Contenu du sommaire : Infrastructures, techniques et politiques
Revue | Tracés |
---|---|
Numéro | no 35, 2018/2 |
Titre du numéro | Infrastructures, techniques et politiques |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Comités du numéro
Éditorial
- Infrastructures, techniques et politiques - François Jarrige, Stefan Le Courant, Camille Paloque-Bergès p. 7-26
Articles
- Salubrité, sociabilité ou exemplarité ? Les enjeux de l'infrastructure carcérale dans le Paris des Lumières - Sophie Abdela p. 29-48 Au XVIIIe siècle, l'infrastructure carcérale de Paris est englobée dans la mouvance des Lumières qui cherche à assainir la capitale. Partie intégrante de l'équipement urbain, la geôle apparaît comme une véritable pustule qu'il convient de repousser pour en protéger la ville. Cela est d'autant plus nécessaire qu'il existe, entre les prisons et les citadins, une proximité qui dérange, due au voisinage et à la perméabilité des bâtiments. Cette proximité, devenue promiscuité, inquiète. Malgré cela, les prisons demeurent à leur place parce que des considérations sanitaires et sécuritaires s'opposent à des considérations sociales, financières et pénales qui tendent à faire de l'infrastructure carcérale un élément fondamentalement urbain. À la fois réalité matérielle, sociale, politique et pénale, l'infrastructure des prisons se fait donc carrefour : sous son immobilité apparente, Paris bouillonne.In the 18th century, Paris' prison infrastructure is encompassed in the Enlightenment which seeks to sanitize the capital. Part of the urban equipment, the gaol appears as a proper pustule which needs to be repelled in order to protect the city. This is all the more necessary since there exists, between prisons and residents, a disturbing proximity due to the buildings' permeability and close vicinity. This proximity, turned into promiscuity, is troublesome. Despite that, the prisons stay in place because these sanitary and security considerations oppose social, financial and penal issues which tend to make the prison infrastructure a fundamentally urban phenomenon. All at once a material, social, politic and penal reality, prison architecture becomes a crossroads: under its apparent immobility, Paris is on the move.
- L'infrastructure sismographe. Temps, échelles et récits du boulevard périphérique parisien - Nathalie Roseau p. 49-74 Comment naissent les infrastructures urbaines ? Comment se réalisent-elles ? Comment grandissent-elles ? Objet pratique destiné à satisfaire les besoins humains, l'infrastructure est un sujet à part entière, doté d'une capacité propre d'émancipation qui agit sur le devenir de la ville – « variable explicative et expliquée » de la ville en devenir pour reprendre les termes de l'historien Bernard Lepetit. C'est l'objet de cet article de comprendre, à travers l'exemple du boulevard périphérique parisien – imaginé sous la période de Vichy, décidé en 1954, achevé en 1973, devenu l'autoroute la plus empruntée d'Europe et le nœud gordien des tensions institutionnelles et urbaines de la métropole –, les relations d'influence mutuelle que nouent les infrastructures et leurs territoires, faisant l'hypothèse que le prisme infrastructurel offre la possibilité de rendre intelligibles les temporalités des villes. En éclairant les causalités complexes selon lesquelles cet artefact s'est construit, nous souhaitons à la fois circonscrire cet objet protéiforme et comprendre les interférences qui travaillent l'agrandissement des villes par leurs infrastructures.How do urban infrastructures originate? How do they get built? How do they grow? A practical object, which contributes to urban functions, infrastructure is also an autonomous subject, with its own capacity for transformation and its own impact on the evolution of the city – “an explanatory and explained variable” of the city to come to follow historian Bernard Lepetit. This article focuses on the case study of Paris “boulevard périphérique,” an inner orbital road imagined under Vichy period, decided in 1954, completed in 1973 and now the most frequented highroad in Europe as well as the Gordian knot of Paris metropolis institutional and urban tensions. Within this framework, we would like to understand the mutual relations of influence between infrastructures and their territories, assuming that the infrastructural lens can make the city temporalities more intelligible. While enlightening the complex causalities behind these artefacts, we wish both to circumscribe the infrastructural protean object and to understand the interferences that make cities enlarging through their infrastructures.
