Contenu du sommaire : Régimes de travail en Chine
Revue | Le Mouvement social |
---|---|
Numéro | no 285, octobre-décembre 2023 |
Titre du numéro | Régimes de travail en Chine |
Texte intégral en ligne | Accès réservé |
- Régimes de travail en Chine (1949-2024). Continuités, ruptures et nouvelles approches - Eric Florence, Gilles Guiheux, Tiam Goudarzi p. 3-24
- La coercition dans l'histoire du travail en Chine au début de l'époque moderne. Catégories et idées préconçues - Claude Chevaleyre, Tiam Goudarzi p. 25-44 Cet essai critique invite les historiens de la Chine à réinvestir le champ de l'histoire de la coercition au début de l'époque moderne, de manière à réévaluer l'importance du travail contraint, mais aussi repenser les mondes sociaux des dynasties Ming et Qing. Si les historiens de la Chine ont toujours accordé une grande attention au travail et aux relations de travail, la coercition semble avoir quelque peu disparu des travaux récents. Ce manque relatif d'attention résulte principalement de l'abandon de l'accent, parfois excessif, mis sur les masses laborieuses en tant que victimes de l'exploitation « féodale ». Mais il est également la conséquence de l'utilisation d'une terminologie vague, de traductions hâtives et d'idées préconçues qui n'ont jamais été remises en question. Un consensus semble notamment s'être dégagé sur le fait que la société chinoise, depuis le xviii e siècle, aurait été dominée par un marché du travail libre. Nous soutenons que cette hypothèse découle de transpositions des cadres analytiques de l'Occident moderne non soumises à l'examen critique, et d'une représentation erronée des politiques des Qing visant les « sujets dégradés » ( jianmin) et les « travailleurs à gages » ( gugong).This (review) essay is an invitation for historians of China to re-examine the field of coercion in early-modern Chinese history, not only as a means to revise the significance of bound labour but also as a way to revisit the social worlds of the Ming and Qing dynasties in a more comprehensive manner. Historians of China have paid a great deal of attention to work and labour relations. However, coercion seems to have somewhat evaporated in recent scholarship. This relative lack of attention results from a shift away from (over-)emphasising the working masses as victims of “feudal” exploitation. But it is also the result of vague terminology, of hasty translations and of unquestioned preconceptions. In particular, a consensus seems to have emerged that Chinese society, from the 18th century onwards, has been dominated by a free labour market. I argue that this assumption derives from unreflective transpositions of the analytical frameworks of the modern West and of a misrepresentation of the Qing policies targeting “mean people” and “hired workers”.
- La construction de l'identité sociale des ouvriers à l'époque maoïste : Le cas de la cité ouvrière de Caoyang à Shanghai - Chen Yang p. 45-66 La cité ouvrière est un type de logement public construit à grande échelle pour les employés des entreprises d'État à l'époque maoïste (1949-1976). L'objectif n'est pas seulement de les loger, mais aussi de construire une nouvelle identité sociale pour la classe ouvrière. En prenant le cas de Caoyang xincun, la première cité ouvrière de Shanghai, cet article examine trois processus dans la construction de l'identité sociale des ouvriers de la cité : l'attribution de logements par le gouvernement et les unités de travail ( danwei), la formation de représentations sociales par les médias et la création d'un double attachement des habitants à leur unité de travail et à la cité ouvrière. Nous éclairons également le rôle spécifique de l'environnement physique et spatial dans ce processus.The workers' new village was a type of public housing built on a large scale for employees of state-owned enterprises during the Maoist era (1949-1976), the aim being not just to provide them with accommodation but also to build a new social identity for the working class. Based on the case of Caoyang xincun, Shanghai's first workers' village, this article examines three processes involved in constructing the social identity of the workers living on the village, namely the allocation of housing by the government and the work units ( danwei), the media's creation of social images, and the formation of a dual attachment on the parts of residents both to their work unit and to the workers' village. We will also shed light on the specific role of the physical and spatial environment within this process.
