Contenu du sommaire : L'alimentation au travail depuis le milieu du XIXe siècle
Revue | Le Mouvement social |
---|---|
Numéro | no 247, avril-juin 2014 |
Titre du numéro | L'alimentation au travail depuis le milieu du XIXe siècle |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Cantines et alimentation au travail : une approche comparée, du milieu du XIXe siècle à nos jours - Stéphane Gacon p. 3-25
- Les trois âges du paternalisme. Cantines et alimentation ouvrière au Creusot (1860-1960) - Stéphane Gacon, François Jarrige p. 27-45 L'évolution des formes prises par l'organisation de l'alimentation constitue un observatoire privilégié pour penser le paternalisme et ses reconfigurations entre le milieu du XIXe siècle et la période dite des « Trente Glorieuses ». Au Creusot, le paternalisme des Schneider s'est globalement montré hostile au dispositif de la cantine qu'il n'a adopté que de mauvaise grâce pendant les périodes de crises exceptionnelles, notamment les deux guerres mondiales. Durant les périodes de paix sociale, l'entreprise privilégie le repas à domicile et un modèle familial fondé sur le rôle nourricier des ménagères. La cantine est surtout destinée aux travailleurs étrangers, aux jeunes célibataires et aux travailleurs situés à la marge. C'est donc au moment même où la restauration collective dans les entreprises tend à se normaliser sous l'égide de l'État dans le cadre d'une économie contractuelle que l'ancien paternalisme commence à disparaître. En France, le décret du 5 octobre 1960 impose en effet aux entreprises de plus de 25 salariés de mettre à leur disposition un local de restauration, ce qui favorise la multiplication des restaurants d'entreprise.The three ages of paternalism. Canteens and workers' meals in Le Creusot (1860-1960)The evolution of the organization of feeding constitutes a privileged observatory for thinking the paternalism and its reconfigurations between the mid-nineteenth century and the “Trente Glorieuses”. At Le Creusot, the paternalism of the Schneider family had generally been hostile to the canteen system. Canteens were accepted grudgingly during periods of exceptional crises, such as the two world wars. During peacetime, the firm emphasized the importance of taking meals at home, in support of a family model based on the nurturing role of the housewife. The canteen was mainly for foreign workers and single men. Only when corporate catering was generalized under the auspices of the State, in the context of a contractual economy, did this form of paternalism begin to disappear. The decree of October 5, 1960 made it mandatory for companies with more than 25 employees to provide them with a local restaurant, leading to the generalization of staff canteens.
- La restauration collective des ouvriers en France pendant la Grande Guerre - Xavier Vigna p. 47-63 Avant 1914, les cantines ouvrières sont rares. La Première Guerre mondiale constitue une phase d'accélération de leur développement et de leur transformation. Ces évolutions tiennent en premier lieu au caractère impérieux de l'amélioration du ravitaillement : il faut nourrir une nouvelle population, plus nombreuse, davantage composée de femmes et d'étrangers, avec leurs habitudes alimentaires. L'alimentation au travail présente des enjeux contemporains décisifs en termes d'effort de production, de paix sociale, et de réforme de la condition ouvrière, espérée en particulier par l'énergique ministre Albert Thomas. Les cantines se multiplient. L'initiative coopérative, pour gérer tantôt des restaurants et cantines, tantôt des magasins d'approvisionnement est importante mais, en la matière, l'initiative patronale domine de manière écrasante. Les ouvriers semblent se satisfaire d'une telle offre puisqu'ils s'inscrivent en masse pour se restaurer dans les cantines. Ces restaurants censés surmonter les difficultés de ravitaillement et de vie chère ne bénéficient pour autant que d'une fréquentation assez aléatoire.Catering for workers in France during the Great War
