Contenu du sommaire : Esclavage et capitalisme mondialisé
Revue | Droit et cultures |
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Numéro | no 70, novembre 2015 |
Titre du numéro | Esclavage et capitalisme mondialisé |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Dossier : Esclavage et capitalisme mondialisé
- Présentation - Nadia Belaidi p. 9-12
- Les métamorphoses de l'esclavage, mutations et avatars contemporains - Jean-Claude Fritz p. 15-41 L'esclavage est considéré aujourd'hui par beaucoup comme une survivance. Si on sort de la catégorisation juridique classique, très influencée par l'histoire occidentale, on se rend compte que la réalité est différente. Une approche substantielle de l'esclavage montre sa diversité et sa complexité, mais aussi ses multiples métamorphoses et sa capacité de réapparaître sous des avatars multiples, manifestant sa continuité et ses mutations. Dans le débat conceptuel autour de l'esclavage, l'approche choisie privilégie la condition sociale par rapport au statut juridique, plaçant l'esclavage au cœur des rapports sociaux à différentes échelles. Les caractères de l'esclavage retenus dans ce cadre sont la dépendance étroite avec perte de l'autonomie, la soumission à la violence et l'exploitation économique représentant des atteintes fondamentales à la dignité humaine. Une mise en perspective historique permet de voir les mutations qu'a connues l'esclavage jusqu'au XIXe siècle, puis de constater que l'abolition de la traite des esclaves puis de l'esclavage au XIXe siècle ont laissé subsister et même prospérer différentes formes d'esclavage jusqu'aux conventions de 1926 et de 1956. L'analyse contemporaine montre que ces conventions n'ont réussi à réduire que certaines formes d'esclavage et conduit à saisir la dynamique du phénomène au travers ses avatars contemporains. Une nomenclature des formes d'esclavage les plus généralement reconnues à l'époque contemporaine peut être dressée assez facilement, malgré certaines divergences significatives : sur le terrain, le servage, la servitude pour dette, le travail forcé et les divers trafics d'êtres humains sont des réalités importantes et parfois croissantes. Mais c'est sans doute à travers les formes les plus récentes, liées à la banalisation de la brutalité des rapports sociaux accompagnant la mondialisation néolibérale que l'on perçoit le mieux les masques du nouvel esclavage, inscrit dans des actes contractuels ou dans l'extension du travail pénitentiaire, c'est-à-dire sous un aspect ordinaire et apparemment légal. Dans son sens substantiel retenu dans cette approche, l'esclavage n'est pas mort et pourrait être en expansion dans un système dont la logique renforce à la fois le chômage et le travail non libre.Today, slavery in considered by many as a relic of past times, soon to be extinct by some bold legal and political reforms. This view is grounded in the classical legal concepts that have been inherited from occidental history and thought. If we go beyond this limited and partial vision, we realize that reality is quite different. Forms of slavery are diverse and ever changing. It results in complex and various metamorphoses, with emerging avatars often uneasy to detect and analyze. In the conceptual debate about slavery, we will focus on social conditions and positions within the nexus of social relations. Within this framework, we will point out three major features: strong dependence with loss of autonomy; subjection to violence; economic exploitation, causing fundamental injuries to human dignity. The historical perspective on slavery till the XXth century reveals its diversity and its transformations as well as the continuity of its main features though often hidden or masked. From antiquity to XIXth century, slavery was mainly legal. The abolition did not suppress the slavery (1807-1926), and during this period, various systems close to the characteristics of slavery throve: bonded labor, peonage, forced labor. A study of today social relations shows the dynamics of today slavery through various forms. These forms, whether old or news, have been classified by international reformers and academics, with sometimes a large consensus and sometimes sharp divergences. It appears that the growing indifference to the brutality in social relations is the fertile ground of a potential rise of slavery nowadays and tomorrow. The capitalist globalization in the neo-liberal stage has put in place its order which requires a reinforced control on human labor and on human beings to reach the systemic goals. As some Africanist scholars apply remarked, neo-liberalism reveals itself as a «road to serfdom» for the majority of African people, and not a way out, as Hayek and his followers had thought.
