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Revue | Actes de la recherche en sciences sociales |
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Numéro | vol. 64, no. 1, 1986 |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
De quel droit ?
- La force du droit - Pierre Bourdieu p. 3-19 La force du droit. Une sociologie rigoureuse du droit se distingue de ce que l'on appelle d'ordinaire la «science juridique» en ce qu'elle prend cette dernière pour objet. S'arrachant à l'alternative du formalisme, qui affirme l'autonomie absolue de la forme juridique par rapport au monde social, et de l'instrumentalisme, qui conçoit le droit comme un reflet ou un outil au service des dominants, elle fait apparaître ce que ces deux visions antagonistes, internaliste et externaliste, ont en commun d'ignorer, à savoir l'existence d'un univers social relativement indépendant par rapport aux demandes externes, à l'intérieur duquel se produit et s'exerce l'autorité juridique, forme par excellence de la violence symbolique légitime dont le monopole appartient à l'État. Le contenu pratique de la loi qui se révèle dans le verdict est l'aboutissement d'une lutte symbolique entre des professionnels dotés de compétences inégales. La constitution d'une compétence proprement juridique, (inséparablement technique et sociale), entraîne la disqualification du sens de l'équité des non-spécialistes. Ce décalage entre la vision vulgaire du justiciable, c'est-à-dire du client, et la vision savante de l'expert, juge, avocat, conseiller juridique, etc., est constitutif d'un monopole. Il résulte de la structure et du fonctionnement même du champ où s'impose un système d'exigences spécifiques dont le cœur est l'adoption d'une posture globale, visible notamment en matière de langage. Le droit est sans doute la forme par excellence du pouvoir symbolique de nomination et de classement qui crée les choses nommées et en particulier les groupes. Il n'est pas trop de dire qu'il fait le monde social, mais à condition de ne pas oublier qu'il est fait par lui.The Force of the Law. A rigorous sociology of law differs from what is usually called «juridical science» in that it takes the latter for its object. Breaking out of the false dilemma of formalism, which asserts the absolute autonomy of the juridical form vis-a-vis the social world, and instrumentalism, which conceives law as a reflection or a tool in the hands of the dominant classes, it shows what these two antagonistic visions, internalist and externalist, both ignore, namely the existence of a social universe relatively independent of external demands, within which juridical authority, the form par excellence of the legitimate symbolic violence monopolized by the State, is exercised and produced. The practical vision of the law that is revealed in the verdict is the culmination of a symbolic struggle between professionals endowed with unequal technical and social competences. The constitution of a specifically juridical competence, often antithetical to the simple recommendations of common sense, leads to the disqualification of the sense of equity of non-specialists. This discrepancy between the vulgar vision of the layman, and the learned vision of the expert — judge, attorney, legal consultant, etc. — is the basis of a power relation which sets up two different Systems of presuppositions, two socially unequal views of the world, and it results from the structure and the very functioning of the field where a System of demands is imposed, at the heart of which is the adoption of a comprehensive posture, particularly visible in matters of language. Law is no doubt the form par excellence of the symbolic power of naming and classifying which creates the things named, and particularly groups. It is not excessive to say that it makes the social world, so long as it is not forgotten that it is also made by that world.
- Du corps judiciaire à la crise de la magistrature - Jean-Pierre Mounier p. 20-29 Du corps judiciaire à la crise de la magistrature. Cette contribution à une histoire sociale de la magistrature vise à élaborer un corps d'hypothèses propres à rendre compte de la crise qui, dans les années 60, affecte la magistrature. Lorsque l'évolution des stratégies de reproduction de certaines fractions de la classe dominante se conjugue avec une modification profonde des conditions d'exercice de la profession, le corps se transforme en un champ où s'affrontent «intégristes» et «progressistes».The Judiciary in Crisis. This contribution to a social history of the judiciary seeks to devise a set of hypotheses capable of accounting for the crisis which occurred in the French judiciary in the 1960s. When the evolution of the reproduction strategies of certain fractions of the dominant class is combined with a profound transformation of the conditions of work in the profession, the judiciary «body» becomes a field in which «traditionalists» clash with «progressives».