Prior to 1914, workers' canteens were rare. The First World War was a phase of accelerated development of this form of catering. These changes were due to the necessity of improving food supply: the population of workers to be fed had grown, and had also changed, with more women and foreigners, with different eating habits. The question of meal-taking at the workplace thus reveals critical contemporary issues of effort of production, social peace, and reform of labor conditions (for which minister Albert Thomas, in particular, had great hopes). The number of canteens increased considerably. The cooperative initiative to manage restaurants, canteens and sometimes supply stores was important, but in this respect, employers overwhelmingly dominated this kind of initiative. Workers seemed satisfied with such an offer. Nevertheless, they only haphazardly used such workplace restaurants, even though they were supposed to be an answer to problems of food supply and cost of living. - Cantines d'entreprise et discours hygiénistes dans l'industrie britannique de l'entre-deux-guerres - Vicky Long p. 65-83 L'implantation de cantines au sein d'un grand nombre d'usines britanniques pendant la Première Guerre mondiale a été le fruit de l'intervention du gouvernement, puis à nouveau pendant la Seconde Guerre mondiale. Il serait pourtant trompeur d'affirmer que l'existence de cantines d'entreprise en Grande-Bretagne ne fut que le résultat de l'intervention étatique. L'idéal de santé au travail qui a pris corps durant la Grande Guerre, et dont les cantines d'entreprise sont le reflet, permet d'expliquer pourquoi celles-ci sont devenues la pierre angulaire de l'action sociale patronale pendant l'entre-deux-guerres. Les cantines incarnaient en effet une vision englobante de la santé au travail, mettant l'accent sur la responsabilité de l'ouvrier dans l'entretien de sa santé à travers l'alimentation, l'hygiène et l'exercice physique. Minorant la responsabilité de l'employeur dans la santé de ses employés et occultant les risques sanitaires spécifiques au lieu de production industriel, elles ont constitué un outil efficace aux mains de ceux qui voulaient repousser l'adoption d'une législation sur la santé et la sécurité en entreprise. La cantine apparaît ainsi comme un élément-clé d'un programme d'action sociale au cœur duquel persiste la recherche de rendement. Les cantines peuvent aussi être vues comme l'expression même de la rationalisation industrielle puisqu'elles servaient à lutter contre l'indiscipline tout en assurant l'entretien du facteur humain de la production.Situating the factory canteen in discourses of health and industrial work in Britain (1914-1939)The widespread adoption of canteens within British factories was a product of government intervention during the First World War, reflecting the State's distinctive war-time objectives. However, this article has sought to dispel the notion that employers discarded such canteens following the cessation of hostilities, while acknowledging the distinctive function of industrial welfare architecture such as canteens in the interwar period. The ideal of industrial health which crystallised over the course of World War I, and which the factory canteen reflected, helps explain why canteens were the lynchpin of interwar industrial welfare scheme implemented by employers. Canteens embodied a holistic, generalised concept of industrial health which emphasised workers' responsibilities for securing their own health through diet, hygiene and exercise. They marginalised employers' responsibilities for their employees' health, and concealed the specific health hazards of the industrial workplace, thus serving effectively as a means of stalling legislative intervention on health and safety issues. Welfare supervisors viewed the canteen as a key ingredient of a person-centred industrial welfare scheme which could counterbalance the sense of alienation believed to result from the subdivision of production processes and the expansion of workforces. Far from transcending the process of industrial rationalisation and consequent depersonalisation of the worker, one might therefore ask whether canteens embodied the ethos of industrial rationalisation, serving to control unruly behaviour while maintaining the human component of industrial production.
