Contenu du sommaire : Entre politique et philosophie : l'édition des philosophes « classiques » en France au XIXe siècle
Revue | Astérion |
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Numéro | no 26, 2022 |
Titre du numéro | Entre politique et philosophie : l'édition des philosophes « classiques » en France au XIXe siècle |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Dossier
- Pourquoi édite-t-on les philosophes « classiques » en France au XIXe siècle ? - Félix Barancy L'édition des philosophes n'est pas conçue au XIXe siècle comme une tâche subalterne ou indifférente au travail philosophique lui-même. Mais elle n'est pas non plus réductible à des enjeux politiques, où il s'agirait seulement de se constituer des alliés et des ennemis dans une histoire réactualisée de la philosophie. Elle est au contraire pensée comme une pratique philosophique en elle-même. Les six études de ce dossier rendent compte de cette singularité de l'édition philosophique des classiques au XIXe siècle en France.French philosophers from the 19th century did not consider editorial tasks to be unedifying, nor indifferent to philosophical work itself. But political criteria are not sufficient to analyse them as actions. Editors did not only aim at distinguishing fiends and friends in an actualized history of philosophy, they also assumed their work was philosophical in itself. The six papers of this dossier underline the singularity of philosophical edition as a philosophical practice in 19th century France.
I. Les conditions du devenir philosophique
- De Didot (an III) à Laboulaye (1879) : l'avènement philosophique de Montesquieu - Catherine Volpilhac-Auger À la fin du XVIIIe siècle, l'édition des œuvres de Montesquieu relève encore de la polémique, avec l'édition de 1759 (remarques « anonymes » de Luzac) puis celle de Didot (1795), qui prétend s'appuyer sur Helvétius, ou de l'hagiographie, avec l'édition Plassan (1796-1797). Le XIXe siècle développe une pratique commercialement utile, mais aussi intellectuellement intéressante, qui consiste à juxtaposer les notes critiques extraites de divers commentateurs : l'œuvre devient ainsi matière à débat, en un temps (après la Restauration) où Montesquieu revient en grâce, tandis que se multiplient les éditions qui ne peuvent guère se différencier que par cet apparat critique hétéroclite. Les Œuvres complètes dues à Laboulaye (1875-1879) marquent une véritable rupture : se conjuguent la formation juridique et les positions politiques de ce partisan d'une monarchie constitutionnelle, mais surtout le désir d'entrer dans la pensée de Montesquieu plutôt que de la critiquer superficiellement, pour mieux y introduire le lecteur. C'est à ces conditions que l'œuvre ainsi éditée peut devenir proprement philosophique.At the end of the 18th century, the publication of Montesquieu's works remained either a controversial issue (see the anonymous “remarques” of Luzac in 1759 and Didot, 1795, who purported to be inspired by Helvetius) or a hagiographic one, such as the Plassan edition (1796-1797). In the 19th century a new approach was developed, with both commercial and intellectual benefits. It consisted in compiling critical notes from various commentators. As Montesquieu returned to favour after the “Restauration”, this type of critical apparatus allowed for debating his work as well as for publishers to stand out from the competition. Laboulaye's Œuvres complètes (1875-1879) represents a major break. He tried to reconcile his political views as a supporter of the Constitutional Monarchy with his desire to introduce his readers to Montesquieu's thought, rather than to carry out superficial criticism. Under these conditions only, could Montesquieu's works be considered philosophical.
- Agir en éditant. Les éditions de Pascal dans la seconde moitié du XIXe siècle et la formation du canon philosophique - Félix Barancy Les éditions et traductions représentent une part très importante du travail des philosophes français du XIXe siècle. Loin d'être envisagées comme des tâches subalternes, celles-ci sont comprises par leurs auteurs comme des œuvres elles-mêmes philosophiques. Dans cet article, nous montrons que pour pouvoir les considérer comme telles, il faut pouvoir identifier les raisons qui poussent l'auteur à s'intéresser à celui qu'il édite ainsi que les effets qu'il attend de sa publication dans le champ philosophique. En nous concentrant sur le cas de Blaise Pascal dans la seconde moitié du XIXe siècle, nous mettons en évidence la manière dont la question de son intégration au « canon » de la philosophie a conduit des philosophes étrangers, voire hostiles à sa pensée, à l'éditer : Ernest Havet et Léon Brunschvicg. Alors, il ne s'agissait pas pour eux de se déclarer « contre » Pascal, mais d'intégrer, en en pensant les spécificités, une édition de ses textes à leur propre projet philosophique.Editions and translations were a major part of the work of French philosophers in the 19th century. They were not considered trivial tasks but philosophical works unto themselves. In this article, I show that to be considered as such, it is necessary to identify the reasons that would spark an author's interest in the text he was publishing and the effects he expected from its publication in the philosophical field. I focus on the case of Blaise Pascal in the second half of the 19th century. My goal is to underline that the matter of Pascal's inclusion or exclusion from the philosophical “canon” led two philosophers, who were hostile to his thought, to publish Pascal's Pensées: Ernest Havet and Léon Brunschvicg. Their aim was not to declare themselves “against” Pascal but rather to integrate their edition of his texts into their own philosophical projects.