- Groupes de pression et groupes consensuels - Rémi Lenoir p. 30-39 Groupes de pression et groupes consensuels. Le processus au terme duquel des prétentions singulières et privées parviennent au statut de revendications collectives et publiques prend fréquemment la forme d'une «cause à défendre» qui se constitue autour de groupes formés non pas à partir d'intérêts catégoriels, mais sur une base plus large tendanciellement représentative de l'ensemble de l'espace social. Le travail systématique d'élargissement de leur base qui caractérise ces groupes consensuels contribue à faire accéder les intérêts qu'ils défendent au statut d'une cause transpolitique, proche de ce qu'opèrent, selon une autre logique, les professionnels du droit.Pressure Groups and Consensus Groups. The process whereby private, individual claims achieve the status of public, collective demands frequently takes the form of a «cause to be defended» which is constituted around groups formed not on the basis of sectional interests but on a broader base which tends to represent the whole of the social space. The systematic work of broadening their constituency which characterizes these consensus groups helps to raise the interests they defend to the level of a trans-political cause, akin to what is performed, through a different logic, by the professionals of law.
- Habitus, code et codification - Pierre Bourdieu p. 40-44 Habitus, code et codification. S'il est de la vocation même de la sociologie de rappeler que, selon le mot de Montesquieu, on ne transforme pas la société par décret, il reste que la conscience des conditions sociales de l'efficacité des actes juridiques ne doit pas conduire à ignorer ou à nier ce qui fait l'efficacité propre de la règle, du règlement et de la loi. La juste réaction contre le juridisme, qui conduit à restituer leur place, dans l'explication des pratiques, aux dispositions constitutives de l'habitus, n'implique nullement que l'on mette entre parenthèses l'effet propre de la règle explicitement énoncée, surtout lorsque, comme la règle juridique, elle est associée à des sanctions. Et inversement, s'il n'est pas douteux que le droit exerce une efficacité spécifique, imputable notamment au travail de codification, de mise en forme et en formule, de neutralisation et de systématisation, que réalisent, selon les lois propres de leur univers, les professionnels du travail symbolique, il reste que cette efficacité, qui se définit par opposition à l'inapplication pure et simple ou à l'application fondée sur la contrainte pure, s'exerce dans la mesure et dans la mesure seulement où le droit est socialement reconnu, et rencontre un accord, même tacite et partiel, parce qu'il répond, au moins en apparence, à des besoins et des intérêts réels.Habitus, Code and Codification. Though it is precisely the vocation of sociology to point out that, in Montesquieu's phrase, «society is not changed by decree», the fact remains that awareness of the social conditions of the efficacy of juridical acts must not lead one to ignore or deny that which makes the specific efficacy of rules, regulations and laws. The justified reaction against juridism which makes it possible to restore their rightful place, in explaining practices, to the dispositions constituting the habitus, in non way implies that one should bracket off the intrinsic effect of an explicitly stated rule, especially when, like the juridical rule, it isassociated with sanctions. Conversely, while there is no doubt that law exerts a specific efficacy, attributable in particular to the work of codification, structured formulation, neutralization and systematization, which the professionals of symbolic work carry out in accordance with the specific laws of their universe, it is nonetheless the case that this efficacy, which is defined by opposition to pure and simple non-application or to application based on pure constraint, works only to the extent that law is socially recognized and meets a demand, albeit tacit and partial, because it corresponds, at least apparently, to real needs and interests.
- La force du droit - Pierre Bourdieu p. 3-19
- Une fiction politique : la nation - Louis Pinto p. 45-50 Une fiction politique : la nation. L'œuvre de Jenö Szücs permet de suggérer quelques hypothèses sur la genèse et les propriétés du concept de nation. Loin d'être une forme accidentelle de la conscience nationale, le populisme exprime une exigence d'ordre indissociablement logique et politique, celle de fonder en nature (dans «la langue et les moeurs») la violence symbolique inhérente aux figures historiquement contingentes que revêt le principe général de la souveraineté populaire.A Political Fiction : the Nation. The work of Jenö Szücs enables one to suggest some hypotheses regarding the genesis and properties of the concept of nation. Far from being an accidental form of national consciousness, populism expresses a demand for inseparably logical and political order, that of grounding in nature (in «language and customs») the symbolic violence inherent in the historically contingent forms of the general principle of popular sovereignty.