- Les Assemblées du personnel et des travailleurs de 1949 à nos jours. Trois configurations du corporatisme chinois - Joel Andreas, Yao Li, Peiyao Li, Tiam Goudarzi p. 67-90 Toutes les grandes entreprises chinoises sont tenues de convoquer des organes de représentation connus sous l'appellation d'« assemblée du personnel et des travailleurs » (APT). À travers l'étude de cas d'une grande usine de fabrication de verre appartenant à l'État, cet article examine l'évolution du système des APT de 1949 à nos jours. Au cours des dernières années, ce système s'est massivement développé, se traduisant par la mise en œuvre d'APT, au moins en principe, dans plus de 5 millions d'organisations employant quelque 250 millions de travailleurs. Pour évaluer les performances réelles du système quant à la capacité des travailleurs à influencer la gouvernance des entreprises, par le passé ou encore de nos jours, et dans la mesure où le système a toujours fonctionné sous la tutelle de l'État, nous utilisons le concept de corporatisme d'État emprunté à Philippe Schmitter. Nous soutenons que, depuis 1949, la Chine a connu trois configurations du corporatisme d'État. Dans la première, le nouveau régime a brièvement mis en place des institutions tripartites composées de représentants de l'État, du travail et du capital, avant de mobiliser les travailleurs pour qu'ils participent à l'expropriation du capital. La configuration suivante, de la fin des années 1950 au début des années 1990, a incarné une relation directe entre l'État et les travailleurs. La configuration la plus récente, fondée à nouveau sur une structure tripartite, a vu la transformation des usines en entreprises en quête de profits. Selon nous, dans les deux premières, l'État a intégré les travailleurs, de manière solide mais limitée, dans la gouvernance des usines. La configuration actuelle, au contraire, les marginalise.All large Chinese firms are required to convene representative bodies known as staff and workers' congresses. Through a case study of a large state-owned glass factory, this article examines the evolution of the SWC system from 1949 to the present day. In recent years, there has been a massive expansion of this system, meaning that SWCs have now been at least nominally established in over five million organisations, employing some 250 million workers. Because the system has always operated under state tutelage, we use Philippe Schmitter's analytical lens of state corporatism to evaluate the extent to which the system has actually served as a vehicle – in the past or the present – for workers to influence factory governance. Changes in the system, we argue, have reflected three iterations of state corporatism. During the first, the new regime briefly established tripartite institutions made up of representatives of the state, labour and capital, but it then mobilised workers to help expropriate capital. The succeeding iteration, in place from the late-1950s to the early-1990s, entailed a direct relationship between the state and labour. The most recent iteration, once again based on a tripartite structure, has taken shape as factories have been converted into profit-oriented corporations. During the first two iterations, the state incorporated workers – in a robust but limited fashion – into factory governance, while in last one, workers have been marginalised.
- Du « modèle d'organisation » au « modèle de service » : les évolutions de la Fédération nationale des syndicats de Chine - Siqi Luo, Chris King-Chi Chan, Tiam Goudarzi p. 91-118 La Fédération nationale des syndicats de Chine (FNSC) a subi de fortes pressions pour se réformer, en raison notamment de son double rôle de représentation du parti-État et de la classe ouvrière. Dans le cadre du projet de construction d'une « société harmonieuse » sous le régime de Hu-Wen, la FNSC avait notamment lancé des programmes pilotes pour mettre en place des élections syndicales directes, ainsi que des négociations salariales dirigées par le parti-État sur les lieux de travail. Toutefois, depuis l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012, les élections syndicales et les négociations salariales ont cessé d'être une priorité pour la FNSC. En lieu et place, le parti-État a promu et administré un modèle de service fondé sur des syndicats locaux ou des centres communautaires au service des travailleurs. Cet article examine le dilemme de la réforme syndicale depuis 1949 et notamment le modèle de service qui a émergé depuis 2013, à travers des études de cas dans les villes de Foshan, Shenzhen et Guangzhou, dans la province de Guangdong. Les données sont produites à partir d'une analyse documentaire et d'enquêtes de première main menées par les auteurs entre 2016 et 2021, notamment plus de cinquante entretiens avec des syndicalistes et des travailleurs d'usines et de plateformes dans ces trois villes.The All-China Federation of Trade Unions (ACFTU) has been under strong pressure to reform itself, struggling with its dual roles of representing both the party-state and the working class. For example, as part of the project to build a “harmonious society” during the Hu-Wen regime, the AFCTU had initiated pilot programmes to implement direct trade union election and party-state-led wage bargaining on a workplace level. However, since Xi came to power in 2012, trade union election and wage bargaining are no longer a priority for the ACFTU. Instead, a servicing model has been promoted with local trade unions or the party-state run community-based centres to service workers. This article reviews the dilemma of trade union reform since 1949 and focuses on the emergence of the servicing model since 2013 with case studies in the cities of Foshan, Shenzhen and Guangzhou, in Guangdong province. The data are based on a literature review and authors' first-hand investigations from 2016 to 2021, including more than 50 interviews with trade unionists and both factory and platform workers in the three cities.
