Contenu du sommaire : Policer les élites dirigeantes

Revue Cultures & conflits Mir@bel
Numéro no 131-132, automne-hiver 2023
Titre du numéro Policer les élites dirigeantes
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  • « Une société civile vigilante » face aux illégalismes des élites dirigeantes ? : Introduction - Anthony Amicelle p. 7-17 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    L'expression polysémique de « société civile » ne cesse d'être invoquée au nom d'actions préventives et répressives contre les illégalismes politiques, économiques et financiers associés aux classes dominantes en général, et aux élites dirigeantes en particulier. Mais qu'en est-il en pratique derrière les discours officiels et les normes formelles ? Qui sont les représentants autoproclamés ou désignés (et par qui) de cette société civile ? Comment participent-ils à « policer » les puissants au sens étymologique du terme, c'est-à-dire à « réguler, contrôler, autoriser et interdire, gérer » leurs illégalismes ? Quelle est leur place et quel est leur rôle dans la réaction sociale face aux « élites délinquantes » ? À partir des différentes contributions au numéro spécial, cet article introductif ouvre des pistes de réflexion pour répondre à ces questionnements, et appréhender l'action de policer les élites dirigeantes comme produit et enjeu de rapports entre espaces sociaux différenciés.
    The polysemous term ‘civil society' is constantly being invoked in the name of preventive and repressive action against the political, economic and financial illegalisms associated with the ruling classes in general, and the ruling elites in particular. But what happens in practice behind the official rhetoric and formal norms? Who are the self-proclaimed or appointed representatives (and by whom) of this civil society? How do they help to ‘police' the powerful in the etymological sense of the term, that is to say ‘regulate, control, authorise and prohibit, manage' their illegalisms? What is their role in the social reaction against elite deviance? Based on the various contributions to the special issue, this introductory article opens up a number of avenues of reflection to answer these questions, and to study this kind of policing as both a product and issue of social relations between fields.
  • « Du sang et des têtes » ou « Des maisons, des voitures et de l'argent liquide » ? : Luttes définitionnelles de l'anticorruption au Mexique - Romain Busnel, Hélène Combes p. 25-46 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
    À partir du cas mexicain, cet article interroge les luttes définitionnelles et professionnelles qui se jouent entre pouvoir judiciaire et ONG issues de la société civile autour de la mise en œuvre des dispositifs institutionnels anticorruption. Depuis la transition démocratique mexicaine, la société civile s'est livrée à un triple travail de dénonciation, de lobbying et d'insertion dans les institutions étatiques lors de croisades morales successives (fraudes électorales, devoir de transparence, etc.). Pourtant, malgré un contexte national et international favorable et une participation active au design du Système national anticorruption, les acteurs de la société civile ont été, en partie, marginalisés au profit du pouvoir judiciaire. Aujourd'hui, à travers les luttes morales derrière ces enjeux professionnels, ce sont bien des perceptions différenciées de ce que signifie « lutter contre la corruption » qui contribuent autant à instaurer une méfiance réciproque entre société civile et pouvoir judiciaire qu'elles contraignent le travail réalisé au sein des institutions.
    Drawing on the case of Mexico, this article examines the definitional and professional struggles between judicial authorities and civil society NGOs regarding the implementation of anti-corruption policies. Since Mexico's democratic transition, civil society has been engaged in a threefold process of denunciation, lobbying and insertion into state institutions, in successive moral crusades (electoral fraud, duty of transparency, etc.). However, despite a favorable national and international context and active participation in the design of the National Anti-Corruption System, civil society players have been partly marginalized in favor of judiciary actors. Nowadays, the moral struggles behind these professional issues reveal the different perceptions of what “fighting corruption” means. This contributes to mutual distrust between civil society and the judicial authorities, and restricts the work carried out within the institutions.
