négociations et « influence » sur le terrain des arts : un échange d'objets entre la France et le Sénégal dans les années 1960 - Coline Desportes p. 95-115 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      À partir de documents d'archives inédits, cet article retrace l'histoire, les conditions et les modalités d'un échange de tapisseries françaises contre des objets d'Afrique, opéré en 1966-1967 par la France et le Sénégal. Il analyse le rôle attribué aux objets par les deux pays, leurs valeurs symboliques et les négociations philosophiques et politiques qu'impliquait un tel échange, à l'heure des indépendances africaines, de la Françafrique et de la guerre froide. Il s'agit notamment de comprendre le choix du médium et de la technique de la tapisserie à l'aune de l'agenda politique et culturel du premier président sénégalais, Léopold Sédar Senghor (1906-2001).
      Based on unpublished archives, this paper examines the background, conditions, and modalities of an exchange of French tapestries for African objects, which took place in 1966–1967 between France and Senegal. It analyzes the role attributed to the objects by the two countries, their symbolic values, and the philosophical and political negotiations involved in this exchange, at a time of independence in Africa, Françafrique, and the Cold War. The aim is to understand why the medium and technique of the tapestry were chosen in light of the political and cultural agenda of the first Senegalese president, Léopold Sédar Senghor (1906–2001).
    • Palimpseste centrafricain. Ruines et mémoires au « musée Boganda » de Bangui - Andrea Ceriana Mayneri p. 117-142 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Les violences qui ont cours en Centrafrique se sont répercutées sur le musée national des arts et traditions populaires « Barthélemy Boganda » de Bangui. Le bâtiment a été pillé et les collections ont été remisées dans des caisses en bois où la plupart d'entre elles continuent de se dégrader. Les initiatives qui visent une réouverture insistent sur la promotion de la mémoire du passé pour appuyer le rétablissement de la cohésion sociale dans un pays divisé par des conflits intercommunautaires. En reconstituant la trajectoire de l'institution muséale, depuis sa fondation au milieu des années 1960, on interroge la manière dont elle a véhiculé un récit sur le passé qui s'est superposé, en les oblitérant, sur d'autres expériences du temps et d'autres usages de la mémoire qui ont cours parmi les populations. Ces pages défendent l'importance de penser l'échec d'un projet muséal, la place de l'iconoclasme, celle de la ruine et de la destruction d'artefacts, au moment où les débats sur les « restitutions » d'objets culturels s'intensifient.
      The ongoing violence in the Central African Republic has impacted the «Barthélemy Boganda» National Museum of Popular Arts and Traditions in Bangui. The institution was victim of looting and the collections were removed and secured into wooden boxes where most of them have been deteriorating. Initiatives aimed at reopening the museum emphasize the necessity to promote the memory of the past to bolster the restoration of social cohesion in a country divided by intercommunity conflicts. By reconstructing the trajectory of the museum since its foundation in the mid-1960s, this paper investigates how this institution has forged a narrative on the past that has been superimposed on and obliterated other experiences of time and other uses of memory widespread among the populations. It is argued here that it is crucial to think the failure of a museum project, the place of iconoclasm, the place of ruins and of the destruction of artefacts, at a time when debates on the «restitution» of cultural objects are arising.
    • “We Shall Be Telling our own Stories”: Bernie Grant, the Africa Reparations Movement, and the Restitution of the Benin Bronzes - Cresa L. Pugh p. 143-166 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      During the 1990s, Labour Party MP Bernie Grant and the Africa Reparations Movement (ARM-UK) debated the fate of a collection of artefacts in British museums that had been plundered from the Kingdom of Benin by British forces in 1897. This collection became a prism through which links between entitlement to cultural heritage, constructions of national identity, and claims to historical memory were understood. This paper traces the efforts of Grant and his colleagues working with ARM-UK to reveal the forms of cultural and political power that the Benin bronzes carried with them in the postcolonial context. By contesting the ownership of these objects, the parties appropriated the meaning of the bronzes to signal their commitment to their ideological, political, and moral viewpoints. Alongside transnational political activists, Grant and his colleagues advocated for the repatriation of the bronzes and renewed the discourse on the state of neocolonial relations between Britain and Nigeria.