- « Le paradoxe occidental » : comment peut-on proclamer la liberté et pratiquer l'esclavage ?1 - Gérard Fritz p. 43-64 Parmi les premiers Américains à rédiger des déclarations de droits affirmant le principe « naturel » de liberté, plus d'un étaient propriétaires d'esclaves. Ni eux ni leur entourage n'y virent un grand scandale. Si la contradiction ne fut pas perçue, on peut en trouver les raisons dans les philosophies sociale et politique de l'époque : un homme libre s'entendait comme un individu disposant d'une propriété. Les autres, confinés aux marges de la société devenaient une charge pour celle-ci ; il fallait simplement un pas de plus pour passer de « l'encadrement des pauvres » au maintien d'une certaine forme d'esclavage. Le mot choquait plus que la chose et c'est pourquoi si on condamna très vite la « traite », il fallut plus de temps pour abolir l'esclavage lui-même. Nul ne conteste ce grand pas dans les principes, mais il est effectué dans des systèmes sociaux qui n'ont pas rompu avec l'héritage idéologique de ce qu'on a appelé, à la suite de C. B. Macpherson, « l'individualisme possessif ». La structure sociale et économique se développant à partir des mêmes notions de base, on constate vite qu'après la célébration de l'abolition, d'autres situations sociales perdurèrent qui, à l'exception du mot, présentaient de nombreuses ressemblances avec l'esclavage ; au-delà de leurs particularités, toutes ces nouvelles manifestations du mal, qui prolifèrent et s'amplifient, sont regroupées sous l'appellation « d'esclavage moderne ». Le combat contre l'esclavage n'est donc pas une victoire du passé, mais toujours un combat de notre temps.Among the first Americans who were to write declarations of rights stating liberty as a basic natural right, some owned slaves and did not see the problem, nor did those who lived around. We nowadays are shocked by this inconsistency, but they were not and it is probably the result of the social and political philosophy predominant in those times, where a free man meant an individual disposing of some kind of property. Those who did not, had to live on the fringe of society with no (or very little) political participation in it; worse, they were a burden for the citizens who had to take them in charge as «poors» (which was just the last step before slavery and an easy one to take). Even if the word was not to be used, I was always possible to devise something very similar. There is no denying that abolition was necessary and an exigence of justice; even if we must not forget that the slave trade was abolished some decades before slavery itself, it is important to keep in mind that a society that rests on the root ideas of what C.B. Macpherson called «possessive individualism» is prone to elaborate new mechanisms of exploiting labor and repressing people, all of them giving birth to what is known as «modern slavery». The end of slavery is therefore not a victory of the pas but still a battle to be won.
- L'esclavage : de l'atteinte à la personne à la mise en jeu du système social - Nadia Belaidi p. 65-86 Alors que l'esclave est l'incarnation du non-droit, les sociétés humaines n'ont de tout temps cessé de légiférer à son égard. Si à partir des abolitions (avec quelques coupures ...), un grand nombre d'instruments, multilatéraux et bilatéraux, renferment des dispositions qui interdisent l'esclavage en temps de guerre comme en temps de paix et font évoluer l'interdit d'exercer sur autrui un droit de propriété à la référence à des situations contraires à la dignité humaine – élevant un crime contre l'humanité, le Droit n'a cessé de tenter de résoudre les contradictions qui naissaient de sa confrontation au système social. Il y a donc un statut juridique de l'esclave défini par l'interdit que nous tentons ici d'analyser au travers d'une perspective juridique enracinée dans une approche critique du Droit où, en tant que rapport social, il est lié aux rapports de force et conflits d'intérêts mais aussi aux valeurs sociales qui sont au fondement des divers systèmes juridiques, avec les contradictions qui peuvent exister d'un domaine à l'autre. Sur cette base, c'est une réflexion qui se veut éclairante sur le sens du droit en matière d'esclavage que nous avons voulu mener, c'est-à-dire à la fois sa signification et la direction dans laquelle il oriente ou peut orienter la société qui a contribué à le créer.While slave is the embodiment of the non-right, human societies never stop legislating about him. If from abolitions (with some cuts), a large number of juridical instruments, multilateral and bilateral, contain measures forbidding slavery in wartime as in peacetime and develop the prohibition to exercise on others a property right in reference to situations opposite to human dignity - raising a crime against humankind, Law did not stop trying to solve the contradictions which arose from its confrontation to the social system. There is a legal status of the slave defined by the prohibition which we try here to analyze through a critical approach of the Law: understood as a social relation, it is connected with power and conflicts but also with social values. On this basis, we would like to light the sense of the law regarding slavery, that is to say its meaning and the way in which it directs or can direct the society which contributed to create it.
