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Revue | Revue française d'histoire des idées politiques |
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Numéro | no 56, 2ème semestre 2022 |
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- Justice et égalité des genres dans la République de Platon - Hervé Goupayou p. 9-35 Dans la pensée platonicienne, la justice est synonyme d'égalité et est fondée sur le droit naturel. Dans la République, plus précisément, l'égalité des genres, sur tous les plans – politique, pédagogique, épistémologique, etc. – repose sur le mérite selon les capacités naturelles des individus. L'égalité politique entre les femmes et les hommes, soutenue par Platon dans le livre V de la République, repose également sur les capacités naturelles des individus. Le but de cet article est de montrer que dans la République de Platon, de manière générale, l'égalité des genres n'est pas démocratique ; elle est fondée sur la justice distributive ou égalité géométrique.In Platonic thought, justice is synonymous with equality and founded on natural right. In the Republic, more precisely, gender equality, in all levels — political, educational, epistemological, etc. — is based on the distinction between “different natures” and “identical natures”, better on merit according to the natural capacities of individuals. The political equality between women and men, advocated by Plato in Book V of the Republic, is also based on the natural capacities of individuals. The purpose of this article is to show that, in Plato's Republic, in general, gender equality is not democratic; it is based on distributive justice or geometric equality.
- Naissance d'une notion : le coup d'État - Emmanuel Cherrier p. 37-83 Si les racines de la notion de coup d'État (d'origine française) remontent au Moyen Âge, son émergence au XVIe siècle est liée à celle de la raison d'État. Elle désigne alors un acte majeur accompli dans l'intérêt général par le titulaire du pouvoir, dont la légitimité inscrit la violation du droit commun dans un ordre juridique supralégal spécifique au seul souverain. L'évolution des théories de la raison d'État ainsi que l'indétermination des bornes de l'intérêt général ouvrirent cependant, dès la fin du XVIIIe siècle, le champ du concept aux non-détenteurs du pouvoir (ce que Brumaire illustre). Cette reconfiguration de sa définition fait alors aussi de lui un acte toujours illégal et à la légitimité incertaine (ce que le 2 Décembre enracine), sans pour autant remplacer le sens premier. Cette polysémie entretient alors la confusion autour d'un concept aussi souvent employé que mal cerné.While the roots of the France-originated notion of coup d'État go back to the Middle Ages, its emergence in the 16th century was linked to that of reason of state. At that time, it designated a major act performed in the general interest by the holder of power, whose legitimacy inscribed the violation of law within a supra-legal legal order specific to the sovereign alone. However, from the end of the 18th century on, the evolution of the theories of reason of state, as well as the indeterminate character of the idea of general interest, opened the field of this concept to non-holders of power (which Brumaire illustrates). This reconfiguration of the definition of the coup d'État made it an act that was always illegal and of uncertain legitimacy (a representation that was entrenched by the December 2nd coup), without however replacing the primary meaning. This polysemy then maintains the confusion around a concept that is used as commonly as it is poorly understood.
- William Godwin et l'abolitionnisme pénal - Christophe Béal p. 85-101 Parmi les nombreux discours critiques dénonçant les injustices et les défauts du système pénal anglais au XVIIIe siècle, l'œuvre de William Godwin occupe une place à part. Dans un contexte marqué par la diffusion des idées de Beccaria et par les projets de réforme pénale, l'auteur de l'Enquête sur la justice politique considère qu'une société juste ne peut se contenter d'un adoucissement ou d'une humanisation des peines mais doit se proposer comme but l'abolition des lois et des sanctions pénales. Il ne se contente pas, comme le font les Lumières, de dénoncer l'inutilité des peines cruelles mais tente de montrer que le système pénal, en tant que tel, ne contribue en rien à l'utilité générale mais participe, au contraire, au maintien du despotisme.Among the many critical discourses denouncing the injustices and defects of the English penal system in the 18th century, the work of William Godwin occupies a special place. In a context marked by the dissemination of Beccaria's ideas and by penal reform projects, the author of the Inquiry Concerning Political Justice considers that a just society cannot content itself with a softening or a humanization of penalties, but must set as its goal the abolition of laws and penal sanctions. Unlike the Enlightenment, he is not satisfied with denouncing the uselessness of cruel punishments but tries to show that the penal system, as such, does not contribute anything to the general utility but on the contrary participates in the maintaining of despotism.
