Contenu du sommaire : Frontières d'humanité
Revue | Politix |
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Numéro | vol. 23, no 90, 2010 |
Titre du numéro | Frontières d'humanité |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Éditorial - p. 3-5
Dossier : Frontières d'humanité
- Pour une sociologie des « frontières d'humanité » - Rémy Catherine, Winance Myriam p. 7-19 Le thème des « frontières d'humanité » est au cœur du projet des sciences humaines. La littérature existante sur le sujet fait cependant apparaître une tension entre deux manières de l'aborder. La première est normative et vise, dans la lignée d'une anthropologie fondamentale, à définir un propre de l'homme et à tracer une frontière entre les humains et les autres. La seconde, plus récente, est descriptive et s'attache aux pratiques d'humanisation ou de déshumanisation. Dans cette perspective, il s'agit d'analyser des processus qui ont pour résultat une sortie de l'humanité de certains individus ou collectifs, mais aussi une mise au pluriel de la notion ; on parle alors d'humanités altérées ou encore d'une humanisation ou d'une réhumanisation d'individus non humains ou préalablement déshumanisés. Depuis une vingtaine d'années, l'espace de la biomédecine et celui du handicap se caractérisent par un travail particulièrement dense autour de ces « frontières d'humanité » entendues dans la seconde acception : ce numéro tente d'en dresser un panorama. Au-delà de ces deux univers particuliers, une sociologie des « frontières d'humanité » invite à explorer des situations variées et peut-être plus ordinaires où se joue l'appartenance à une humanité commune.The question of the “frontiers of humanity” is at the heart of the social sciences project. It is possible to distinguish two ways of addressing the issue. The first is normative: the aim is to draw a line between what is “peculiar to humans” and that what is not. The second way of considering the “frontiers of humanity” is descriptive: it is a form of reflection on the way in which any being can be humanized or dehumanized. From this point of view, humanity appears to be the result of processes that make it either appear or disappear. For twenty years now, the fields of biomedicine and of disability are both characterized by a particularly complex work concerning the “frontiers of humanity” understood in the second meaning: this issue tries to give a comprehensive overview of it. Beyond these two fields, a sociology of the “frontiers of humanity” is an invitation to investigate various settings, maybe more ordinary, in which the membership to a commune humanity is at stake.
- L'artifice et les Lumières : de la sociobiologie à la biosocialité - Rabinow Paul p. 21-46 Ce texte est la traduction, réalisée par Frédéric Keck, de l'article de Paul Rabinow intitulé « Artificiality and Enlightenment: From Sociobiology to Biosociality » et paru en 1996 dans Essays on the Anthropology of Reason (Princeton, Princeton University Press). Est ainsi mise à disposition du lectorat francophone une contribution importante de Paul Rabinow, dans laquelle il élabore, à partir, notamment, d'une analyse du Projet Génome Humain, le concept de « biosocialité », devenu central aujourd'hui pour les recherches qui abordent les développements liés aux biotechnologies et aux transformations du vivant. La traduction est suivie d'une note de Frédéric Keck qui présente la genèse, précise les enjeux et évoque certains prolongements de ce texte.This text is the translation, by Frédéric Keck, of Paul Rabinow's “Artificiality and Enlightenment: From Sociobiology to Biosociality”, published in 1996 in his Essays on the Anthropology of Reason (Princeton, Princeton University Press). This translation makes available to the francophone readership an important contribution of Paul Rabinow, in which he develops, departing from an analysis of Human Genome Project, the concept of “biosociality”. This concept is central today for the research on issues related to biotechnology, life sciences and, more generally, to the “boundaries of the human”. The translation is completed by a presentation, by Frédéric Keck, of the background, the stakes and the perspectives opened by the text.