- De Didot (an III) à Laboulaye (1879) : l'avènement philosophique de Montesquieu - Catherine Volpilhac-Auger
II. Les éditions au cœur de querelles juridictionnelles
- Un livre « utile en ce moment » : l'édition de Buffier comme pratique idéologique au XIXe siècle - Louis Rouquayrol Le Traité des premières vérités (1724) de Claude Buffier connaît, au XIXe siècle, deux éditions. L'une, d'inspiration catholique, insiste sur la continuité entre la philosophie du sens commun du jésuite et le principe d'autorité de Félicité de Lamennais. L'autre, qui émane de l'école cousinienne, insiste au contraire sur la dette de l'école écossaise du Common Sense à l'égard de l'œuvre de Buffier. L'une et l'autre cherchent à dissocier Buffier de la philosophie dont il se sentait peut-être le plus proche, mais qui préfigure à bien des égards tous les excès (sensualisme, matérialisme, athéisme) du XVIIIe siècle que catholiques et cousiniens combattent : celle de Locke. Par leurs défauts, ces deux éditions ne nous apprennent pas grand-chose sur le Traité des premières vérités, mais disent en revanche beaucoup des luttes idéologiques dont le XIXe siècle a été le théâtre.Claude Buffier's Traité des premières vérités (1724) was published twice in the 19th century. The first was a Catholic edition (1822) emphasising the continuity between the Jesuit philosophy of common sense and Félicité de Lamennais' principle of authority. Conversely, the other edition, of the Cousinian school (1843), stressed the debt of the Scottish school of Common Sense to Buffier's work. Both editions sought to dissociate Buffier from the philosophy to which he perhaps felt the closest, but which in many ways prefigured all the excesses (sensualism, materialism, atheism) of the 18th century against which Catholics and Cousinians fought: that of Locke. Because of their shortcomings, these two editions do not tell us much about the Traité des premières vérités, but they do tell us a lot about the ideological struggles of the 19th century.
- Publier Spinoza dans la France du XIXe siècle - Pierre-François Moreau Deux traductions presque complètes des œuvres de Spinoza sont publiées dans la France du XIXe siècle. Leurs choix philosophiques réfractent les conflits intellectuels de l'époque : au spiritualisme cousinien de Saisset s'oppose la lecture matérialiste et républicaine de Prat.Two nearly complete translations of Spinoza's works were published in 19th century France. Their philosophical choices refract the intellectual conflicts of the period. Saisset's Cousinian spiritualism confronts Prat's materialist and republican interpretation.
- Un livre « utile en ce moment » : l'édition de Buffier comme pratique idéologique au XIXe siècle - Louis Rouquayrol
III. Les éditions comme lieu d'expression d'une philosophie
- Les éditions des philosophes écossais par Théodore Jouffroy. Mouvement historique et réforme philosophique - Laurent Clauzade Le travail éditorial de Théodore Jouffroy s'est exclusivement attaché à présenter et à traduire les auteurs écossais : les Esquisses de philosophie morale de Dugald Stewart, et les Œuvres complètes de Thomas Reid. Cette étude essaie de déterminer le sens de ce travail, que Jouffroy ne concevait pas comme une contribution à l'histoire de la philosophie, mais plutôt comme une réflexion sur la nature et l'organisation des sciences philosophiques. La première partie de cette étude décrit le contexte historique complexe dans lequel ces éditions ont été élaborées. La seconde partie montre, à partir de la préface aux œuvres complètes de Reid, comment les rapports entre Jouffroy et l'éclectisme cousinien ont évolué.Théodore Jouffroy's editorial work was exclusively devoted to the introduction and translation of Scottish philosophers: Dugald Stewart's Outlines of Moral Philosophy, and Thomas Reid's Complete Works. Our study attempts to determine the meaning of these editions, which Jouffroy did not conceive as a contribution to the history of philosophy, but rather as a reflection on the nature and organisation of philosophical sciences. In the first section of this paper I describe the complex editorial context in which these editions were developed. In the second part, I show, mainly on the basis of the preface to Thomas Reid's Complete Works, how the relationship between Jouffroy and Victor Cousin evolved.
