Contenu du sommaire : L'agriculture en représentation(s)
Revue | Etudes rurales |
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Numéro | no 198, 2016/2 |
Titre du numéro | L'agriculture en représentation(s) |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- L'agriculture en représentation(s) : Luttes médiatiques, luttes syndicales - Ivan Chupin, Pierre Mayance p. 9-24 La science politique a dès ses origines, tout comme la sociologie rurale, interrogé la complexité des liens entre les campagnes et les agriculteurs. Nous revenons sur l'« histoire oubliée » d'une littérature scientifique décryptant les rapports entre médias et agriculteurs. Nous proposons une lecture des transformations qui structurent ces relations des années 1960 à nos jours. Les agriculteurs ont été fortement valorisés dans l'espace médiatique. Ils bénéficiaient d'un accord tacite entre élites agricoles, administratives et journalistiques s'incarnant dans la figure du paysan moderne. À partir des années 1980 s'opère une disjonction. L'agriculteur se voit mis au tribunal de l'opinion : publicisation des luttes syndicales, remise en question du coût de ses activités financé par la société, développement de nouvelles préoccupations environnementales portées par les journalistes et essor des crises sanitaires dans les années 1990.The struggle to represent farming. The media and agricultural labour unions
Political science, like rural sociology, has always been interested in the complexity of ties between rural areas and farmers. Here, we examine the “forgotten history” of a scientific literature that decrypts the relationship between the media and farmers. We offer insight into the evolution of this relationship from the 1960s to the present. Farmers were once greatly valued in the media. There was a tacit agreement between members of the farming, government and journalistic elite on the portrayal of the modern farmer figure. And yet this unity began to dissolve in the 1980s. Farmers were challenged in the public eye: awareness was raised about union struggles, doubt was cast on the cost of agricultural activities financed by society, new environmental concerns arose, promoted by journalists, and a series health-related crises flourished in the 1990s. - L'agence de presse libération-paysans : Avec les paysans sur le « front de l'information » ? - Edouard Morena p. 25-38 C'est en 1972, dans l'effervescence de l'après-Mai 68 qu'est créé le bulletin Agence de presse libération-paysans (APL-P), à l'image de celui de l'Agence de presse libération, qui lui donna son nom. L'objectif assigné à ce journal est de mettre en mouvement les masses paysannes en leur permettant d'être les porte-voix de leurs propres luttes. Il s'agit à la fois de faire entendre leurs préoccupations et de favoriser une prise de conscience de la paysannerie, prise de conscience considérée comme un préalable à tout processus révolutionnaire. Pourtant, le bulletin APL-P ne parvient pas à atteindre son objectif. Cet échec est analysé à travers le contexte politique et social, ses effets sur la nouvelle gauche paysanne, ainsi que le profils des militants impliqués dans sa réalisation.The Agence de Presse Libération-Paysans: With farmers on the “news front”?
The Agence de Presse Libération-Paysans (APL-P – Liberation news service – small-scale farmers) was created in 1972, in the effervescence following the events of May 1968. It was modelled on the Liberation News Service, whose name it borrowed. The goal of the paper was to mobilize the agrarian masses by making small farmers the spokespeople of their own movement. The aim was both to voice their concerns and raise awareness amongst small-scale farmers – since such awareness was deemed a pre-requisite for any revolutionary process. And yet the APL-P bulletin never managed to fulfil its mandate. This failure is analysed in terms of the political and social context, its effects on the agrarian new left, as well as the profiles of the activists involved in its creation. - Une formation hors de son champ : L'échec de la filière journalisme agricole à l'ESJ - Ivan Chupin, Pierre Mayance p. 39-58 En 1998, une grande école d'ingénieurs agricoles, l'Isa, et une école de journalisme reconnue par la profession, l'ESJ, s'allient à Lille pour initier une nouvelle formation au journalisme agricole. Cette tentative s'apparente à une volonté d'imposer une nouvelle élite journalistique dans le monde de la presse agricole. La contribution revient sur les raisons de l'échec de ce diplôme, abandonné huit ans après sa création. Une première raison tient dans la faiblesse des soutiens financiers qui aboutit à la mise en place d'une filière « à l'économie ». Une seconde résulte du fort décalage entre les attentes des formateurs, celles des élèves et celles des élites agricoles. Si la formation est pensée par l'institution sous une forme vocationnelle et un modèle du « bon journaliste » issu de la presse généraliste, les étudiants s'y montrent peu réceptifs. Cette tension alimente une « crise des vocations », crise qui ne se traduit pas forcément par une désertion des mondes agricoles par les personnes formées. Ce cas illustre la manière dont les mondes agricoles parviennent à défendre leurs frontières face aux injonctions émanant d'autres univers sociaux.A course outside its field. The failure of the Agricultural Journalism programme at ESJ. In 1998, Isa, a grande école for agricultural engineering, and ESJ, a well-established school of journalism, united in Lille, France, to offer a new course in agricultural journalism. The initiative looked like an attempt to impose a new journalistic elite on the agricultural press sector. This article examines the causes behind the failure of the programme, discontinued eight years after its creation. The first reason was tied to limited financial support, which resulted in the implementation of a “bare bones” programme. The second reason hinged on the disparity in expectations between the faculty, students and agricultural elites. While the programme was designed by the institution as a vocational course based on “good journalism” techniques from the general press, students were not very receptive. This tension fuelled a “crisis of calling” which did not necessarily result in a desertion of the agricultural sector by those trained at the school. This case illustrates how the agricultural world is capable of defending its territory against demands from other social spheres.
