Contenu du sommaire : Violences patriarcales et justice
Revue | Raison Présente |
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Numéro | no 227, 3ème trimestre 2023 |
Titre du numéro | Violences patriarcales et justice |
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- Avant-propos - Marc André, Marie-Christine Leprince p. 3-10
- Du conjuguicide aux violences conjugales : Ou comment la Justice s'est saisie des violences dans le couple - Victoria Vanneau p. 11-20 Depuis le xixe siècle, la justice s'empare des violences dans le couple et s'efforce, en dépit de l'autorité maritale qui érige le mari en chef de la famille et enjoint l'épouse à l'obéissance, d'en faire un enjeu de l'intervention de la norme pénale. Dans la négociation concrète des normes, les magistrats s'attachent à légitimer leur action pour que la loi protège la faiblesse contre la tyrannie de la force. Au xixe siècle le savoir-faire des juges suffit ; au siècle suivant, la justice s'appuie sur la législation familiale pour saisir ce que désormais l'on nomme les violences conjugales.From Conjugicide to Conjugal Violence or How the Courts Perceived Violence Between Couples
Conjugal violence first became a judicial affair in France in the nineteenth century. At this time, French courts introduced laws that challenged existing marital norms, which had long established the husband as the head of the family while enjoining the wife to submit to his authority. Criminal law was since then applied in domestic disputes, and magistrates did their best to ensure that laws protected the weak against tyrannical forces. After the nineteenth century, however, the savoir-faire of judges was eventually abandoned in favour of family legislation when dealing with what would become known as “domestic violence.” - Le féminicide excusé par le discours juridique : L'excuse d'adultère-article 324 du Code pénal napoléonien (1810-1975) - Hélène Duffuler-Vialle p. 21-30 De 1810 à 1975, la loi a, par la technique juridique de l'excuse, « excusé » dans certaines circonstances le meurtre de l'épouse par l'époux. Les dispositions de l'article 324 du Code pénal sont claires : le mari qui tue son épouse et l'amant de celle-ci s'il les surprend en flagrant délit d'adultère au sein du domicile conjugal verra sa peine considérablement réduite. Le présent article analyse le contexte d'adoption de ce texte ainsi que ses justifications dans les débats législatifs et doctrinaux des xixe et début du xxe siècles et révèle une acceptation du féminicide conjugal dans le discours juridique au-delà de la lettre du texte. La perspective diachronique permet ainsi de comprendre que si aujourd'hui le scandale des féminicides éclate, et s'il parait maintenant totalement inadmissible qu'une femme meure sous les coups de son conjoint, il s'agit d'un changement de paradigme juridique relativement récent.Judicial Discourse and the Pardoning of Femicide: The Excuse of Adultery in Article 324 of the Napoleonic Code (1810-1975)From 1810 to 1975, the law excused the husband's murder of his wife in certain circumstances. The provisions of Article 324 of the Criminal Code are: a husband who kills his wife and her lover if he catches them in flagrante delicto of adultery in the marital home will have his sentence considerably reduced. This article analyses the background to the adoption of this law and its justification in the legislative and doctrinal debates of the nineteenth and early twentieth centuries. It shows that conjugal femicide was acceptable in legal discourse beyond the provisions of the law. The diachronic perspective shows that indignation about conjugal femicide is a relatively recent shift in the legal paradigm.
- L'esprit sans la lettre : Quand la pratique judiciaire dépasse le cadre légal de l'excuse d'adultère - Prune Decoux, Margot Giacinti p. 31-42 Cet article s'attache à l'interprétation de l'article 324 du Code pénal napoléonien. Cette loi dispose que le meurtre, par le mari, de son épouse surprise en flagrant délit d'adultère dans le domicile conjugal est excusable : en lieu et place de la peine capitale ou des travaux forcés à perpétuité, il sera sanctionné d'un à cinq ans d'emprisonnement. Alors que les conditions imposées assortissent le texte de garde-fous stricts, l'analyse de dossiers de féminicides, dont l'auteur était condamné à une peine égale ou inférieure à cinq ans de prison, voire acquitté, démontre que les juges s'affranchissent en pratique de la lettre de la loi pour n'en garder que l'esprit : seule compte l'infidélité de l'épouse. La philosophie de l'article 324 dépasse donc son cadre légal : l'homicide de la « mauvaise femme » par le « bon mari » est considéré comme excusable, voire légitime.The Spirit, Not the Letter: When Judicial Practices Broke from the Napoleonic Code on Adultery
