Contenu du sommaire : Justiciers hors-la-loi
Revue | Politix |
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Numéro | vol 29, no 115, 2016 |
Titre du numéro | Justiciers hors-la-loi |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Éditorial
- Éditorial - p. 3-5
Dossier : Justiciers hors-la-loi
- Violer la loi pour maintenir l'ordre : Le vigilantisme en débat - Gilles Favarel-Garrigues, Laurent Gayer p. 7-33 Le vigilantisme recouvre une gamme d'actions collectives, souvent violentes et généralement illégales, dont la vocation proclamée est de maintenir l'ordre et/ou d'exercer la justice, au nom de normes juridiques ou morales. À travers cette définition, il ne s'agit pas de figer ces pratiques sécuritaires dans un concept inamovible. Tout en dressant un état de la littérature et des débats autour des vigilantes, cette introduction au dossier thématique plaide plutôt pour une analyse dynamique de la participation « citoyenne » au maintien de l'ordre, attentive aux fluctuations du répertoire d'action des groupes considérés. Il s'agit également de dégager quelques pistes de recherche permettant de dépasser la dichotomie substitution/complémentarité dans le rapport aux forces de l'ordre. L'observation fine des pratiques doit notamment permettre de voir comment ces groupes exercent des missions de police judiciaire et des formes d'auto-justice.Vigilantism covers a range of collective actions, often violent and usually illegal, whose proclaimed vocation is to maintain order and/or to render justice in the name of legal or moral norms. With this definition, our aim is not to freeze these practices in an irremovable concept. While presenting the literature and the debates around vigilantism, this introduction argues in favor of a dynamic analysis of citizens' participation in policing, attentive to the changes occurring along the way in the repertoire of action of the groups under study. Our aim, here, is also to open new research avenues that go beyond the dichotomy substitution/complementarity concerning the relations with law enforcement agencies.
- Violence du quotidien et vigilantisme féminin dans les bidonvilles de Bombay - Atreyee Sen p. 35-55 Cet article est consacré à l'émergence d'un vigilantisme féminin dans le sillage du parti nationaliste hindou Shiv Sena. Fondé et animé par des femmes pauvres issues des bidonvilles de Bombay, le Mahila Aghadi (Front des femmes) pose un défi aux analyses genrées des mobilisations, dans la mesure où il ne s'agit ni d'un mouvement féministe à proprement parler ni d'un simple faire-valoir pour un mouvement masculiniste. La popularité de ce groupe n'est pas uniquement due à son implication dans la défense du nationalisme hindou et à son hostilité violente à l'égard des communautés musulmanes. Elle est tout autant liée à la protection, aux rétributions, à la sécurité économique et matérielle qu'il fournit à des femmes désireuses de renforcer leur autonomie dans la sphère privée, au travail et dans l'espace public. Prenant la forme d'une justice immédiate, souvent violente, cette forme de vigilantisme cible donc à la fois l'Autre musulman et les hommes aux comportements déviants ou prédateurs. Bien que la Shiv Sena soit un mouvement xénophobe et réactionnaire, celui-ci offre aux femmes un espace pour façonner des discours et des pratiques d'émancipation.This paper focuses on the activities of female vigilantes attached to the Hindu nationalist movement of the Shiv Sena. The Mahila Aghadi (Women's Front) was founded and is still led by marginalized women from Bombay's slums. It comes as a challenge to conventional assumptions about women's participation in social movements as it is neither a full-fledged feminist movement nor a mere adjuvant to a male-dominated party. Hindu nationalism and its violent opposition to Muslim communities can only be seen as a partial explanation for the popularity and legitimacy of the Aghadi. Equally important is the sense of protection as well as the symbolic and material retributions that the group provides workingwomen with, as they try to gain autonomy in their public and private lives. In this context, vigilantism takes the shape of a raw justice directed against the Muslim Other but also against predatory men. These forms of instant justice offer women a space of relative empowerment within an otherwise intolerant and reactionary movement.