- Les éditions scolaires de la Monadologie de Leibniz et la réforme des programmes de l'enseignement de 1880 : entre polémique et philosophie - Romain Hacques En étudiant les éditions scolaires publiées à l'occasion de la mise au programme de la Monadologie en 1880, on montrera comment le contexte intellectuel et politique façonne les interprétations de Leibniz et en quoi ces dernières peuvent être considérées comme des prises de position philosophiques. On montrera comment la figure de Leibniz est utilisée pour défendre la laïcité, pour lutter contre l'éviction de la métaphysique par les sciences positives, pour fonder l'autonomie de la morale, mais aussi comment les éditeurs en font une ressource pour nourrir leur propre pensée. L'édition et le commentaire des classiques contribuent donc à un débat d'ordre politique et intellectuel dont on reconstituera les acteurs et les enjeux. L'objectif de cette étude est ainsi de considérer philosophiquement ces éditions scolaires et de montrer l'importance du contexte d'époque pour la pratique de l'histoire de la philosophie.By studying the school editions of Leibniz's Monadology published on the occasion of this work's introduction to school programmes in 1880, we will demonstrate two points. First, how the intellectual and political context shapes the interpretations of Leibniz. Then, how these editions can be considered as philosophical positions. We will show how the figure of Leibniz is used to defend secularism, to fight against the eviction of metaphysics by the positive sciences and to found the autonomy of morality. We will also consider how publishers use it as a resource to fuel their own philosophical thought. Editing and commenting the classics contributes to a political and intellectual debate whose actors and issues will be retraced. Thus, the objective of this study is to consider these school editions from a philosophical point of view, and to show the importance of the context of the period for the practice of the history of philosophy.
- Les éditions des philosophes écossais par Théodore Jouffroy. Mouvement historique et réforme philosophique - Laurent Clauzade
- Pourquoi édite-t-on les philosophes « classiques » en France au XIXe siècle ? - Félix Barancy
Varia
- Foucault et la phronesis : les cas à l'épreuve de la singularité - Raphaëlle Burns Cet article propose de retracer dans l'œuvre de Foucault la présence d'un engagement critique discret mais continu avec la catégorie aristotélicienne de la phronesis. Au cours des années 1970, Foucault consacre ses recherches à de nombreuses instances de la techné, savoir pratique proche mais distinct de la phronesis. S'il ne mentionne pratiquement pas cette dernière, nous montrerons cependant que ce non-dit est tout sauf un impensé. C'est par un travail de et sur la phronesis que Foucault pensera la complexité des savoirs pratiques et négociera la distinction entre sa propre méthode, dite « généalogique », et les méthodes qu'il prend pour objet. Nous verrons que cette distinction s'articule autour d'un second doublet, celui du cas et de la singularité – une distinction qui prend tout son sens lorsqu'elle est passée au crible de la triade aristotélicienne du savoir : épistémè, techné et phronesis. Nous verrons que la notion foucaldienne de singularité, loin d'être identique au cas particulier, en constitue plutôt le principe de différence interne. En substituant une herméneutique de la singularité à une herméneutique du particulier, Foucault s'autorise à penser une phronesis renouvelée pour les temps présents.This article proposes to trace the presence of a discreet but continuous critical engagement with the Aristotelian category of phronesis in Foucault's work. During the 1970s, Foucault's research was devoted to several instances of techne, a form of practical wisdom close to, yet distinct from, phronesis. Although he hardly mentions the latter, we will show that this omission is anything but an oversight. It is through the work of phronesis and on phronesis that Foucault thinks the complexity of practical wisdom and negotiates the distinction between his own “genealogical” method and the methods that he studies. We will see that this distinction is articulated around a second doublet, that of the case and the singularity—a distinction whose meaning becomes clear once it is scrutinised through the lens of the Aristotelian triad of knowledge: episteme, techne, and phronesis. We will see that the Foucauldian notion of singularity, far from being identical to the particular case, constitutes rather its principle of internal difference. By substituting the hermeneutics of singularity for the hermeneutics of the particular, Foucault is able to articulate a renewed phronesis adapted to the present moment.