This article focuses on Article 324 of the 1810 Napoleonic Code, which stipulated that in a conjugal relationship, the husband was pardonable for the murder of a wife if he caught her in the act of committing adultery. In place of capital punishment or forced labor for life, he would receive, at best, a prison sentence anywhere from one to five years. While the letter of the law imposed strict statutory conditions, the courts were largely liberal in their interpretation of the law, seeing only the wife's infidelity. Article 324 should thus be analysed beyond its legal parameters, as a window onto patriarchal violence in the nineteenth century whereby the law defended and even pardoned the murder of “a bad wife” by “a good husband”. - Rire de l'adultère pour se moquer des convenances bourgeoises et se gausser du droit (1880-1940) - Frédéric Chauvaud p. 43-54 Les journalistes judiciaires, appelés tribunaliers, assistent aux audiences correctionnelles et à celles des cours d'assises. Ils reproduisent les échanges verbaux et signalent les moments où le public s'esclaffe. L'adultère figure en tête des « causes amusantes », selon l'expression courante de l'époque. De la sorte, si le rire, toujours tributaire d'une époque et d'un contexte, permet de communier, il est aussi une façon de se moquer de la justice. Des chroniqueurs se demandent si l'adultère doit vraiment être du ressort de la Justice pénale. Toutefois, pendant l'entre-deux-guerres, le rire s'avère moins anodin, il mène parfois la charge contre le Code pénal et la société patriarcale ou, au contraire, contre le « relâchement des mœurs ». En se moquant des maris trompés, les tribunaliers renforcent les représentations des rôles masculins et féminins, tels qu'elles ont été fixées dans le Code civil napoléonien.Laughing at Adultery to Mock Bourgeois Manners and Laws on Infidelity (1880-1940)In the late nineteenth century, court journalists, or tribunaliers, sat in correctional and appeal courts, transcribing verbal exchanges and recording moments when laughter would break out among the audience. Adultery topped the list of the so-called “funny causes,” [ causes amusantes], to use the phrase of the times. Court audiences joined in laughter to mock bourgeois mores as well as the laws that protected them, especially in cases involving adultery. Some journalists commented on whether adultery should even be subject to penal law. By the interwar period, laughter proved less anodyne, at times leading the charge against the patriarchal penal code. On the other hand, the mockery in the courts by the tribunaliers of husbands whose wives had committed adultery, reinforced the masculine and feminine roles as defined by the Napoleonic Code.
- Une épuration patriarcale : La Libération ou le rétablissement répressif d'un ordre masculin - Fabien Lostec p. 55-63 Depuis une trentaine d'années, les études en faveur d'une histoire sociale et culturelle de l'épuration menée en France à la Libération se sont multipliées. Parmi les enseignements majeurs à retenir de ces travaux figurent la place importante des femmes parmi les épurés, qui doivent faire face à des violences uniquement ou presque administrées par des hommes, ainsi que la porosité existant entre l'épuration populaire et l'épuration judiciaire. Cet article se propose de croiser ces deux avancées historiographiques pour mieux faire le point sur le rétablissement répressif d'un ordre masculin qui s'opère à la Libération.Patriarchal Purges. Liberation or the Repressive Re-establishment of Masculine Power
During the past thirty years, there has been a proliferation of social and cultural studies of political purges in France during the years of Liberation (1944-1945). These studies have underlined the histories of women who succumbed to the violent patriarchal politics of purification. Administered almost exclusively by men, the line between the formal and informal forms of punishment of women during Liberation was often blurred. This article examines recent historiographical advances and puts a finer point on the repressive machinations of masculine power during France's Liberation. - Complicités judiciaires : Les Algériennes au croisement des violences patriarcales dans la France des années 1950-1960 - Marc André p. 65-74 Les Algériennes ont été un des enjeux de la guerre d'Algérie, tiraillées entre le gouvernement français menant une politique d'émancipation et le Front de libération national promettant leur libération. Le délitement de l'Algérie Française se traduit par l'établissement de deux juridictions opposées. À partir de sources multiples (entretiens, presse quotidienne, enquêtes judiciaires), cet article montre comment, derrière une propagande bienveillante, les justices formelles ou informelles algériennes (familiales, coutumières et révolutionnaires) d'un côté, les tribunaux français (cours correctionnelles, militaires ou d'assises) de l'autre, ont été complices d'une domination violente des femmes.Judicial Collusion: The Doubled Patriarchal Violence against Algerian Women in France, 1950-1960During the Algerian War of Independence, Algerian women were seen as high stakes for both the French government, eager to assert its role as emancipator, and the FLN, keen to promise their liberation. The fall of French Algeria led to the splitting of two opposing jurisdictions: Algerian and French, in 1962. Drawing on a variety of sources including interviews, the daily press, and judicial records, this article shows that behind the façade of the benevolent propaganda diffused by each side, the judicial procedures in Algeria (familial, customary, and revolutionary) and the tribunals (correctional, military and criminal courts) in France remained complicit in the perpetuation of violence against women.