- Les « contes de fées » chinois des économistes physiocrates - Edern De Barros p. 103-133 Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les économistes physiocrates élaborent un parallèle entre la société de marché qu'ils appellent de leurs vœux et une Chine ancienne fantasmée qui en serait la préfiguration historique : leur « despotisme légal » serait déjà en germe dans la figure de l'empereur chinois dont la souveraineté serait sous la surveillance des juristes mandarins. Sur ce modèle, Quesnay (le « Confucius de l'Europe ») et ses disciples préconisent que le roi de France soit à son tour sous le conseil constitutionnel des juristes économistes pour la réalisation positive du Tableau économique. Mais comme le souligne Mably dans ses Doutes, les « contes de fées » chinois des économistes visent davantage à donner à leur théorie du « despotisme légal » une apparence empirique pour mieux justifier un projet oligarchique au service des gros propriétaires.In the second half of the 18th century, the Physiocrats drew a parallel between the market society they called for and a fantasized ancient China which they regarded as its historical prefiguration: they traced their “legal despotism” back to the figure of the Chinese Emperor whose sovereignty was meant to be under the supervision of Mandarin jurists. On this model, Quesnay (the “Confucius of Europe”) and his disciples advocated that the King of France be likewise under the constitutional advice of jurist economists for the positive realization of the Tableau économique. But as Mably points out in his Doubts, the Economists' Chinese “fairy tales” were more about giving their “legal despotism” an empirical appearance so as to better justify an oligarchic project in the service of big landowners.
- Les connexions globales de la théorie stadiale de l'histoire. La temporalisation de la différence dans les Lumières françaises et écossaises du milieu du XVIIIe siècle - Jonathan Martineau p. 135-167 Cet article examine l'émergence de la théorie stadiale de l'histoire dans les années 1750 en France et en Écosse à la lumière du concept de temporalisation de la différence forgé par Johannes Fabian. L'article explore les rapports entre la théorie stadiale et certains aspects du contexte global du colonialisme européen, et avance que cette théorie repose en grande partie sur une opération épistémique d'altérisation par la temporalité historique, rompant ainsi par rapport aux modes d'altérisation par la spatialité géographique qui prévalaient jusqu'alors. L'article examine ces deux modes d'altérisation par une analyse comparée de certains textes de la période des Lumières françaises et écossaises, notamment Montesquieu, Smith, Turgot, et Rousseau.This paper examines the emergence of the stadial theory of history in the 1750s in France and Scotland in the light of Johannes Fabian's concept of “temporalisation of difference”. The paper explores the connections between stadial theory and the broader global context of European colonialism, and argues that the theory rests on an epistemic operation of temporal othering. This constitutes a novelty in contrast to modes of othering based on geographical space prevalent at the time. The paper examines these two modes of othering in texts from the Scottish and French Enlightenment period, notably Montesquieu, Smith, Turgot and Rousseau.