- Devenir enseignante, une stratégie féminine d'évitement du risque dans la classe moyenne chinoise contemporaine - Kailing Xie, Ying Huang, Tiam Goudarzi p. 119-138 En Chine, la permanence de l'éthique confucéenne perpétue un ordre hiérarchique et hétéronormatif des genres qui a des conséquences importantes sur la subordination des femmes, dans une société dominée par les hommes. Cet ordre traditionnel des genres continue à influer sur les politiques publiques et les dynamiques familiales. Quelle que soit leur orientation sexuelle, les Chinoises et les Chinois sont continuellement confrontés à cette structure normative dans leur vie quotidienne et contraints de composer avec elle. Notre étude s'attache à éclairer la permanence de cette structure de genres, notamment son intersection avec les aspirations de la classe moyenne, à travers l'examen d'une des professions les plus féminisées en Chine, l'enseignement. Nous utilisons le genre et la classe sociale comme les principaux outils analytiques pour comprendre la manière dont les enseignantes effectuent des choix de carrière et de mariage en fonction de leurs aspirations à devenir membres de la classe moyenne. Ce faisant, nous réintroduisons la notion de classe, un aspect souvent négligé dans l'analyse des disparités liées au genre en Chine. En outre, nous soulignons l'importance d'une analyse genrée de classe dans les débats contemporains sur les questions relatives au travail, en mettant en évidence le rôle central de la structure hétéronormative de genre dans la formation d'inégalités pluridimensionnelles dans la Chine d'aujourd'hui.China's enduring Confucian ethics maintain a hierarchical, heteronormative gender order at its core, significantly impacting the subordinate role of women within a predominantly male-centric society. This traditional gender order continues to influence China's governance and family dynamics. Individuals in China, regardless of their sexual orientation, grapple with this normative structure in their daily lives, necessitating constant negotiation. Our study focuses on elucidating the persistence of this gender structure and its intersection with middle-class aspirations by examining one of China's most feminised professions: teaching. We employ gender and class as our primary analytical lenses to understand how female teachers make career and marital choices influenced by their gendered middle-class aspirations. By doing so, we reintroduce “class” into the analysis of gender-related disparities in China, which is often overlooked. Furthermore, we emphasize the significance of considering gendered class analysis in contemporary discussions on labour issues, highlighting the central role of the heteronormative gender structure in shaping multifaceted inequalities in present-day China.
- Les ouvriers chinois, créateurs de vidéos en ligne : un nouveau médium pour l'expression des subjectivités - Gilles Guiheux, Tiam Goudarzi p. 139-160 Cet article s'appuie sur une collection de 500 vidéos mises en ligne par un ouvrier de la confection sur une période de deux ans, entre 2019 et 2021. En raison de la multitude des thèmes abordés et des détails donnés sur les différents sujets, nous soutenons que ces vidéos peuvent être utilisées comme données empiriques pour produire des connaissances sur les ouvriers chinois en général. En dépit des contraintes commerciales et politiques, ces vidéos constituent un matériel d'une grande richesse et ont une valeur documentaire. Nous estimons en outre que la réalisation de ces films est une source d'agentivité. La mise en images de sa propre vie incite l'auteur à prendre ses distances avec l'atelier, ne serait-ce que le temps de filmer, de monter les images et de les commenter. En étant à la fois ouvrier et documentariste, le créateur de vidéos se distingue et transforme sa propre identité sociale.This article is based on a collection of 500 videos posted online by one garment worker over a period of two years, between 2019 and 2021. The variety of issues covered and the details provided by the author on each topic lead us to argue that they can be used as empirical data to produce knowledge about Chinese workers in general. Although bound by certain commercial and political requirements, these videos provide rich material of documentary value. Our second argument is that producing videos empowers this worker because this requires him to distance himself from reality. Putting his life into images forces him to distance himself from life in the workshops, if only for the time it takes to film, produce the images and provide a commentary. Being both a worker and a documentarian enables the filmmaker to distinguish himself and transform his social identity.