      Au cours des années 1990, le député du parti travailliste Bernie Grant et l'Africa Reparations Movement (ARM-UK) ont mis en débat le sort d'une collection d'artefacts conservés dans les musées britanniques et qui avaient été pillés au Royaume de Benin en 1897 par les forces britanniques. Cette collection a constitué un prisme à travers lequel penser l'articulation entre le droit à disposer du patrimoine culturel, la construction des identités nationales et les revendications mémorielles. Cet article retrace les efforts de Grant et de ses collègues travaillant avec l'ARM-UK pour mettre en lumière les formes de pouvoir culturel et politique que les bronzes de Benin ont véhiculées dans un contexte postcolonial. En contestant la propriété de ces objets, les partis se sont emparés de la signification des bronzes pour afficher leurs engagements idéologiques, politiques et moraux. Aux côtés d'activistes politiques transnationaux, Grant et ses collègues ont plaidé pour le rapatriement des bronzes et généré un nouveau discours sur le caractère néocolonial des relations entre la Grande-Bretagne et le Nigeria.
    • Penser le rapatriement du patrimoine audiovisuel africain avec la Recommandation de l'Unesco de 1980 : les apports d'un vieux débat intergouvernemental (1974-1991) - Flora Losch p. 167-186 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Alors que le patrimoine audiovisuel conservé par la France et lié à ses anciennes colonies d'Afrique n'a pas été intégralement restitué aux États africains, cet article propose de revenir sur le processus d'élaboration et d'évaluation de la Recommandation de l'Unesco pour la sauvegarde et la conservation des images en mouvement de 1980. Cet instrument international contient en effet des dispositions relatives aux enregistrements audiovisuels réalisés durant la période coloniale, dont les termes méritent d'être reposés à l'aune du nouveau contexte technologique et politique.
      While the audiovisual heritage held by France and related to its former colonies in Africa has not entirely been returned to the African States, this article seeks to revisit the production and assessment process of the 1980 UNESCO Recommendation for the safeguarding and preservation of moving images. This international instrument in fact includes provisions related to audiovisual recordings produced during the colonial period, the terms of which deserve to be reexamined in the light of the new technological and political context.
    • Les bo des Agoojiée / Les amulettes des amazones. Le retour d'un matrimoine oublié ? - Saskia Cousin, Sara Tassi, Madina Yêhouétomé p. 187-220 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      À partir du cas des « amulettes des amazones » (bo des agoojiée) conservées au musée du quai Branly-Jacques Chirac, cet article porte sur la domination masculine et coloniale à l'œuvre dans la constitution des collections comme dans les processus actuels de restitution. Croisant les sources écrites et orales, il reconstitue l'histoire de la « récolte » de ces amulettes pendant la guerre oubliée de 1890, retrace leur parcours muséal et restitue les savoirs et les mémoires des actuelles reines et amazones (agoojiée) d'Abomey. La subversion dans le genre que représentent les agoojiée et leur bo autorise à repenser la question patrimoniale à l'aune des matrimoines que représentent ces savoirs-puissances.
      Based on the case of the “amulets of the Amazons” (bo of the Agoojiée) kept at the musée du quai Branly-Jacques Chirac, this article examines the male and colonial domination at work in the constitution of the collections as well as in the current restitution processes. By cross-referencing written and oral sources, this article reconstructs the history of the “gathering” of these amulets during the forgotten war of 1890, traces their journey through the museum, and restores the knowledge and memories of the current queens and Amazons (Agoojiée) of Abomey. The subversion of the genre represented by the Agoojiée and their bo, allows us to rethink the question of heritage in light of the “matrimoines” represented by these knowledge-powers.
  • Lectures