Contenu du sommaire : Civilité et désobéissance civile à Taïwan

Revue Monde Chinois Mir@bel
Numéro no 70-71, 2022/3-4
Titre du numéro Civilité et désobéissance civile à Taïwan
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  • Éditorial

  • Dossier. Civilité et Désobéissance Civile à Taïwan : la littérature comme puissance hétérotopique

    • Sa Majesté des Bulles : enfance et communautés hétérotopiques chez Kao Yi-feng 高翊峰 - Gwennaël Gaffric p. 10-26 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais avec indexation
      Paru en 2014, alors qu'éclatait au même instant le mouvement dit des « tournesols » (太陽花運動 taiyanghua yundong) à Taïwan, le roman La Guerre des bulles (泡沫戰爭 Paomo zhanzheng) de Kao Yi-feng 高翊峰 a été interprété par certains critiques comme une fable prémonitoire des mouvements taïwanais de désobéissance civile. Dans ce roman absurde et fantastique, réécriture assumée de Sa Majesté des mouches de William Golding, l'auteur y narre effectivement l'histoire d'un bataillon organisé d'enfants prenant le contrôle d'un faubourg de montagne, en réaction à l'incapacité des adultes de régler les problèmes d'approvisionnement en eau de la communauté. Au-delà du rapprochement avec les mouvements sociaux insulaires, l'auteur posé néanmoins la question de la conception et de la subversion par des enfants des normes sociales. En m'appuyant sur une lecture de La Guerre des bulles, ainsi que sur le précédent roman de Kao Yi-feng, L'Asile des illusions (幻艙 Huancang, 2011) et son roman suivant 2069 (2019), où la question de l'enclos et de la perversion des règles de vie en communauté étaient tout aussi primordiales – je propose ainsi dans ce chapitre de discuter les désirs « hétérotopiques » (au sens de Michel Foucault) de réappropriation de l'espace et de ses significations tels qu'ils émergent dans la littérature de Kao Yi-feng, à la lumière du contexte taïwanais.
      Released in 2014, at the same time as the so-called “sunflower” movement (太陽花運動 taiyanghua yundong) in Taiwan was breaking out, the novel The Bubble War (泡沫戰爭 Paomo zhanzheng) by Kao Yi-feng 高翊峰 has been interpreted by some critics as a prescient fable of Taiwan's civil disobedience movements. In this absurd and fantastic novel, which is an assumed rewriting of William Golding's Lord of the Flies, Kao Yi-feng tells the story of an organized battalion of children taking control of a mountain suburb, in reaction to the inability of adults to solve the community's water supply problems. Beyond the connection to island social movements, Kao nevertheless poses the question of children's understanding and subversion of social norms. Based on a reading of The Bubble War, as well as Kao Yi-feng's previous novel The Asylum of Illusions (幻艙 Huancang, 2011) and his subsequent novel 2069 (2019), where the question of enclosure and the perversion of the rules of community life are central, I discuss in this chapter the ”heterotopic” (in Michel Foucault's sense) desires to reappropriate space and its meanings as they emerge in Kao's literature, in light of the Taiwanese context.
    • Mouvements sociaux et littérature : l'émergence de formes alternatives de civilité et le mouvement des Tournesols de 2014 à Taïwan comme cas d'étude - Jean-Yves Heurtebise, Lin Wei-Chun p. 27-42 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais avec indexation
      Le but de cet article est de continuer l'analyse critique des relations établies entre littérature et « civilité » par Hélène Merlin-Kajman à travers une perspective deleuzienne de la littérature et foucaldienne de la civilité et en prenant pour exemple les relations entre innovations littéraires et mouvements sociaux dans la société taïwanaise contemporaine. Le problème du rapport de la littérature à la civilité dans son rapport à la démocratie sera analysé à travers le cas d'étude d'un mouvement social taïwanais pensé comme hétérotopie linguistico-politique qui ouvre la voie à la construction d'une civilité redistribuant les lignes de forces entre conception gouvernementale de la civilité comme ordre et conception sociale de la civilité comme lien.
      The purpose of this article is to approach the analysis of the relationships established between literature and “civility” by Hélène Merlin-Kajman through a Deleuzian perspective of literature and a Foucauldian perspective of civility. The problem of the relationship of literature to civility in its relation to democracy will be analyzed through the case study of a Taiwanese social movement defined in terms of linguistic-political heterotopia which opens the way to the construction of a civility redistributing lines of force between the governmental conception of civility as order and the social conception of civility as a bond.
    • De la rudesse du prunus à la patate douce : Ou le « procès de civilisation » à l'œuvre à Taïwan à travers le symbolisme végétal dans les discours sur l'éducation et les manuels de littérature - Ivan Gros, Joanne Boisson, Chia-Ping Kan p. 43-81 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
      Cette étude collective s'appuie sur la combinaison de plusieurs compétences, critique littéraire, linguistique et informatique. Elle montre une corrélation possible entre enseignement de la littérature et civilité à Taïwan, en se focalisant sur l'étude des métaphores végétales présentes dans les manuels scolaires de mandarin. Elle est précédée d'une introduction qui insiste sur l'originalité d'un tel protocole de recherche en discutant la théorie littéraire de la transitionnalité, en montrant la pertinence de l'étude des métaphores végétales dans les manuels scolaires traditionnellement associées aux discours sur l'éducation, en justifiant l'intérêt pour l'histoire des manuels scolaires taïwanais depuis 1950 à nos jours, et en expliquant le traitement d'un vaste corpus de texte par l'outil informatique, particulièrement performant pour l'analyse critique. L'étude consiste alors à classer et analyser les métaphores végétales contenues dans