- Porter plainte pour violences sexuelles : Les difficultés du cadre de la dénonciation à la police et à la justice - Tania Lejbowicz p. 75-84 Le mouvement #MeToo a mis en lumière l'ampleur des difficultés associées aux traitements policiers et judiciaires des violences sexuelles. À travers l'étude d'entretiens réalisés auprès de femmes victimes de ces agressions, cet article s'intéresse aux dénonciations à la police et à la justice. Les analyses montrent que plusieurs éléments entravent ces procédures : les discordances temporelles entre les acteurs et actrices impliqués ainsi que la dureté des démarches. Mais certaines caractéristiques peuvent faire varier l'intensité de ces difficultés, comme les raisons qui poussent à initier une plainte ou les conditions d'accueil, de témoignage et d'enquête.To File a Complaint Against Sexual Violence: The Difficulties of Reporting to the Police and the CourtsThe #MeToo movement has highlighted the complications in the handling of sexual violence by the police and the courts. Through interviews conducted with victims of sexual assault, this article follows the experiences of women who reported their attacks to the police or who brought their cases to the courts. It points out the factors that have hindered these proceedings: the delay in the reporting by the actors involved, and the complexities of the legal process, to name just two. Certain variables affected the degree and intensity of these difficulties, including the rationale behind the filing of complaints and the conditions under which the cases were filed, testified to, and subsequently investigated.
- Les « vrais viols » et les autres : La hiérarchie des enquêtes dans les services de police - Océane Pérona p. 85-93 Cet article questionne le travail policier dans les affaires de violences sexuelles, à partir d'une ethnographie de dix mois dans un service d'investigation spécialisé dans les viols commis sur des victimes majeures. L'article montre que le travail policier en matière de viols est façonné par des logiques professionnelles spécifiques au champ policier, elles-mêmes plus ou moins perméables à des représentations de genre. L'article fait dialoguer la sociologie du travail policier avec les travaux sur les mythes du viol, et s'intéresse aux hiérarchies que les policiers opèrent entre les affaires. Celles-ci sont révélatrices de trois logiques de valorisation interne du travail des enquêteurs : le mystère lié à l'élucidation d'une affaire, la lutte contre de dangereux prédateurs, ainsi que la sévérité de la réponse judiciaire.Real and Other Types of Rape: The Hierarchy of Police Investigations
This article examines police investigations of sexual violence in France from 2010 to 2020. Based on ten months of ethnographic research, the article focuses on investigations that specialized in cases of rape involving adult victims. This study shows that most police work, when tackling cases of violence, tends to follow a professional logic, making it difficult to characterize their approach as purely sexist. The article places sociological studies of police work in dialogue with studies that deal with various myths surrounding rape. It shows that during investigations of specific rape crimes, the police take cases much more seriously when these are complicated, involve dangerous predators, or face serious judicial repercussions. - « La justice a longtemps été au service des agresseurs » - Christelle Taraud, Marc André p. 95-106 Dans cet entretien, Christelle Taraud revient sur l'évolution conceptuelle autour des violences commises par les hommes contre les femmes (conjuguicide, fémicide, gynécide, féminicide, etc.). Puis, partant du constat que la justice a longtemps été au service des agresseurs ( victim blaming notamment), elle montre comment une magistrature ouvertement féministe, la lutte des tribunaux exceptionnels contre les viols de guerre, la reconnaissance par le Tribunal pénal international de la dimension génocidaire des chasses aux sorcières, les mesures de réparations économiques ou symboliques (mémoriaux) pour les femmes victimes de crimes d'États ou encore les politiques éducatives permettront de défaire les systèmes patriarcaux et de rendre les sociétés plus respirables.“ Justice was long in the service of the aggressor. Interview with Christelle Taraud”In this interview, Christelle Taraud revisits the conceptual evolution of the different types of violence committed by men against women (conjugicide, femicide, gynecide, feminicide, etc.). Assuming that justice was long in the service of the aggressor (as in the case of victim blaming), she shows how feminist judges, exceptional tribunals, and international penal courts tried to defeat the patriarchal system and allow women more freedoms by recognizing wartime rape as a punishable crime, identifying the genocidal dimension of witch hunts, and passing reparations acts (economic as well as symbolic) for victims of patriarchal state crimes and doctrinal political violence.
Varia
- Maurice Barrès ou l'invention du nationalisme - Alain Bihr p. 107-116
Trimestrielles
- De la corruption - Michel Casevitz p. 118-120
- Au risque des arts contemporains - Christian Ruby p. 121-123
- Sur quelles gammes jouer les œuvres antérieures à J.-S. Bach ? - Jean-Louis Lavallard p. 124-126
- Histoire et littérature - Roland Pfefferkorn p. 127-129
- Notes de lecture - Michèle Leduc, Roland Pfefferkorn, Jean-Michel Besnier, Fabienne Bock p. 130-138