- Qui est le plus humain ? La disponibilité des corps de l'homme et de l'animal pour la transplantation d'organes - Rémy Catherine p. 47-69 La transplantation d'organes nécessite le recours à des prélèvements sur des donneurs disponibles et compatibles. Dans cet article, deux controverses autour de prélèvements, le premier réalisé sur un donneur animal, le second sur un donneur humain, sont analysées. Si l'animal a longtemps été envisagé comme un bon donneur en raison de sa disponibilité, la mise en compatibilité avec le corps humain a signifié son humanisation physiologique. C'est sur cette humanisation que des groupes militants de la cause animale se sont appuyés pour dénoncer son objectivation, critique qui a été dans un second temps reprise par les scientifiques et qui a abouti à une mise en indisponibilité des primates. L'utilisation de greffons humains, qui est préférable en termes de compatibilité, a été rendue possible par la création d'une nouvelle définition juridique de la mort qui a mis en disponibilité des humains morts et vivants. Cette nouvelle modalité de traitement de l'humain est perçue par certains proches de donneurs comme une pratique de déshumanisation intolérable.In this paper, the aim is to think together the transplantation of today, allo-transplantation, and the transplantation of the future, xeno-transplantation, that is to say the use of organ animals for human recipients. We focus on two controversies. The first controversy is about the harvesting of several organs on a young French man who died from a bike accident, and the second about an attempt of xenotransplantation on a dying American baby. If, at first sight, allo- and xeno-transplantation seem radically different practices, the detailed description of this two cases shows a quite different picture. Indeed, it becomes difficult to say who is the most “human”: the human being transformed in an objectivized corpse or the humanized and “sacrificed” animal? Through the practice of transplantation, an astonishing new scale of beings emerges.
- Le bon vouloir des restes humains à être exhibés - Esquerre Arnaud p. 71-89 Le cas d'une exposition de restes humains, Our Body, qui a eu lieu en France de 2008 à 2009 est étudié à travers la controverse que cette exposition a suscitée. Puis celle-ci est comparée aux restes humains exposés dans des musées publics français. Enfin, sont examinés les arguments déployés par les juges qui ont interdit cette exposition. L'étude de ce cas montre comment est constituée une catégorie exceptionnelle d'objets, les restes humains, qui ne doivent pas être conservés dans le privé, sauf dérogation. Lorsqu'ils sont dans un espace public, les restes humains ne peuvent cependant pas être exhibés sans un consentement préalable du vivant de la personne. Mais les institutions que l'État légitime peuvent exposer des restes humains, qu'un consentement ait été donné ou non, et les transformer en pièces de musée.In 2008-2009, an exhibition of corpses named Our Body took place in France. This article first analyses the controversy about this exhibition. Then, the article compares Our Body with the case of corpses exhibited in French public museums. At last, the article examines the arguments of the judges who forbade the exhibition. This case study proves that the corpses are an unusual category of objects which cannot be kept in private space except if they are allowed to. Even if corpses are in public spaces, they cannot be exhibited in a public space unless a pre-mortem written consent of the person. However, public institutions can exhibit corpses, without this consent, and transform these corpses into museum pieces.
- Figures de victimes et réparation des violences faites aux corps. Quand la chirurgie esthétique se donne à voir - Barbot Janine, Cailbault Isabelle p. 91-113 Cet article s'inscrit dans un ensemble de recherches sur les transformations historiques du traitement de la plainte des patients. La chirurgie esthétique a toujours suscité des interrogations vives relatives à sa légitimité aux marges du modèle curatif dominant. L'évaluation des personnes qui y recourent, la prise en considération de leurs plaintes ont fait l'objet d'un travail critique intense. C'est à ce travail que nous nous intéressons, en prenant appui sur un corpus d'émissions de télévision diffusées entre 1952 et 2008. Du cadrage de la chirurgie esthétique comme moyen de réduction des handicaps sociaux, à celui d'une recherche d'accomplissement de soi : la nature de ce qui dans la personne fait défaut, l'identification des disgrâces à corriger et leurs modes d'objectivation se sont considérablement transformés. L'article montre que c'est toute une manière d'envisager la mise en scène de victimes « dans » – puis « de » – la chirurgie esthétique et d'en construire la cause qui s'est ainsi trouvée réagencée.This article is part of a series of research projects on the historical changes to the ways in which patients' complaints are treated. Cosmetic surgery has always given rise to lively debate as to its legitimacy on the fringes of the dominant curative model. The evaluation of people using cosmetic surgery and the consideration of their complaints have been the object of intense analysis. This is the work that we have been examining, basing our work on a corpus of television programmes broadcast between 1952 and 2008. From cosmetic surgery as a means of reducing social disabilities, to that of a means of self-accomplishment: the nature of what is defective in an individual, the identification of defects to be corrected and the ways in which they are objectivised have changed considerably. The article shows that it is the entire manner of contemplating the representation of victims “in” and then “of” cosmetic surgery and of constructing the cause which has thus been reorganised.