- Nourrir les constructeurs du socialisme. Cantines et question alimentaire dans l'URSS des premiers plans quinquennaux (1928-1935) - François-Xavier Nérard p. 85-103 Dans l'URSS en train de s'industrialiser et de s'urbaniser, la cantine correspond d'abord à une ambition politique et théorique des bolcheviks. Elle doit favoriser l'efficacité de la production. Il s'agit de fournir une alimentation rationnellement pensée et préparée. Lieu d'une alimentation saine, la cantine doit également être celui d'une éducation politique et de la kulturnost (« civilisation des mœurs »). La crise alimentaire et le rationnement imposent progressivement la cantine comme le seul lieu possible d'une alimentation assurée et régulière des ouvriers soviétiques. Sur le terrain, la plus grande improvisation domine. Tout manque aux cantines : matériaux pour les bâtiments, chambres froides, équipements, personnel et surtout aliments. La saleté, la qualité déplorable de la nourriture, la monotonie ne peuvent que susciter l'insatisfaction et le mécontentement. Les cantines sont le symbole de l'impuissance soviétique à tenir les promesses des lendemains radieux. Elles sont également le creuset de l'expérience soviétique, fondatrice d'un rapport, mécontent mais accepté, au pouvoir et à ce qu'il donne. Dans ces conditions, la fréquentation de la cantine devient, pour le Soviétique, une expérience anthropologique et politique essentielle, une école du socialisme réel, un lieu fondamental de la formation de l'« homme soviétique ».Feeding the builders of socialism. Canteens and the food issue in the USSR of the first five-year plans (1928-1935)In the industrializing and urbanizing USSR, the canteen was a political and ideological ambition of the Bolsheviks: its aim was first to promote the efficiency of production. The idea was to provide rationally planned and prepared meals. Canteens were thus the place of a healthy diet, but also of a political education and kulturnost (“civilizing process”). Yet with the food crisis and rationing, the canteen became, for Soviet workers, the only location for a regular meal. On the ground, improvisation dominated. Canteens were lacking everything: buildings, refrigerated storage area, cutlery, staff and especially food. Dirty premises, a very poor quality of food, and monotony created discontent among the workers. Canteens were the symbol of the Soviet failure to keep promises of a brighter tomorrow. They were also the melting pot of the Soviet experience, a common, essential anthropological and political experiment, a learning school of real socialism, a fundamental place in the formation of the “Soviet man.”
- La cantine au prisme du paternalisme industriel. Alimentation et consentement à l'usine de Dalmine (Lombardie) entre fascisme et république - Ferruccio Ricciardi p. 105-121 La cantine de l'usine de Dalmine, ouverte en 1934, est un élément fondamental de la politique d'assistance sociale dont l'institution est célébrée par la propagande officielle. L'actualisation du paternalisme industriel d'antan sous l'égide du fascisme répond ainsi à la nécessité de resserrer l'étau sur la population ouvrière en réprimant toute manifestation d'opposition mais aussi en créant le consensus indispensable pour faire accepter la rationalisation du travail, la baisse des salaires et la suppression des libertés syndicales tout au long de l'entre-deux-guerres. Pendant la guerre, travailler dans une grande entreprise devient une garantie de survie alors que le sentiment d'appartenance à l'entreprise se renforce. Dans l'immédiat après-guerre l'usine devient un espace propice à l'émergence d'un nouveau pouvoir ouvrier. À l'usine de Dalmine, vitrine de l'esprit de collaboration et d'entraide revendiqué par l'idéologie corporatiste, la cantine est devenue un enjeu aussi bien économique que politique. Elle assure la sécurité alimentaire dans une conjoncture de pénurie et, en même temps, renforce chez les travailleurs le rapport de dépendance/reconnaissance. Ainsi, la cantine se présente comme un miroir qui donne à voir le jeu social de l'espace usinier, les relations industrielles et leur évolution au fil du temps.Canteen through the prism of industrial paternalism. Food and consent at the factory of Dalmine (Lombardy) between fascism and the republic. The canteen of the factory of Dalmine opened in 1934 and has to be considered as a fundamental element of a social welfare policy, celebrated by the official propaganda. The transformation of the former industrial paternalism under the influence of fascism was linked to the need to control the working population by suppressing any manifestation of opposition but also by creating the necessary consensus to accept the rationalization of work, lower wages and the removal of trade union rights. During the war, working in a large company became a guarantee of survival while the sense of belonging to the company grew stronger. In the immediate postwar, the factory became a propitious space for the emergence of a new workers' power. At Dalmine, poster factory for the spirit of collaboration and mutual aid claimed by the corporatist ideology, the canteen had become both an economic and political focal point. It provided for food security in a context of scarcity and, at the same time, reinforced the dependency / recognition relationship among workers. Thus, the canteen can be seen as the mirror of the social relations in the factory workspace, a useful way to capture industrial relations and their evolution over time.