- Un journal syndical comme filiale commerciale : L'agriculteur normand et la FNSEA dans l'Orne - Alexandre Hobeika p. 59-76 Cet article s'intéresse à L'Agriculteur normand, journal des fédérations départementales de la FNSEA en Basse-Normandie. En croisant sociologie du journalisme et du syndicalisme et en s'appuyant notamment sur des entretiens avec des rédacteurs du journal et des animateurs syndicaux, on montre qu'il se distingue fortement d'un bulletin syndical. Le traitement de l'actualité agricole rappelle la presse professionnelle et la presse locale. Sur le plan technique, alors que la FNSEA défend généralement l'agriculture conventionnelle, le journal couvre une large gamme de modèles techniques, mais avec un angle économique étroit qui empêche leur politisation. Cette publication est surtout une entreprise rentable, qui parvient à garder un leadership dans le domaine publicitaire, dont la logique commerciale bride l'expression de la parole syndicale.A business-minded union newspaper. The Agriculteur normand and the FNSEA in the Orne department
This article examines the Agriculteur normand newspaper published by the departmental federations of the FNSEA (National federation of farm operator unions) in France's Basse-Normandie region. The approach draws on the sociology of journalism and of labour unionism, and is notably based on interviews with the editors-in-chief of the paper and union employees. It shows how the paper differs greatly from a typical union bulletin. Agricultural news is covered in a manner similar to the professional press and local media. On a technical level, while the FNSEA generally defends conventional farming, the paper addresses a wide array of technical models, but from a strictly economic perspective which avoids their politicization. The publication is above all a profitable enterprise that has managed to remain a leader in the field of advertising. Its business approach keeps a tight rein on how the union's views are expressed. - Ne pas faire mauvais « genre » : Les timides mutations de la représentation des femmes dans la presse agricole bretonne - Clémentine Comer p. 77-96 À partir de l'analyse d'un corpus de presse et d'une observation ethnographique, cet article interroge la représentation des agricultrices dans quatre journaux agricoles bretons : Terra, fusion du Paysan morbihannais et de Espace Ouest, ainsi que Paysan breton. Le parti pris de cette étude est d'appréhender le travail de coproduction des messages médiatiques à partir de trois types de protagonistes : les journalistes, les dirigeantes des groupes féminins actifs au sein des organisations agricoles et les techniciennes en charge de leur encadrement. Cette contribution soulève le paradoxe de la relative stabilité des mises en scène des agricultrices malgré la revendication formulée, à partir des années 2000, d'une meilleure prise en compte de l'égalité entre les hommes et les femmes dans le contenu des messages de presse. En conclusion, il apparaît difficile à cette coalition d'acteurs de s'affranchir du modèle classique de représentation de la « féminité » agricole qui valorise l'agricultrice irréprochable et méritante, la figure exceptionnelle de la dirigeante agricole et la complémentarité des sexes.Don't ruffle feathers. Timid changes in the representation of women in the agricultural press in Brittany. Based on analysis of a corpus of newspaper publications and ethnographic observation, this article examines the representation of female farmers in four agricultural newspapers in Brittany: Terra, the result of a merger between Paysan morbihannais and Espace Ouest, as well as Paysan breton. The goal of this research is to understand the coproduction of media messages based on three types of protagonists: journalists, the leaders of working women's groups within agricultural organizations and the female technicians in charge of running them. The article underscores the paradox surrounding the relative stability in coverage of female farmers despite demands expressed starting in the 2000s for better recognition of equality between men and women in the content covered in the press. Ultimately, it appears difficult for this coalition of actors to move away from the traditional representation of agricultural “femininity” which places value on the irreproachable and deserving female farmer, the exceptional farm manager figure and complementarity of the sexes.