  • Faire des organisations anti-corruption un levier de réforme des États ? Importation et domestication de l'Open Government Partnership (OGP) en Argentine et Tunisie - Quentin Deforge p. 47-72 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
    Cet article étudie en quoi l'Open Government Partnership (OGP) contribue à redéfinir les relations de pouvoir qu'entretiennent les organisations anti-corruption avec les gouvernements. Sur la base d'entretiens, de l'observation d'événements internationaux et de l'étude de documents de travail, il étudie pour cela sa création à l'initiative de l'administration Obama en 2011, puis son importation en Argentine, à partir de 2012, et en Tunisie, à partir de 2013. L'article montre d'abord en quoi l'OGP s'appuie sur un instrument spécifique, les « plans d'action OGP », dans le but d'instituer une forme de gouvernementalité transnationale, supposée mettre les organisations anti-corruption en capacité de contraindre leurs gouvernements à mener les réformes. La dimension comparative permet ensuite d'étudier l'importation de ce mécanisme en le distinguant de ce qui relève des singularités historiques et politiques propres aux deux pays. En Argentine, l'OGP a été importé par des organisations mobilisées contre l'opacité de l'administration Kirchner, avant que le gouvernement de centre droit arrivé au pouvoir en 2015 ne cherche à devenir le « bon élève » du mécanisme. En Tunisie, l'OGP a été importé par des militants et des élites politiques qui souhaitaient mettre fin à l'opacité de l'État qui prévalait sous le régime de Ben Ali, avant d'être domestiqué à partir de 2014 par une administration parvenue à en faire un instrument de légitimation échappant à toute contrainte. L'article montre donc, in fine, que si la conduite des organisations anti-corruption et des États se redéfinit bien autour de l'OGP, le mécanisme ne contraint pas pour autant ces derniers à mener des réformes.
    This article examines how the Open Government Partnership (OGP) redefines the power relations between anti-corruption organizations and governments. Based on interviews, observation of international events, and the study of documents, it examines its creation at the initiative of the Obama administration in 2011, then its import into Argentina in 2012 and Tunisia in 2013. The article first shows how the OGP relies on a specific instrument, the ‘OGP action plans', to institute a form of transnational governmentality supposed to put anti-corruption organizations in a position to compel their governments to carry out reforms. The comparative dimension then enables us to study the import of this mechanism, distinguishing it from the historical and political singularities specific to the two countries. In Argentina, the OGP was imported by organisations campaigning against the opacity of the Kirchner administration, before the centre-right government that came to power in 2015 sought to become the mechanism's ‘good pupil'. In Tunisia, the OGP was imported by activists and political elites who wanted to put an end to the opacity of the State that prevailed under the Ben Ali regime, before being domesticated from 2014 onwards by an administration that managed to turn it into an instrument of legitimisation free of any constraints. Ultimately, the article shows that while the conduct of anti-corruption organisations and governments is being redefined around the OGP, the mechanism does not oblige them to carry out reforms.
  • Les associations, la société civile et l'État - Pierre Lascoumes p. 73-95 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
    Les associations de lutte contre la corruption tiennent un rôle essentiel de contre-expertise par rapport aux autorités gouvernementales. Elles se sont développées en France depuis le début des années 2000. Elles sont au nombre de quatre. L'article analyse la façon dont se combinent les trois dimensions de leur stratégie d'action : la mobilisation des publics, l'appui de la politique publique et la critique. Leur rôle est essentiel pour deux raisons majeures. D'une part, elles agissent dans un contexte social dissonant où les citoyens ont souvent une attitude ambigüe vis-à-vis de la corruption. D'autre part, en raison des nombreuses lacunes de la réaction sociale institutionnalisée, celle des agences et celle de la justice.
    Anticorruption associations play a key role in providing counter-expertise to government authorities. In France, they have grown since early 2000s. This article aims to analyse the way in which the three dimensions of such associations' strategy are combined: 1) public mobilization; 2) public policy support; 3) social critics. Their role is crucial for at least two major reasons. On the one hand, they act in a dissonant social context in which citizens often have an ambiguous attitude towards corruption. On the other, they relate to the many shortcomings of the institutionalised social reaction from State agencies and the justice system.
  • Aspects juridiques de l'action des associations de lutte contre la corruption face aux élites délinquantes - Céline Laronde-Clérac p. 97-114 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
    Face au développement de la délinquance des élites, les associations de lutte contre la corruption jouent un rôle essentiel. L'hostilité de la jurisprudence à leur reconnaître le droit d'exercer une action civile devant le juge pénal a conduit le législateur à habiliter ces associations à exercer les droits reconnus à la partie civile. Cependant, cette habilitation est conditionnée, notamment par un agrément ministériel. L'actualité récente montre que l'habilitation législative est un moyen pour les pouvoirs publics de contrôler et éventuellement d'entraver l'action des associations de lutte contre la corruption.
    Faced with the development of elite delinquency, anti-corruption associations play an essential role. The reluctance of case law to recognise their right to bring a civil action before the criminal courts has led the legislature to empower these associations to exercise the rights accorded to civil parties. However, this authorisation is subject to conditions, in particular ministerial approval. Recent events show that legislative empowerment is a way for public authorities to control and possibly hinder the action of anti-corruption associations.