- Recréer une société en réseau sur Internet : résistance des coursiers chinois et régulation du capitalisme de plateforme - Chloé Froissart, Ke Huang, Tiam Goudarzi p. 161-178 En s'appuyant sur des études de cas, cet article révèle les particularités du régime de travail des plateformes chinoises de livraison de nourriture, ainsi que les formes de résistance des coursiers. Si l'asymétrie de pouvoir entre plateformes et coursiers crée une nouvelle forme d'exploitation capitaliste qui suscite le mécontentement, le système de contrôle d'externalisation multiple adopté par les plateformes a atomisé à l'extrême les livreurs. Les réseaux sociaux demeurent, malgré un renforcement du contrôle social et de la censure en ligne, un espace d'innovations tactiques permettant aux coursiers de surmonter cette atomisation et de défendre leurs droits. Cet article étudie la manière dont ils utilisent Internet pour agir ensemble, recréer un collectif et faire appel au public des consommateurs dans la construction d'une solidarité plus large, tentant ainsi de renverser l'asymétrie de pouvoir. Même si les contestations de coursiers ne parviennent pas à entraîner de modifications législatives, nous soutenons qu'elles peuvent néanmoins modifier les règles des entreprises.Drawing on case studies, this article analyses the features of the labour regime created by Chinese food delivery platforms and the characteristics of couriers' resistance under this regime. While the power asymmetry between platforms and couriers creates a new form of capitalist exploitation that results in discontent, the multiple outsourcing control system adopted by Chinese platforms has resulted in the extreme atomisation of delivery workers. Despite increased social control and online censorship, social media remains a space for tactical innovations allowing couriers to overcome atomisation and defend their rights. This article investigates how couriers use the Internet to act collectively, recreate a collective and appeal to the public of consumers to build broader solidarity in an attempt to change the power asymmetry with the platform. It argues that although courier protests do not bring about changes in national law, they may change company rules.
- Luttes pour les espaces publics et échelles de visibilité : les organisations locales de travailleurs dans la Chine du XXIe siècle - Eric Florence, Tiam Goudarzi p. 179-200 Dans cet article, nous examinons comment une organisation locale basée à Pékin est parvenue à se développer et à subsister pendant près de vingt ans dans un environnement politique caractérisé par l'incertitude. Nous posons les questions suivantes : comment une telle organisation s'est-elle adaptée aux évolutions de l'environnement politique et de quelle façon ces changements ont-ils transformé l'échelle et la visibilité des actions menées et des revendications formulées par l'organisation ? D'une part, nous rendons compte des différentes échelles d'action de cette organisation, nourrie par la dialectique visant à rendre visibles la réalité des conditions d'indignité des travailleurs et la quête de reconnaissance et de justice sociale qui en résulte. D'autre part, nous montrons que l'organisation a également manifesté des signes explicites indiquant l'intégration de ses projets et pratiques en matière de productions d'idées dans la sphère autorisée du parti-État et sa reconnaissance des principales affirmations idéologiques et des politiques du Parti en matière de gestion des espaces publics.In this paper we explore the issue of how a Beijing-based labour grassroots organisation has managed to develop and subsist for almost twenty years in a political environment characterised by uncertainty. How did this organisation adapt to the transformations of the political environment and how did these changes impact the scales and visibility of the actions led and claims made by the organisation? On the one hand, we document how the grassroots organisation's varying scales of action are informed by a dialectic of making visible the materiality of the experience of indignity embodied in the workers' condition and its consequent quest for recognition and social justice. On the other hand, we show that the organisation has also displayed explicit signs that the various projects it has engineered and its meaning-making practices remained within the party-state's authorised sphere, and that the Party's main ideological claims and policies were also thereby recognised by the organisation.
- Notes de lecture - Marion Henry, Pascal Raggi, Antoine Perrier, Frédéric Monier, Patrice Baubeau, Antoinette Ferrand, Marie-Emmanuelle Chessel, Marie de Rugy, Alain Messaoudi, Ingrid Hayes p. 201-235
- Livres reçus - p. 237-240