- Mobilités en fauteuil roulant : processus d'ajustement corporel et d'arrangements pratiques avec l'espace, physique et social - Winance Myriam p. 115-137 L'auteur, à travers une analyse de la mobilité en fauteuil roulant, s'interroge sur la distinction – issue de l'opposition historique de deux modèles du handicap, d'un côté un modèle individuel, de l'autre un modèle social – entre l'expérience singulière et l'expérience sociale du handicap. En s'intéressant à l'interaction entre la personne et son fauteuil, elle montre qu'il existe une continuité dans l'expérience de la personne : sa mobilité (sa forme et son étendue) résulte d'un processus d'adaptation réciproque avec son fauteuil et son environnement, qui engage son corps. Dans ce processus, le statut du fauteuil (comme objet incorporé ou extérieur) et l'espace (social et physique) de circulation de la personne sont corrélativement et progressivement définis. L'analyse de ces processus de co-définition est importante, car elle permet d'identifier la diversité des ressources – autre personne, objets, aménagement urbain ou du bâti, service, etc. – sur lesquelles s'appuient les personnes pour circuler et agir en fauteuil roulant, dans différents espaces, privés ou publics.The author uses wheelchair mobility to examine the distinction (based on the historical opposition of two models of disability – an individual model and a social model) between the individual experience and the social experience of disability. In looking at the interaction between the person and the wheelchair, she demonstrates that there is continuity in people's experiences: their mobility (its form and extent) is the result of a process of reciprocal adaptation with their wheelchairs and their environment, which involves their bodies. In this process, the status of the wheelchair (as an incorporated or outside object) and of a person's space for movement (both social and physical) are correlatively and gradually defined. Analysis of these co-definition processes is important, because it allows us to identify the diversity of the resources – other people, objects, urban planning, services – upon which people rely in order to be able to move around and act in wheelchairs and in different public and private spaces.
- « La chose la plus rapide sans jambes ». Oscar Pistorius ou la mise en spectacle des frontières de l'humain - Marcellini Anne, Vidal Michel, Ferez Sylvain, De Léséleuc Éric p. 139-165 En ce début de XXIe siècle, un homme, que l'on aurait qualifié d'infirme il y a à peine trente ans, interroge l'institution sportive en revendiquant une participation aux compétitions sportives avec des athlètes « valides ». Oscar Pistorius, qui se présente lui-même comme « la chose la plus rapide sans jambes », est à l'origine d'une controverse fortement relayée par les médias, mobilisant les instances sportives internationales, ainsi que la communauté scientifique, en posant la question de son statut. Ce débat dépasse largement son cas individuel pour ouvrir sur celui du statut des athlètes « appareillés ». Son étude montre qu'au-delà de la question de l'équité sportive, les controverses autour d'Oscar Pistorius lient les questions relatives au dopage sportif avec celles portant sur la compensation technologique des handicaps et la réparation biomédicale des déficiences. Ainsi s'ouvre à partir de l'arène sportive, un débat politique concernant la place « à faire » dans les sociétés actuelles et futures à l'humain « technologisé » et potentiellement hyper-performant. Ce débat permet, par là même, de saisir les enjeux symboliques du spectacle sportif contemporain.In the beginning of 21th century, a man, who would have been characterized as infirm thirty years ago, questions the sport institution by claiming a participation in abled-bodies sport competitions. Oscar Pistorius who presents himself as “the fastest thing with no legs”, triggered since 2004 a controversy about his status involving international organisations of Olympic and Paralympic sports, as well as the scientific community. This controversy exceeds widely his individual case to open on the status of “technologized athletes” in general. The study of the debates shows that, more than the mere question of equity, the controversy about Oscar Pistorius links issues of doping, of the technological compensation of disabilities, and the biomedical reparation of impairments. Thus, the sports arena opens a political debate about what place should be given in the actual and future societies to the “technologically enhanced” and potentially hyper-successful human. This debate allows also understanding symbolic stakes of the contemporary spectacle of sports.