- Nos victimes ou l'infinie recherche du juste milieu dans les rapports entre homme et bête - Alexandre Desrameaux p. 169-192 À la fin du XIXe siècle, un livre d'une facture composite, Nos victimes, illustre le mouvement ascendant de défense de la cause animale en France. Il comprend un ensemble de points de vue de personnalités diverses de l'époque ainsi qu'un essai intitulé De la compassion envers les animaux, dans lequel son auteur, un ami de Michelet, insiste sur l'utilité pour l'homme de bien les traiter et sur le surcroît de dignité humaine qui résulte de ces bons traitements. Il se dégage de l'ouvrage, empreint de modération, le sentiment qu'est en train de naître une nouvelle forme d'engagement de la société civile en faveur d'une nouvelle conception de l'homme dans son rapport à l'animalité et même à la nature. Il paraît difficile d'avoir sur le sujet une position autre qu'anthropocentrée, comme il ne semble pas judicieux d'étendre aux bêtes le paradigme des droits subjectifs. L'homme doit surtout s'évertuer à prendre la mesure de ses devoirs envers elles. L'animalisme bien compris est un humanisme.At the end of the 19th century, a composite book, Our Victims, illustrated the rising movement in defense of the animal cause in France. It included a collection of points of view from various personalities of the time as well as an essay entitled On compassion towards animals, in which its author, a friend of Michelet, insisted on the utility for man to treat animals well, and on the increase in human dignity which would result from this better treatment. What emerges from this work, imbued with moderation, is the feeling that a new form of commitment of civil society was being born at that time in favor of a new conception of man in his relationship to animality and even to Nature. It seems difficult to have a position other than anthropocentric on this subject, as it does not seem wise to extend the paradigm of subjective rights to animals. Man must above all strive to take the measure of his duties towards them. Properly understood animalism is a humanism.
- Léon Duguit ou le comtisme des juristes - Bernard Quiriny p. 193-218 Léon Duguit a placé toute son œuvre sous le signe de la protection des libertés de l'individu contre l'État. En optant cependant pour une logique solidariste plutôt que pour la logique individualiste familière aux auteurs libéraux, il aboutit malgré lui à des conclusions systématiquement hostiles à la liberté de l'individu : l'État chez lui n'est pas limité mais illimité, l'individu n'est pas libéré mais contrôlé, la propriété privée n'est pas garantie mais surveillée. Plus qu'à garantir les libertés, le système de Duguit semble viser en fait à assurer la prééminence au sein de la société d'une caste, la sienne : les juristes, et s'inscrire au fond dans la continuité d'un auteur qu'il cite rarement mais dont il est manifestement proche : Comte.Léon Duguit dedicated all his work to the protection of individual freedoms against the State. By opting, however, for a solidarist logic rather than the individualist logic familiar to liberal authors, he arrived in spite of himself at conclusions that were systematically hostile to the freedom of the individual: the State for him was not limited but unlimited, the individual was not freed but controlled, private property was not guaranteed but monitored. Rather than guaranteeing freedoms, Duguit's system seems in fact to aim to ensure the pre-eminence within society of a caste, his own: the jurists, and to be basically in line with an author whom he rarely quotes but is obviously close to: Comte.
- La règle verte : redessiner le paysage politique par des bornes écologiques et juridiques - Renaud Braillet p. 219-243 Assujettir les États et les sociétés au respect de bornes écologiques fondamentales pour la perpétuité du renouvellement des cycles terrestres, tel est le projet de la « règle verte ». Cet instrument juridique, qui tire ses origines de la pensée écologique ancienne, est pensé comme le nouveau cadre indépassable de l'État de droit. Seulement, les difficultés juridiques et politiques qui supposent son instauration et son intégration au sein de notre système juridique sont nombreuses. Choisir les bornes écologiques adaptées, garantir la survie démocratique d'un système au sein duquel le législateur est à nouveau limité, surpasser les difficultés normatives traditionnelles en matière d'environnement, planifier le respect des limites, anticiper l'interprétation des juges sont autant d'obstacles qui se posent nécessairement à quiconque envisage sérieusement d'adopter la « règle verte ».The objective of the “green law” is to subject States and societies to the strict respect of fundamental ecological limits for the perpetuation of the renewal of terrestrial cycles. This legal instrument, stems from ecological thought, could be the new, unsurpassable framework of the rule of law. However, its establishment and integration into our legal system imply many political and juridical difficulties. Choosing the right ecological boundaries, ensuring the democratic survival of a system in which the sovereignty legislator is once again limited, overcoming traditional environmental normative difficulties, planning, and anticipating judicial interpretation are all theoretical fences that necessarily arise for anyone seriously considering the adoption of the “green law”.