- Une croisade morale inachevée : La représentation des mondes agricoles dans le journal agriculture et vie - Frédéric Nicolas p. 97-114 Grâce à l'analyse de deux corpus d'archives et d'un corpus d'articles du journal Agriculture et vie (propriété de la première société en agriculture biologique), nous mettons en lumière les ressorts d'une croisade morale inachevée. Celle-ci consiste pour Raoul Lemaire à contester l'offre d'unification symbolique du groupe agricole autour de la figure du « professionnel ». Héritière de la pensée agrarienne du XIXe siècle, du dorgérisme des années 1930, et au service du mouvement Poujade, l'offre d'unification symbolique de R. Lemaire autour des « petits paysans » consiste à définir cette figure morale exemplaire et à imposer les principes de sa domination. Son échec s'explique par le déclin démographique et le déclassement des « indépendants », et par l'émergence d'un mode de gouvernement néo-corporatiste.An unfinished moral crusade. Representation of the agricultural sector in the Agriculture et vie newspaper. We examined two archival corpuses and a corpus of articles from the Agriculture et vie newspaper (owned by the first organic farming company) to point up the underpinnings of an unfinished moral crusade. For Raoul Lemaire, this crusade involved protesting against the symbolic unification of the farming sector behind the “professional” farmer figure. Lemaire embraced 19th century agrarian thought, the Dorgérianism of the 1930s and the Poujadist movement. He called for a symbolic unification around “small-scale farmers”, who he upheld as exemplary moral figures, and sought to impose principles that would encourage their domination. His failure was tied to demographic decline and the decrease in “independent” farmers, as well as to the emergence of a neo-corporate form of governance.
- « Tous producteurs de lait » : Stratégies médiatiques de l'apli et concurrence syndicale - Matthieu Repplinger p. 115-132 Cet article apporte un éclairage sur l'usage stratégique des médias dans la lutte à laquelle se livrent les organisations agricoles au sein du champ syndical. S'appuyant sur une enquête menée en Normandie, l'étude revient sur les actions médiatiques développées par l'Association des producteurs de lait indépendants (Apli) pendant la préparation et l'organisation de la grève du lait de 2009. L'analyse montre comment, face aux difficultés pour exister au sein du champ syndical, l'Apli a cherché à mettre au point différents usages des médias liés autour d'une même ambition : défendre tous les producteurs de lait. Ces actions éclairent trois enjeux liés à la représentation professionnelle agricole : l'enjeu des contraintes organisationnelles ; l'enjeu de l'identité professionnelle ; l'enjeu des relations institutionnelles entre les producteurs et les opérateurs technico-économiques des filières agricoles.“We are all milk farmers.” The media strategies of APLI and union competition
This article examines strategic use of the media in struggles between agricultural organizations within the context of agricultural labour unionism. Based on research conducted in Normandy, it reviews the media approach adopted by the French Association of Independent Milk Producers (APLI) as it prepared and organized the 2009 milk strike. The analysis underscores how, given its difficulties asserting itself in the union sphere, APLI sought to perfect different uses of the media in the pursuit of a single goal – the defence of all milk producers. These actions highlight three issues related to the professional representation of farmers: the issue of organizational constraints; the issue of professional identity; and the issue of institutional relations between producers and technical-economic operators in the agricultural sector. - Des pages « éco » aux pages « société » : La médiatisation de la confédération paysanne dans la presse nationale - Aïcha Bourad p. 133-154 Cet article revient sur l'impact de la percée médiatique de la Confédération paysanne à la suite de l'affaire du « démontage du McDonald's » à l'été 1999. L'analyse repose sur le dépouillement systématique des articles de la presse régionale entre 1995 et 2014 et de la presse nationale généraliste, entre 1998 et 2000 ainsi que le décompte des articles de la presse nationale, entre 2001 et 2014, disponibles sur Europresse. Il s'agit d'interroger tout d'abord cette présence dans ces médias et ses conditions de possibilités puis de démontrer qu'elle se manifeste principalement sous l'angle des questions de société progressivement redéfinies comme environnementales ou altermondialistes sans pour autant remettre en cause l'ordre des visibilités et des expressions syndicales majoritaires sur les sujets spécifiquement agricoles. Cette médiatisation ne transforme