- Actualité de l'esclavage : analyse à partir de l'exploitation des travailleurs migrants - Valérie Lanier p. 87-132 Officiellement l'esclavage a été aboli. Cependant, il existe encore dans nos sociétés des situations d'esclavage alimentées, générées par le système économique actuel. Les travailleurs migrants, saisonniers ou en situation irrégulière, travaillant dans le secteur agricole dans le sud de l'Europe en sont une illustration. Ces derniers se trouvent en effet dans une situation de dépendance, voire d'aliénation, privés de l'effectivité de droits fondamentaux indispensables pour assurer leur dignité d'être humain, exclus socialement et exploités, ces différents éléments caractérisant l'esclavage.Slavery was officially abolished. However, there still exist in our societies situations of slavery fueled generated by the current economic system. Migrant workers, seasonal workers or illegal people, working in the agricultural sector in southern Europe are an example. These are in effect in a situation of dependence or alienation, deprived of the effectiveness of fundamental rights indispensable for their dignity as human beings, socially excluded and exploited, these elements characterize slavery.
- Post-scriptum. L'Esclavage… en quelques définitions - Charles de Lespinay p. 133-146 Anthropologues et juristes ne définissent pas l'esclavage de façon identique. Si les premiers notent en particulier la rupture des liens antérieurs par la contrainte, les seconds insistent sur l'appropriation d'êtres humains par d'autres, bien que l'anthropologie ait montré que la notion de propriété n'est pas universelle. Dans les deux cas, l'être exclu et approprié est déshumanisé. On en arrive alors à une définition intermédiaire qui pourrait être la suivante : l'esclave est un être humain qui a été approprié directement ou indirectement par quelqu'un qui, faisant de cet être humain une chose, lui retire ainsi son appartenance à l'humanité et ses liens antérieurs avec celle-ci. Une telle définition, qui se dégage de la jurisprudence internationale, permet de laisser ouverte la notion de « propriété » et d'y inclure toute situation de servitude où un humain se voit retirer ses liens antérieurs avec sa famille et sa société, déshumanisé, privé de sa liberté et de son identité, quels que soient les buts poursuivis et même en l'absence de profit. Cela fait que toute personne qui se conduit en propriétaire, en possesseur, en détenteur, en loueur ou en marchand d'esclaves détient de facto au moins l'un des attributs d'un « droit de propriété » (au sens large) sur ces personnes et se trouve directement coupable de crime contre l'humanité. Un élargissement nécessaire de la définition devrait permettre aux tribunaux, encore trop réservés, de mieux réprimer les situations contemporaines d'esclavage.
Études
- Mémoires du conflit armé et institutionnalisation de la médiation au Pérou - Sébastien Jallade p. 149-182 Quelques années après leur création, 3 des 4 musées de la mémoire situés en milieu rural dans la région d'Ayacucho, au Pérou, avaient fermé. Ces tentatives avortées soulignent la fragilité des politiques de dissémination de sites mémoriels promus ces dernières années dans le pays et posent la question des enjeux de mémoire liés au conflit armé de la fin du XXe siècle. Ce document ébauche une analyse des phénomènes d'autoreprésentation, de requalification territoriale et in fine, du processus d'institutionnalisation de la médiation et ses conséquences dans le contexte d'un pays multiculturel comme le Pérou.In Peru, three out of the four «memory museums» located in rural Ayacucho region were closed down a few years after they were created. These aborted attempts underline the fragility of dissemination policies of memory sites promoted in recent years in this country. They also raise issues about conflicting memories of the armed conflict at the end of the 20th century. This paper outlines an analysis of self-representation and production of new territories phenomena and of the process of institutionalizing mediation in the context of a multi-cultural country like Peru.
- Mémoires du conflit armé et institutionnalisation de la médiation au Pérou - Sébastien Jallade p. 149-182
Lectures : notes et comptes rendus
- Edwige Rude-Antoine, L'éthique de l'avocat pénaliste - Edwige Rude-Antoine p. 185-190