- Le libéralisme, combien de divisions ? - Bernard Quiriny Le libéralisme est une famille politique très vaste qui, si on la prend au sens large, réunit des auteurs aux positions diverses dont le seul point commun est l'attachement à la liberté. Il est alors indispensable, pour s'y repérer, de trouver des critères de classement. Les possibilités sont multiples : les libéraux peuvent être classés par nationalité, par époque, par champ d'intérêt privilégié (libéralisme économique, politique), etc. Le présent article propose de les classer selon deux critères, la conception de la liberté d'une part, le fondement utilitariste ou jusnaturaliste de l'attachement à la liberté d'autre part. Ces deux critères génèrent une grille de lecture opératoire en six catégories qui, sans épuiser le libéralisme, met en évidence des fractures décisives en son sein.Liberalism is a very broad political family which, if taken in the broadest sense, brings together authors with diverse positions whose only common point is their attachment to freedom. Therefore, to find one's way around in this political family, it is essential to establish classification criteria. There are many possibilities: Liberals can be classified by nationality, by period, by preferred field of interest (economic liberalism, political liberalism), etc. This article proposes to classify them following two criteria, the conception of freedom on the one hand, and the utilitarian or jusnaturalist basis of the attachment to freedom on the other. These two criteria generate an operational grid of six categories which, without exhausting liberalism, highlights decisive fractures within.
- Gouverner les hommes : généalogie de la violence chez Ibn Khaldûn - Cédric Molino-Machetto Ibn Khaldûn a souvent été présenté comme un précurseur du matérialisme historique : le Machiavel ou le Marx arabe du XIVe siècle. Matérialiste, il l'est indéniablement dans sa méthodologie : l'origine du pouvoir est pensée à partir de la nécessité de contraindre les hommes à coopérer pour qu'ils puissent se reproduire dans leur existence matérielle. Mais à partir de son étude anthropologique des sociétés tribales et des sociétés étatiques, il a développé une analyse originale du pouvoir et de son corollaire : la violence. Le politique peut se concevoir, à partir de l'œuvre d'Ibn Khaldûn (de sa Muqaddima en particulier), comme l'organisation et la coordination de la violence. Celle-ci est vectrice d'unité sociale grâce à l'esprit de corps dans les sociétés tribales en étant dirigée vers l'extérieur : l'attaque des tribus ennemies et la défense de la communauté. Dans les sociétés étatiques, l'affaiblissement de l'esprit de corps nécessite l'établissement d'une autorité politique (wazi'), qui dirige la violence vers l'intérieur comme régulation de l'agressivité naturelle. Loin d'être la négation du politique, la violence est consubstantielle au politique : elle est la condition de possibilité de la préservation d'une totalité et d'une unité sociales. Lorsqu'un groupe social perd sa capacité de violence, la communauté s'effondre, à l'image de la ville de Damas ravagée par les troupes de Tamerlan sous les yeux impuissants du philosophe.Ibn Khaldûn has often been presented as a precursor of historical materialism: the Machiavelli or the Arab Marx of the 14th century. He is undeniably materialistic in his methodology: the origin of power is thought to stem from the need to force men to cooperate so they can reproduce their material existence. But from his anthropological study of tribal societies and state societies, he developed an original analysis of power and of its corollary: violence. Politics can be conceived of, from the work of Ibn Khaldûn (his Muqaddima in particular), as the organisation and coordination of violence. Violence is a vector of social unity, thanks to the esprit de corps in tribal societies, because it is directed outwards: the attack of enemy tribes and the defence of the community. In state societies, the weakening of the esprit de corps requires the establishment of a political authority (wazi'), which directs violence inwards to regulate natural aggressiveness. Far from being the negation of politics, violence is consubstantial with politics: it is the condition to the possibility of preserving a totality and a social unity. When a social group loses its capacity for violence, the community collapses, just like the city of Damascus ravaged by the troops of Tamerlane before the helpless eyes of the philosopher.
- Foucault et la phronesis : les cas à l'épreuve de la singularité - Raphaëlle Burns