- Engagements sécuritaires et féminisation du vigilantisme en Afrique du Sud - Laurent Fourchard p. 57-78 Surveiller et sécuriser son quartier est une pratique ancienne en Afrique du Sud, qui témoigne d'une insécurité diffuse liée à la forte prévalence de la violence en milieu urbain depuis la période coloniale. Ce dynamisme des pratiques citoyennes de maintien de l'ordre se reflète dans la littérature, désormais foisonnante, consacrée au vigilantisme en Afrique du Sud. Trop souvent, les groupes de vigilantes y apparaissent cependant unifiés et homogènes. À partir de deux récits de vie et d'une enquête ethnographique et historique dans les quartiers périphériques du Cap, on a ici adopté une perspective différente, en insistant sur deux points encore peu explorés dans la littérature sur le vigilantisme : sa féminisation et sa dimension biographique. Pour les femmes engagées sur le long terme dans ces groupes, le bénévolat, la professionnalisation et le désengagement sont les étapes de carrières morales qui révèlent de grandes vulnérabilités individuelles : personnelles, familiales et professionnelles. Ces engagements sécuritaires au long cours soulignent en même temps le rôle déterminant du financement des initiatives citoyennes dans le domaine du maintien de l'ordre, et par là même celui de l'État dans un contexte de paupérisation et de massification du chômage.Patrolling and securing one's neighbourhood is an old practice in South Africa, reflecting a widespread insecurity linked to the high prevalence of violence in urban areas since the colonial period. This long history of citizens' initiatives in the field of policing is reflected in the now abundant literature dedicated to vigilantism in South Africa. Too often, however, vigilante groups appear as unified and homogeneous. On the basis of two life stories and an ethnographic and historical investigation on the outskirts of Cape Town, we have adopted a different perspective, which emphasizes two points that until now have received scant attention in the literature on vigilantism: its feminization and its biographical dimensions. The moral careers of women for long involved in these groups reveal a series of individual vulnerabilities, be it in their personal, family or professional lives. At the same time, these individual trajectories emphasize the role of the state in shaping citizen initiatives in the field of policing, especially in a context of impoverishment and mass unemployment.
- Entre suprématie blanche et cybersécurité : Mutations contemporaines des pratiques de vigilantisme en Arizona - Damien Simonneau p. 79-102 La paramilitarisation et la technicisation des pratiques de surveillance de la frontière de deux groupes de citoyens en Arizona donnent à réfléchir sur l'usage du concept de vigilantisme aux États-Unis. Les pratiques d'auto-justice, propres à la chasse aux migrants, semblent évoluer vers la constitution d'une expertise technique. Détenant et publicisant un savoir spécialisé sur les migrations et la contrebande, les deux groupes observés cherchent moins à recourir à la force contre les migrants qu'à mettre en cause les politiques de sécurité des forces de l'ordre en tant qu'experts. Toutefois, cette expertise questionne sur ses modalités, sa crédibilité et sa réception. Un tel affichage interroge également sur l'euphémisation des registres de justification de la surveillance ainsi que sur la teneur de la critique du monopole de l'État fédéral sur le maintien de l'ordre. Loin de diluer leur engagement politique, le recours à l'expertise apparaît finalement pour ces vigilantes comme un moyen de se réinventer et de rester pertinents dans un contexte de militarisation de la frontière.Paramilitary actions and the resort to technology to monitor the border by two groups of citizens in Arizona question the use of the concept of vigilantism. Their practices aim to monitor and criticize, as experts, the surveillance tactics by federal authorities rather than to illegally resort to violence against those crossing the border without authorization. These two groups constitute and publicize knowledge on situations of migration and smuggling. They portray themselves as “security experts”. Nevertheless, such a development raises a number of issues regarding the audience and the credibility of such proclaimed expertise, as well as the toning down of ideological motives in these practices of surveillance. Finally, the constitution of this expertise seems to provide new ground for a critique of the federal state and its monopoly on law and order. All in all, playing the expert card seems to provide neo-vigilantism with an opportunity to reinvent itself, in the context of an increasingly militarized borderland.
- « Vigilar y Limpiar ». Identification et auto-justice dans le Michoacán, Mexique - Romain Le Cour Grandmaison p. 103-125 Dans un cadre temporel relativement restreint (2013-2015), les Autodéfenses du Michoacán constituent un cas d'étude particulièrement riche pour l'analyse du vigilantisme. On se trouve en effet ici en présence d'un mouvement armé voué à la (re)création d'un ordre local à travers des pratiques d'enquête, d'auto-justice et de classement du monde social. Au-delà de ce qu'il révèle du vigilantisme comme procédure « judiciaire » et comme désir de retour à l'intime (celui de l'interconnaissance familiale et villageoise, ici), l'exemple des Autodéfenses suggère que les vigilantes n'ont pas nécessairement vocation à éradiquer le crime et peuvent se contenter de l'encadrer, notamment en le rendant plus lisible localement. Redresseurs de torts autant qu'opérateurs de lisibilité, les vigilantes sont engagés dans d'intenses luttes d'identification et de classement. Bien souvent, leurs tentatives de remise en ordre sont cependant porteuses de nouveaux désordres et de nouveaux brouillages. C'est ce que démontrent les apories du modèle sécuritaire porté par les Autodéfenses.In a relatively small time frame (2013-2015), the Autodefensas of Michoacán offer a rich case-study for the analysis of vigilantism. They make up an armed movement dedicated to the (re-)creation of a local order through investigative practices, rough justice and new interpretative grids of the social world. Beyond what it reveals of vigilantism as a set of “judicial” procedures, and as a longing for intimacy (such as that attributed to tightly-knit family units or village communities, here), the example of the Autodefensas suggests that vigilantes are not only right-doers but also providers of legibility. As such, they are involved in intense struggles for identification and classification. Their reordering attempts, however, are often pregnant with new disorderly possibilities and opacities. This is exemplified by the aporia of the security model implemented by the Autodefensas.