- La gamelle ou la cantine ? Formes et enjeux de la restauration dans les témoignages écrits ouvriers depuis 1945 - Éliane Le Port p. 123-140 Les pratiques alimentaires sur le lieu de travail occupent une place particulière dans les témoignages écrits ouvriers de type autobiographique. L'examen des comportements et des stratégies alimentaires renseigne à la fois sur les lieux et les temps de repas et de pause, sur les types de nourriture ainsi que sur les sociabilités à l'œuvre. L'atelier apparaît comme un lieu important de consommation, notamment dans les récits publiés dans l'immédiat après-guerre. Si plusieurs témoignages révèlent des habitudes ancrées, une fidélité au repas sur le lieu du travail, répondant au besoin de recréer un espace familier, d'autres ouvriers préfèrent les espaces extérieurs à l'usine ou au chantier et « sortent du travail », dans les restaurants ouvriers, au café, mettant à distance le lieu du travail. Qu'elles soient ordinaires ou festives, les pratiques alimentaires s'inscrivent dans les rythmes quotidiens du travail et les témoignages révèlent des liens complexes entre des temps a priori différenciés, celui de la production et celui du repas. Derrière la grande variété de comportements, les témoignages laissent voir une forte socialisation de l'acte alimentaire : se mettre à table au travail demeure le plus souvent un temps partagé. En cela le repas représente une des pierres de touche des sociabilités ouvrières que traduit l'écriture.Billy can or canteen? Forms and issues of the workplace meal-taking in the French labor literature since 1945Food practices in the workplace have a special place in the autobiographical writings of workers. The analysis of behavior and strategies around food gives information on both locations and times of the meals and the breaks, but also on the types of food as well as on sociability at work. The workshop appears as an important place of consumption, particularly in the texts published in the immediate postwar period. Several testimonies reveal ingrained habits, such as adherence to the mealtime on the workplace, addressing the need to recreate a familiar space. Other workers preferred to go out of the workplace to eat in restaurants and cafés, putting some distance between them and the workplace for a while. Food practices, whether ordinary or festive, were part of the daily rhythms of work and the writings reveal the complex links between differentiated times, that of the production and that of the meal. Behind the wide variety of behaviors, a strong socialization of the act of eating is suggested: to eat at work often remains a shared time and the meal is one of the touchstones of worker sociability translated into this labor literature.
- La cantine à l'ère des « réformes ». Le repas du midi dans une grande entreprise publique en France dans les années 1990 - Marie-Line Jamard p. 141-153 Au milieu des années 1990, une enquête de type ethnographique s'est intéressée aux modes d'alimentation sur le lieu de travail à EDF-GDF, particulièrement à la pause méridienne. Qu'il s'agisse du réfectoire, de la cantine ou du bureau, l'analyse des pratiques alimentaires hors domicile permet de saisir ce que les individus mettent en jeu dans l'usage pratique qu'ils font de ce temps de pause de 35 minutes. Le réfectoire est, historiquement, un lieu fort de l'identité ouvrière lié aux particularités des métiers d'EGF. Malgré les tensions nées du processus de standardisation de la pause méridienne, la restauration collective demeure dans l'entreprise une pratique majoritaire, hommes et femmes confondus. Le repas peut aussi se prendre au bureau ou au réfectoire, la première pratique étant plus féminine et la seconde plus masculine. Au-delà des façons de faire à l'égard de ce temps et des façons de le penser, qui varient sensiblement selon les sexes, prédomine une même logique, celle d'échapper aux contraintes inhérentes au système de dépendance ou de domination dans lequel chacun se trouve, ou du moins de les détourner à son profit.Canteen in the era of the “reform”. Lunchtime in a large public company in France in the 1990s
In the mid-1990s, in a context of important reorganization, an ethnographic survey was interested in feeding patterns on the workplace at EDF-GDF (producing electricity and natural gas), especially in lunchtime. Be they at the refectory, at the canteen or at the office, the analysis of food practices away from home captures what people make, in practical use, of their 35-minute lunch break. The refectory was historically a stronghold of working class identity. Despite the tensions born of the standardization process of the lunch break, eating at the staff canteen remained the practice of the majority, men and women alike. Meals could also be taken in the office or in the refectory, the first being more feminine than the second. Beyond the different ways to use this time, which varied significantly between sexes, the same logic prevailed, that to escape or at least circumvent the constraints built into the system of dependency and domination in which everyone find themselves. - Notes de lecture - p. 155-178
- Informations et initiatives - p. 179-183