les textes de ces manuels scolaires. On y distingue un grand nombre de métaphores culturellement importées et imposées aux jeunes consciences par l'instruction obligatoire dans un cadre autoritaire. Ce procédé d'endoctrinement disparaît peu à peu à la faveur des transformations du régime au profit de visions plus respectueuses de l'identité taïwanaise. Recueillir les métaphores auxquelles des générations successives d'élèves taïwanais ont été exposées dans les salles de classe permet d'observer l'évolution des normes et de discuter le concept de « procès de civilisation » forgé par Norbert Elias, avec le passage d'un symbolisme au service d'une civilité-étiquette propre à un discours de propagande (par exemple la fleur de prunus, symbole de la République de Chine) à une symbolique au service d'une conception renouvelée de la civilité qui rend possible le mécanisme de transitionnalité nécessaire au projet démocratique (telle que la patate douce, figurant communément Taïwan).
      This collective study results from a collaboration between literary criticism and computational linguistics researchers. It shows a correlation between the teaching of literature and the transformations of civility in Taiwan, focusing on the analysis of plant metaphors in Mandarin textbooks. The first part of this article explicits the methodological choices that were made: we first discuss the theory of transitionality, showing the relevance of the studying of plant metaphors traditionally associated with discours on education; and then retrace the construction of a digitalized corpus of Taiwanese textbooks from 1950 to 2018 and its exploration in order to find the relevant metaphors for a critical analysis. The core of the study then consists in classifying and analysing the plant metaphors found in the textbooks. There are a large number of metaphors culturally imported and imposed on young consciences by compulsory education in an authoritarian framework. This process of indoctrination gradually disappeared with the transformations of the regime in favour of more plural visions of Taiwanese identity. Collecting metaphors to which successive generations of taiwanese pupils were exposed in classrooms allows us to observe the evolution of standards and discuss Norbert Elias concept of civilising process, with the transition from a symbolism in the service of a civility-etiquette specific to a propaganda discourse (for example the prunus flower, symbol of the Republic of China) to a symbolism at the service of a renewed conception of civility which makes possible the mechanism of transitionality necessary for the democratic project (typically the sweet potato, commonly figuring Taiwan).
    • Civilité : un concept en dialogue - Hélène Merlin-Kajman p. 82-97 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais avec indexation
      Il s'agit ici de faire le va-et-vient entre différents sens du mot « civilité », et les différents ancrages culturels de la réflexion (Europe, Asie). Dans les sociétés occidentales, l'opinion s'accorde pour diagnostiquer une crise de la civilité. Il semble que rien de tel n'existe à Taïwan et les chercheurs invités à observer la littérature et les productions artistiques voire politiques de l'île à la lumière de ce concept se heurtent à plusieurs difficultés. Or, leurs difficultés et leurs analyses se révèlent très instructives pour repenser l'émergence de la civilité en Europe. D'un côté, l'importance de la référence confucéenne, avec ses « Cinq Relations », peut aider à repérer l'importance de la sociabilité régie par le respect 82 et la déférence, encore très prégnante en France sous l'Ancien régime, et à la distinguer tant de la sociabilité régie par la civilité d'origine érasmienne étudiée par Norbert Elias que de la civilité politique définie par Jurgen Habermas pour le XVIIIe siècle. A l'inverse, l'intérêt repéré pour les formes transgressant cette « civilité de façade » confucéenne (par exemple, le succès du roman Moderato Cantabile de M. Duras) permet de circonscrire, sur le long terme de l'histoire occidentale et peut-être sur un plan anthropologique, la valeur de la « familiarité » : franchise ou impolitesse contestatrice, mais aussi menace d'anomie sociale si elle phagocyte la civilité et la déférence. On en conclut qu'ici comme ailleurs, le sens final d'une civilité démocratique consiste à maintenir plusieurs références à la fois et à assurer leur traductibilité.
      This paper aims to address the different meanings of the word “civility”, and its different cultural anchorings in Europe and in Asia. In Western societies, opinion agrees in diagnosing a crisis of civility. It seems that nothing like this exists in Taiwan and researchers invited to observe the literature and the artistic and even political productions of the island in the light of this concept come up against several difficulties. However, their difficulties and analyzes prove to be very instructive for rethinking the emergence of civility in Europe. On the one hand, the importance of the Confucian reference, with its “Five Relations”, can help identify the importance of sociability governed by respect and deference, still very significant in France under the Old Regime, and to distinguish it both from the sociability governed by the civility of Erasmian origin studied by Norbert Elias and from the political civility defined by Jurgen Habermas for the 18th century. Conversely, the interest identified for forms that transgress this Confucian “facade civility” (for example, the success of the novel Moderato Cantabile by M. Duras) makes it possible to circumscribe, over the long term of Western history and can – to be on an anthropological level, the value of “familiarity”: openness or disputing impoliteness, but also the threat of social anomie if it engulfs civility and deference. We conclude that the ultimate meaning of democratic civility consists in maintaining several references at the same time and ensuring their translatability.
  • Note de lecture