- Le vigilantisme numérique, entre dénonciation et sanction : Auto-justice en ligne et agencements de la visibilité - Benjamin Loveluck p. 127-153 Le Web est souvent le théâtre de dénonciations publiques suscitées par une forte indignation. Ces actions revêtent parfois un caractère punitif, qui les inscrit dans le champ du vigilantisme numérique. Il s'agit en effet non seulement d'alerter les autorités ou l'opinion publique, mais également de « se faire justice soi-même » en engageant des formes actives de surveillance, de répression ou de dissuasion ciblées, qui passent avant tout par un surcroît d'attention non sollicitée ou de publicité négative. Cet article vise d'abord à identifier les différentes modalités de l'auto-justice en ligne. À partir d'un ensemble d'études de cas, il s'intéresse aux types de pratiques en jeu, à l'agencement des rôles au sein de chaque situation et, enfin, aux justifications mobilisées par les acteurs, qui permettent de dégager quatre dimensions principales du vigilantisme en ligne : le signalement, l'enquête, la traque et la dénonciation organisée. L'article montre également comment l'espace public numérique, en vertu de ses spécificités comme régime de visibilité d'une part et de sa propension à l'auto-organisation d'autre part, peut être saisi comme lieu d'un procès collectif et éventuellement comme instrument de coercition directe.The Web is often the theatre of public denunciations, prompted by intense outrage. These actions sometimes take a punitive turn, which draws them towards the field of digital vigilantism. Indeed, not only do they involve alerting the authorities or public opinion, but they are also an attempt to “take justice into one's own hands” by engaging in forms of active and targeted surveillance, repression or dissuasion. These are often achieved by an excess of unsolicited attention or negative publicity. This article first seeks to identify different modalities of online self-justice. Building on a number of case studies, it looks at the types of practices at stake, the roles within each situation, and the justifications presented by the actors, in order to highlight four main dimensions: flagging, investigation, hounding, and organized denunciation. The article also shows how the digital public sphere, due to its specificities as a regime of visibility on the one hand and its bias towards self-organization on the other, can now more easily be seized as a space for collective trials and in some cases as an instrument for direct coercion.
- Violer la loi pour maintenir l'ordre : Le vigilantisme en débat - Gilles Favarel-Garrigues, Laurent Gayer p. 7-33
Varia
- Des agents de l'État interchangeables ? : L'ajustement dispositionnel des agents au cœur de l'action publique - Sylvain Laurens, Delphine Serre p. 155-177 L'idée d'un État recrutant dans différentes classes sociales et mettant à profit les représentations de classe de ses agents dans le travail administratif semble aujourd'hui disqualifiée d'emblée tant elle laisse de côté les niveaux d'intermédiation qui existent entre la pratique et les dispositions des agents : la contrainte des rôles administratifs, la plasticité limitée du droit, le poids de la formation par les écoles de la fonction publique et le filtre des concours. Cet article se propose de revenir sur cette question classique de sociologie de l'État et quelque peu délaissée. En s'inspirant de la sociologie du travail, il défend l'hypothèse que l'entrée dans un poste, au sein de l'État, va de pair avec l'exposition à un processus continu de socialisation qui transforme, valorise ou disqualifie certaines dispositions acquises antérieurement. En s'appuyant sur diverses enquêtes menées en science politique et en sociologie, il dégage plusieurs pistes de recherche permettant de saisir la façon dont le travail administratif sélectionne, oriente et favorise l'actualisation de dispositions acquises antérieurement.This idea of a State drawing upon different social groups and requiring predispositions incorporated through primary and secondary socialization could seem today an old-fashioned hypothesis as it ignores the levels of intermediation between administrative practice and earlier socialization of agents. It could make us forget the role played by the institutionalization of administrative roles, limited plasticity of administrative rules that have to be applied, and the role played by Grandes Écoles in the selection and recruitment of high-ranking civil servants. Yet this article deals with this classic question of Sociology of State. It argues that we should not consider on one hand social groups carrying values and on the other hand a State hiring from among groups of agents carrying homogeneous values. This article supports the assumption - common in the sociology of work but not applied when one comes to analyze the work of civil servants - that the entry into the profession (of bureaucrat) is associated with a continuous process of socialization that promotes or disqualifies certain previously acquired dispositions.