  • De l'École nationale de la magistrature à Anticor : Retour sur quatre décennies d'anticorruption à l'intersection des mondes judiciaire, associatif et politique - Éric Alt, Anthony Amicelle, Benjamin Loveluck p. 115-153 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
    En revenant par le menu sur la trajectoire professionnelle ainsi que sur les engagements associatifs et syndicaux d'Éric Alt, cet entretien avec donne à voir autrement plus de trente ans de corruption et d'anticorruption en France et en Europe, avec un double intérêt. Premièrement, il contribue à éclairer l'équilibre dynamique des tensions qui structurent la gestion des illégalismes des élites dirigeantes, et en particulier les rapports de force à l'œuvre dans et entre les mondes judiciaire, associatif et politique. Deuxièmement, l'entretien permet de rendre compte des manières contemporaines de policer les élites dirigeantes en entrant dans le fonctionnement de l'association anticorruption Anticor. Cet entretien est complété par la communication prononcée par Éric Alt à l'occasion de la journée d'étude « Société civile et lutte contre la corruption » (« Lutter contre une démocratie défaillante. Résister à la corruption »).
    This interview with Éric Alt takes a detailed look at his professional and activist career to offer a different perspective on more than thirty years of corruption and anti-corruption in France and Europe. Firstly, it sheds light on the dynamic balance of tensions that structures the fight against ruling elites' illegalisms with a particular focus on the power relations at work in and between the judicial, associative and political worlds. Secondly, the interview provides insight into contemporary ways of policing the ruling elites by looking into the everyday working of the anticorruption association Anticor. This interview is supplemented by the written version of Éric Alt's communication at the conference on “Civil society and the fight against corruption” (“Fighting against failing democracy. Resistance to corruption”).
  • Lutter contre une démocratie défaillante. Résister à la corruption - Éric Alt p. 155-160 accès réservé
  • Visibiliser les illégalismes de dominants. Enquêtes journalistiques et réaction sociale à l'heure des big data - Numa Gagey p. 161-190 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
    Nombre de scandales financiers qui émaillent l'actualité internationale depuis le début des années 2010 sont le fruit d'enquêtes qui s'appuient sur le datajournalisme. Prenant l'exemple de l'implication des journalistes français dans les enquêtes du Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ), la présente contribution vise à interroger la capacité de ces nouvelles pratiques à transformer la visibilité des illégalismes inhérents aux classes dominantes. Elle s'appuie pour cela sur 17 entretiens semi-directifs menés auprès de journalistes d'investigation, ainsi que sur une analyse des productions médiatiques publiées après les révélations. Réinterrogeant l'idée d'un renouvellement de l'enquête et de la réaction sociale grâce au datajournalisme, l'article montre en premier lieu que les scandales leaks se situent dans la continuité des pratiques usuelles d'investigation. En outre, si certaines bases de données ouvertes par les journalistes après l'enquête font l'objet d'une réappropriation institutionnelle, elles sont plutôt destinées à des publics « citoyens » distincts des autorités, et contiennent peu de données susceptibles d'alimenter l'action de ces dernières.
    Many of the financial scandals that have dominated international news since the early 2010s are the result of investigations based on data journalism. Taking the example of the involvement of French journalists in the investigations of the International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ), this contribution aims to examine the capacity of these new practices to transform the visibility of illegalims inherent in the dominant classes. It is based on 17 semi-structured interviews with investigative journalists, as well as an analysis of media productions published after the revelations. Questioning the idea of a renewal of investigation and social reaction thanks to datajournalism, the article shows firstly that the leaks scandals are nevertheless a continuation of the usual investigative practices. Additionally, while some of the databases opened by journalists after the investigation have been reappropriated by institutions, they are intended more for ‘citizen' audiences other than the authorities and contain little data that could be used by the latter.
  • Informer pour punir ? Pandora Papers, un non-scandale sans précédent - Anthony Amicelle, Jean Bérard, Killian Chaudieu p. 191-226 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
    L'article porte sur les réactions suscitées en France par la « plus grande enquête de l'histoire du journalisme » : les Pandora Papers. En tant que dénonciation publique posée par les membres du Consortium international des journalistes d'investigation, cette enquête visait à faire advenir des mobilisations à la hauteur de l'ampleur inédite des révélations au sujet des illégalismes fiscaux des classes dominantes à travers le monde. Or, ce double principe de causalité et de proportionnalité ne s'applique pas à la dynamique du scandale. À partir d'une analyse de la presse et d'une comparaison avec les Panama Papers, nous montrons comment l'accusation portée dans l'espace public glisse sur les élites dirigeantes qui font valoir la légalité de leurs pratiques, ce qui interroge en retour la démarche des accusateurs : si la finalité de l'information journalistique est une forme de dénonciation comportant des suites judiciaires, qu'en reste-t-il lorsque les accusés parviennent à faire valoir que, sauf exception, ils ne sont pas poursuivis ? La mise en scène de la révélation et de ses suites semble coincée entre l'évidence d'un système scandaleux et le piège de la faute pénale introuvable. Comment expliquer ce scandale qui ne prend pas ? L'analyse ne donne pas de clef unique d'interprétation mais ouvre des pistes de réflexion, des capacités de résistance des élites accusées à la structure de l'espace journalistique et à l'absence de relais de la part du gouvernement.