- Sur le concept de nation - Jenö Szücs p. 51-62 Sur le concept de nation. L'analyse du sentiment «national» (ou de la «conscience de communauté» nationale) est par excellence l'occasion pour la science historique de suivre une démarche comparative qui fournit de nombreux enseignements et, notamment, ceux-ci : la catégorie de «nation», loin d'être universelle, est le résultat d'un long processus culturel et politique qui a consisté à référer la loyauté politique à des entités abstraites (royaume, patrie, Etat) ; une étape capitale de ce processus a été au Moyen-Age l'élaboration d'un discours associant, comme la Gesta Hungarorum étudiée ici, l'argumentation de la théorie politique et la narrativité du mythe des origines et des ancêtres.On the Concept of the Nation. Analysis of «national» feeling (or of the national «sense of community») is the opportunity par excellence for historical science to apply a comparative approach, which yields numerous lessons, in particular the following : the category «nation», far from being universal, is the result of a long cultural and political process which consisted in referring political loyalty to abstract entities (kingdom, fatherland, State) ; a key stage in this process was the development, in the Middle Ages, of a discourse which, like the Gesta Hungarorum studied here, combines the argumentation of political theory with the narrative element of the myth of the origins and of the ancestors.
- La condition de félicité ? 1 - Erving Goffman p. 63-78 La Condition de Félicité. Tout être humain normalement constitué (et socialisé) est capable de comprendre que «Arrête de changer de sujet !» est une réponse adéquate à «Qu'est-ce que tu as pensé du film hier soir ?» — en fait à n'importe quelle question. C'est que, derrière et au-delà des paroles, nous savons remonter vers ce qu'elles présupposent et impliquent. Mais là où l'esprit va le plus souvent sans effort (et même les erreurs et les incompréhensions sont encore une manifestation de cette capacité), l'analyse achoppe : puisque tout fragment de discours peut a priori présupposer et impliquer toutes choses au monde, comment découvrir les principes en vertu desquels telle énonciation se trouve en l'espèce suivie de telle autre mutuellement sentie ou non comme en étant la suite heureuse, au sens d'Austin. Point aveugle de tous les travaux sur les présuppositions, les implicatures, les conditions de félicité et autres maximes conversationnelles. La tâche est sans doute impossible. Mais peut-être peut-on énoncer au moins la Condition qui fait que chacun se sent tenu de faire de ses propres paroles une suite possible à celles d'autrui, ou bien de ne ménager aucun effort pour percevoir en quoi les paroles d'autrui sont une suite possible aux siennes propres — n'y renonçant que quand la folie, ultime sanction, est patente.The Condition of «Felicity». Every normally constituted (and socialized) human being is capable of understanding that «Stop changing the subject ! » can be an adequate answer to «What did you think of the film last night ?» — and indeed to any question. We are able to go behind and beyond the words to what they presuppose and imply. But where the mind generally moves effortlessly (and even errors and misunderstandings still demonstrate this principle), analysis stumbles. Since any speech fragment can a priori presuppose and imply anything in the world, how can one discover the principles whereby an utterance tends in fact to be followed by another which is mutually felt or not as being its «happy outcome», in Austin's sense ? This is the blind spot of all research on presuppositions, implications, conditions of felicity and other conversational maxims. The task is probably an impossible task. But one can at least state the Condition whereby each person feels required to make his own words a possible follow-up to other people's words, or to spare no effort to see other people's words as a possible follow-up to his own, giving up only when rnadness, the ultimate sanction, is patent.
- A propos des "médecines naturelles" - Pierre Elzière p. 79-80
- La professionnalisation de la psychologie sous le nazisme - Ulfried Geuter p. 81
- George Stocking, Jr. et l'histoire de l'anthropologie - Yves Winkin p. 81-84
- Savants appliqués : l'agriculture et ses sciences aux Etats-Unis - Jean-Louis Fabiani p. 84-85
- Résumés - p. 86-91