- Retournement et reproduction : l'usage des questions sexuelles dans la campagne municipale d'Alain Juppé (2013-2014) - Clément Arambourou, Fanny Bugnon p. 179-200 Ce travail prend pour objet les usages des questions sexuelles dans la campagne municipale d'Alain Juppé à Bordeaux (2013-2014). Maire sortant, il conduit une liste d'union de la droite et du centre dans laquelle les questions liées aux droits des femmes et des homosexuel.le.s ont a priori toutes les chances d'être clivantes. Pour autant, ces sujets potentiellement conflictuels à droite et préemptés par la gauche ne sont pas évités mais, au contraire, mis en avant. Cette opération passe notamment par une reprise de ces questions dans le cadre d'une politique municipale de conciliation. Cette action locale permet ainsi à A. Juppé de régénérer son entreprise politique bordelaise à travers la rénovation des thématiques chabanistes et gaullistes du rassemblement en les associant au développement d'une politique libérale. Au-delà de la configuration politique locale, cette étude éclaire également la préparation d'une prise de rôle de présidentiable assise sur une expérience mayorale.This paper focuses on the uses of sexual issues in the context of the municipal campaign of Alain Juppé (2013-2014). He leads a list composed of right and center parties, prone to be divided by these conflictual topics. Fieldwork does not evidence the avoidance of these sexual issues. On the contrary, Juppé's political team puts forward and reframes these supposedly ‘leftist' themes. In particular, these sexual issues are integrated within a consensual municipal policy. Due to his personal dispositions and to the political situation, Juppé is allowed to use these sexual issues to revive his municipal political enterprise through the renovation of Chabanist and Gaullist themes and the development of his liberal program. Beyond this local political configuration, this study sheds light on the preparation of a presidential role-taking based on a mayoral experience.
- La construction d'un « droit social européen » : Socio-histoire d'une catégorie transnationale (années 1950-années 1970) - Karim Fertikh p. 201-224 Cet article socio-historique analyse l'entreprise de construction d'un « droit social européen » durant les deux premières décennies de la Communauté économique européenne. Insistant sur le rôle de réseaux transnationaux au fondement de cette entreprise, il étudie les formes particulières de mobilisation des juristes au service de cette construction et les spécificités de ce droit international, découlant des particularités du milieu où il est fabriqué. En se penchant sur les modes de fonctionnement de l'administration européenne, l'analyse met encore en évidence le rôle de ses agents dans la constitution de ce droit matérialisé dès les années 1960 par des cours, des manuels et des traités universitaires à contenu prophétique.This article is a socio-historical analysis of the “European social law” as it was constituted as a political category in the two first decades of the European Economic Community. It analyses the crucial role of transnational networks in the development of this international law. Focusing on the day-to-day routines of the personnel in the General Direction for Social Affairs, this paper sheds light on the role of experts, putting special emphasis on the role of law scholars in constructing a “European social law”, inventing it as a new field of research and teaching at their universities and in their publications.
- Des agents de l'État interchangeables ? : L'ajustement dispositionnel des agents au cœur de l'action publique - Sylvain Laurens, Delphine Serre p. 155-177
Lectures
- Aït-Aoudia (Myriam), L'expérience démocratique en Algérie (1988-1992). Apprentissages politiques et changement de régime, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, 346 p. - Cédric Pellen p. 225-228
- Belot (Robert), Lucien Rebatet. Le fascisme comme contre-culture, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2015, 440 p., réédition refondue, revue et augmentée de Lucien Rebatet, un itinéraire fasciste (Paris, Le Seuil, 1994) - Tristan Rouquet p. 229-232
- Cadiou (Stéphane), dir., Gouverner sous pression ? La participation des groupes d'intérêt aux affaires territoriales, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, coll. « Droit et Société », 2016, 310 p. - Tommy Tran p. 233-236