    The article aims to question the reactions in France to ‘the largest investigation in journalism history'. Drawing on both an exhaustive study of press articles and a comparison with the Panama Papers, we show how the public denunciation has no impact on the accused ruling elites who argue that their practices are legal. This in turn calls into question the accusers' attitude: if the purpose of journalistic information is a form of denunciation with intended legal consequences, what happens when the ‘accused' successfully assert that they are not prosecuted, apart from a few exceptions? The framing of the revelations and their follow-up seems to be caught between the evidence of a scandalous system and the trap of unfindable criminal misconduct. How can this lack of scandal be explained? The analysis does not provide a unique hypothesis but it raises several issues for consideration, from the accused elites' capacity of resistance to the structure of the journalistic universe and the lack of governmental reaction
  • Quand des illégalismes économiques populaires répondent à ceux des puissants. Monopoles commerciaux et pillages alimentaires au Burkina Faso - Vincent Bonnecase p. 227-251 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
    Au Burkina Faso, il est commun d'invoquer les « monopoles commerciaux donnés par l'État aux grands commerçants » même si, officiellement, il n'y a presque plus de monopole dans le pays. Une telle expression dénonce les rapports cachés entre les autorités politiques et les élites économiques et la manière dont ces dernières peuvent, grâce à une application plus souple de la loi à leur encontre, dominer la distribution des biens de consommation courante. Cet article interroge les compréhensions populaires de ce phénomène à partir d'entretiens réalisés dans des quartiers populaires des deux principales villes du pays, mais aussi les réponses collectives qui peuvent lui être données en revenant sur les pillages alimentaires survenus pendant l'insurrection de 2014. Ce faisant, il s'agit de se demander comment des illégalismes économiques populaires répondent ponctuellement à celui des puissants, sans que l'ordre social s'en trouve pour autant bouleversé.
    In Burkina Faso, it is common to speak of ‘commercial monopolies granted by the state to large traders', even though officially there are few monopolies in the country. Such an expression denounces the hidden relationship between the political authorities and the economic elites, and the way in which the latter are able to dominate the distribution of everyday consumer goods thanks to a more flexible application of law towards them. This article examines understandings of this phenomenon, based on interviews conducted in working-class neighbourhoods in the country's two main cities, but also the collective responses that can be given to it by looking back at the food looting that occurred during the 2014 uprising. The aim is to explore how working class economic illegalisms can sometimes respond to those of the powerful without disrupting social order.
  • Chasseur et braconnier « hors-la-loi » : gestion différentielle des illégalismes et incitation à jouer avec la loi - David Scheer p. 253-285 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
    Cet article étudie deux cas d'infraction en matière de chasse en Belgique : un cas de braconnage et une fraude aux plans de tir. L'analyse comparative du traitement de ces deux faits infractionnels illustre parfaitement la gestion différentielle des illégalismes, un « petit » braconnier étant traduit en justice devant les tribunaux pénaux et un « gros » chasseur bénéficiant d'une sanction administrative mineure. Ensuite, cet article poursuit l'examen des retombées liées au fait qu'une enquête relative à un chasseur puissant ait été ouverte. La restructuration d'une unité de répression des infractions en matière de chasse montre ainsi la puissance de certaines élites, parfois délinquantes. Enfin, le texte traite des clubs de chasse dans leurs manières d'aider, voire d'inciter, les chasseurs à s'arranger avec les règles. L'article s'attarde ainsi sur l'effet de protection des illégalismes de droit par des associations non-gouvernementales.
    This article examines two hunting offences in Belgium: poaching and shooting plan fraud. The comparative analysis of the treatment of these two violations perfectly illustrates the differential management of illegalisms, with a ‘small' poacher being prosecuted in the criminal courts and a ‘big' hunter receiving a minor administrative sanction. This article then goes on to examine the repercussions of investigating a powerful hunter. The restructuring of a hunting law enforcement unit demonstrates the power of certain elites, some of whom are delinquent. Finally, the article examines hunting clubs in ways that they help, or even incite, hunters to work around the rules. The article thus focuses on the effect of non-governmental associations in protecting the regimes of illegalisms of rights.