- Pour une sociologie des « frontières d'humanité » - Rémy Catherine, Winance Myriam p. 7-19
Varia
- La rage en France : vieux problème, nouvelle crise - Foures Franck p. 167-191 En août 2004 éclate pour la première fois une crise liée à l'introduction en France d'un chien enragé. De multiples événements similaires sont pourtant toujours restés confinés dans la sphère professionnelle. Pour éclairer la genèse de cette première crise de la rage, cet article montre comment cette transformation d'un « vieux problème public » en crise peut être interprétée comme le résultat d'une brusque renégociation du compromis historique tissé autour de la gestion de cette maladie. Les recompositions de la scène de la sécurité sanitaire qui précèdent la crise vont permettre aux organisations de la Santé de se repositionner au cœur d'un dispositif de gestion de la rage dont elles étaient restées en marge. La succession des événements sanitaires, canicule tout d'abord et alertes à la rage ensuite, en remodelant la perception des crises et en développant des savoirs spécifiques sur la rage vont parallèlement rendre pensable et possible la transformation d'une alerte à la rage en crise. Enfin, la confrontation de cadres d'action différents va contribuer à reconfigurer le regard et l'analyse du risque sur l'alerte d'août 2004 et ainsi radicaliser les mesures de gestion mises en œuvre. Aussi comprendre la crise de la rage d'août 2004 nécessite-t-il de la replacer à la fois au sein de l'histoire du problème public de la rage et au cœur des reconfigurations inhérentes à l'ensemble des crises sanitaires.In August 2004, for the first time, France experienced a public health crisis triggered by the entry of a rabid dog within its border. In the past, similar events had remained confined within the professional community. To shed light on the onset of this first public rabies crisis, this paper shows how the transformation of a “business-as-usual” professional problem into a bona fide public health crisis may be interpreted as a sudden renegociation of the historical compromise which previously existed around the management of rabies. Public health changes and reorganizations which had occurred prior to this episode allowed human health authorities to reposition themselves at the centre of the rabies management programs, when they used to remain at their periphery. By reformating crisis perception and allowing the emergence of new specific rabies-related expertise, a series of health-related crises, from the 2003 heat wave to various rabies alerts, triggered the transformation of a rabies alert into a public health crisis. Furthermore, confronting various action frameworks played a part in modifying the perception and analysis of the August 2004 alert, thus contributing to the radicalization of implemented management decisions. Thus, to understand the August 2004 rabies crisis, it is necessary to consider it both within the history of rabies as a public concern, as well as within the larger moving landscape of health crisis management as a whole.
- L'écriture des règlements par les fonctionnaires du ministère de l'Écologie. La fabrique administrative du Plan de prévention des risques technologiques - Martinais Emmanuel p. 193-223 Cet article s'intéresse à l'écriture des textes réglementaires par les fonctionnaires d'administration centrale. Il porte sur la mise en règlement du plan de prévention des risques technologiques (PPRT), une disposition de la loi du 30 juillet 2003 qui vise à réformer la politique de prévention des risques industriels. L'analyse se focalise sur le travail concret des rédacteurs du ministère de l'Écologie, la façon dont ils s'organisent pour mener à bien cette mission particulière, les difficultés qu'ils rencontrent et les moyens qu'ils mettent en œuvre pour arriver à leur fin. Cette immersion dans la fabrique administrative du règlement est l'occasion de révéler certains traits de la production du droit, notamment son caractère non totalement planifié et plus ou moins aléatoire. En suivant les différentes étapes de cette production, on montre que le travail d'écriture n'est jamais donné à l'avance, ni entièrement prévisible.This article is dedicated to regulations writing by civil servants of the French ministry of environment. Precisely, it concerns the definition of the rules which allows the implementation of the technological risk prevention plan (TRPP) which is as a new land-use planning tool defined by a law of 2003. The analysis focuses on the concrete work of the rule-makers, the way they organize their actions, the difficulties they meet and the solutions they invent to solve the many problems linked to regulations writing. The diving in the “bureaucratic factory” of regulations put the accent on few characteristics of the regulations production. Especially it brings to light that this activity is not really planned and more or less random.
- La rage en France : vieux problème, nouvelle crise - Foures Franck p. 167-191
Notes de lecture
- Notes de lecture - p. 225-235