donc pas radicalement la représentation de l'ordre syndical dans les médias d'autant que cette percée s'avère relativement ponctuelle.From the “Business” section to the “Society” pages. Media coverage of the Confédération paysanne in the national press. This article examines the impact of media coverage of the Confédération paysanne following the “McDonald's destruction” affair in the summer of 1999. The findings are based on a thorough review of articles in the regional press between 1995 and 2014 and in the general-interest national press between 1998 and 2000, as well as an overview of articles in the national press between 2001 and 2014 available via Europresse. This article first examines the Confédération's media presence and its conditions and possibilities; then it shows how it has been portrayed mainly through the lens of societal questions gradually reshaped as environmental issues or tied to the alter-globalization movement, without challenging the visibility or expression of the larger unions on specifically agricultural topics. Such media coverage has therefore not radically transformed the representation of agricultural labour unions in the media, particularly since coverage has been relatively irregular.
- Des journalistes qui font les victimes ? : Le traitement médiatique des maladies professionnelles liées aux pesticides - Jean-Noël Jouzel, Giovanni Prete p. 155-170 Cet article porte sur l'interaction entre mouvements sociaux et médias. À partir d'une enquête qualitative sur la médiatisation des maladies professionnelles liées aux pesticides, nous montrons comment des professionnels du journalisme ont contribué à l'engagement d'agriculteurs s'estimant victimes de ces produits dans une cause politique. Cependant, à la suite des sociologues qui ont alerté sur le risque des analyses média-centriques, nous mettons en évidence le rôle de tiers – militants environnementalistes ou professionnels du droit – dans l'interaction entre médias et victimes, et soulignons que ces dernières développent des stratégies pour maîtriser leur image médiatique et affirmer une voix politique propre dans l'espace public.Do journalists make victims? Media coverage of occupational diseases linked to pesticides
This articles addresses the interaction between social movements and the media. Based on qualitative research into the media coverage of occupational diseases linked to pesticides, we show how professionals from the journalism sector have helped farmers who felt they were victims of such products get involved in a political cause. Given that sociologists have alerted to the risks of media-centric analyses, we also point up the role of other parties – environmental activists and legal professionals – in the interaction between the media and victims, and we underscore that the latter develop strategies to control their image in the media and express their own political voice in the public sphere. - Une épreuve médiatique ? : Les éleveurs bretons et les marées vertes - Alix Levain p. 171-194 Une période d'intense médiatisation a suivi la mise en évidence du danger sanitaire associé aux marées vertes en Bretagne en 2009. L'élevage intensif étant identifié comme la cause du phénomène, les éleveurs bretons ont été durant cette période très exposés médiatiquement. Fondé sur une enquête ethnographique, cet article montre comment les émotions qu'ils ressentent face à ces événements appellent une partie des éleveurs vers le repli, l'autre vers la mobilisation, sans que leurs représentants puissent d'emblée identifier les moyens d'une action coordonnée. Il décrit le processus de réappropriation de l'espace médiatique par les éleveurs, par des mobilisations mettant en scène leur détermination et les menaces pesant sur leur activité. De façon moins visible, de nouvelles stratégies de communication émergent et montrent comment le choc initial se transforme en expérience sociale.Livestock farmers and algal blooms in Brittany
A period of intense media coverage followed revelations about the health risks tied to algal blooms in Brittany in 2009. Intensive livestock farming was identified as the cause of the problem and Breton livestock farmers were heavily criticized in the media at the time. This article takes an ethnographic approach to show how the emotions spurred by these events pushed some livestock farmers to introversion and others to mobilization, without their representatives being able to quickly devise a coordinated course of action. It describes how farmers reclaimed the media spotlight through mobilization that showcased their determination and the threats weighing on their sector. Less visible, new communications strategies emerged and highlight how the initial shock evolved into a social experience. - Comptes rendus - p. 195-213