- Ce nuage que je ne saurais voir. Promouvoir, contester et réguler les data centers à Plaine Commune - Clément Marquet p. 75-98 Tandis que les données informatiques deviennent un enjeu commercial et politique majeur, une infrastructure occupe une place croissante sur les territoires : les centres de stockage de données ou data centers. Les façades aveugles des entrepôts massifs dans lesquels s'installent leurs opérateurs nous projettent bien loin des nuages qu'évoquent le cloud ou des discours sur la dématérialisation permise par le numérique. Le nord de Paris connaît l'essor entre 1990 et 2015 de la plus importante concentration de centre de données en Europe, générant des interrogations croissantes et des controverses entre riverains, élus, agents territoriaux et employés en charge de la gestion des réseaux électriques. L'article propose d'éclairer ces tensions en montrant la pluralité des manières de rendre visibles les data centers, c'est-à-dire, en analysant les dimensions matérielles, économiques, juridiques et écologiques qui sont saisies par les acteurs du territoire pour promouvoir l'implantation de ces infrastructures, ou au contraire pour les contester. Ce faisant, l'article qualifie différentes modalités de l'invisibilité qui facilitent l'implantation des centres de données : il rend compte des conditions politiques et sociales de leur implantation. Il identifie également deux démarches initiées par les acteurs pour qualifier ce que font les infrastructures numériques au territoire. D'abord, les centres de données se développent initialement comme des projets immobiliers ordinaires, puis sont légitimés a posteriori par les acteurs qui les soutiennent afin de les rendre acceptables à moindres frais. Or ces infrastructures sont aussi ciblées par une critique écologique du numérique, portée par des contestations qui en dénoncent l'empreinte environnementale et qui s'appuient sur les centres de données pour en matérialiser les conséquences.The proliferation of digital data goes with the growth of data centers, a territorial infrastructure occupying vast surfaces in the suburbs of large metropolis. These massive warehouses with blind frontage are quite far from the immateriality and the intangibility suggested by the cloud. From 1990 to 2015, in the north of Paris, the concentration of data centers was the highest in Europe. Their presence triggered investigations and controversies amongst dwellers, elected representatives, territorial agents and the electricity network operators. This article explores the various ways in which data centers facilities were denounced to be invisible and thus became issues for local actors. It analyses how these actors engaged in clarifying the material, economic, legal and ecological entanglements that compose such infrastructures. Two dimensions of data centers' territoriality are stressed on. First, the paper suggests that they become objects of political concerns and part of a territorial agenda only after having mushroomed on the territory, and that elected representatives were reluctant to develop constraining instruments to regulate the installations. Second, the paper highlights the emergence of a local ecological protest movement who grasped data centers facilities to illustrate and materialize digital technologies' environmental footprint.
- La bioraffinerie : mythe structurant d'une infrastructure clé de la transition écologique - Julie Gobert p. 99-116 Parangon de l'innovation dans le domaine de la bioéconomie et de la transition énergétique, la bioraffinerie cherche à transformer la biomasse (agricole, sylvestre ou les déchets) en différents produits (énergie, nourriture humaine et animale, matériaux et molécules plateformes), en mimétisme avec la raffinerie pétrolière classique. Elle ressort d'une narration entretenue par différents acteurs, pouvoirs publics, entreprises agro-industrielles, qui considèrent tous que ces nouvelles activités de valorisation de matières renouvelables permettront de satisfaire les impératifs environnementaux et de répondre aux injonctions d'une économie plus circulaire, où les retombées économiques positives d'une infrastructure profitent au territoire d'accueil. Au demeurant, dans leur structuration technique, comme dans leur insertion socio-spatiale, ces infrastructures n'amènent pas la « révolution » annoncée.Biorefineries are considered as the best incarnation of energy and environmental transition. They transform agricultural or forest feedstock into different products (energy, material, platform molecules) while imitating classical oil refinery. Public authorities and agro-industrial firms consider that biorefineries contribute to a positive narration. As a matter of fact, these infrastructures of biomass valorisation are supposed to satisfy environmental imperatives and be consistent with the principles of circular economy. Notwithstanding biorefineries do not deeply change the current relationships between farmers and agro-industrial firms, between infrastructure and the siting area.
- Des réseaux aux écosystèmes : mutation contemporaine des infrastructures urbaines de l'eau en France - Sabine Barles, Emma Thébault p. 117-136 En France aujourd'hui, la gestion de la pluie et des cours d'eau en milieu urbain est associée à un discours à teneur environnementale, qui insiste sur la triple nécessité de disposer d'espaces aquatiques en ville, d'en préserver les milieux ou de les restaurer. Or la naissance de la ville contemporaine, depuis le XIXe siècle, s'est faite par l'assèchement du milieu urbain, dont l'eau de pluie et les cours d'eau ont été canalisés par des infrastructures en réseaux souvent souterraines. Cet article propose une analyse de ce changement de discours et de pratique, en parcourant les pensées techniques qui président à la gestion de l'eau en ville depuis le xixe siècle. Dans cette perspective, une attention particulière est portée à la période identifiée comme étant celle d'un tournant environnemental : celle qui couvre les années 1970 à aujourd'hui (2015).This paper offers to reconsider the contemporary environmental shift observed in urban rainwater and river management in France. Based on the analysis of technical documents from the 19th century to nowadays, it aims at cast new light on this change, arguing it lies on a redefinition of the notion of “environment” and on the rise of ecology as a useful knowledge within city management, rather than of a shift in urban management or a redefinition of the city itself.
- Gérer les dysfonctionnements. Les ingénieurs de l'assainissement à Varanasi (Inde) - Bérénice Girard p. 137-158 Les infrastructures urbaines sont souvent particulièrement remarquables en Inde du fait de leurs défauts (coupure, fluctuation importante, état délabré, etc.), ainsi que de leur rythme de construction soutenu (grands projets de dépollution, métro, ponts autoroutiers, etc.). Dans cet article, je m'intéresse au réseau d'assainissement de la ville de Varanasi, devenu depuis les années 1980 un symbole de ces difficultés de gestion urbaine, notamment à cause du déversement quotidien de centaines de millions de litres d'eaux usées sans traitement dans le Gange, et ce malgré des investissements massifs (Alley, 2014). En me concentrant sur le personnel technique qui gère et entretient les stations d'épuration et de pompage désavouées, je tente d'analyser à la fois leur vision et analyse des dysfonctionnements, et le rôle des dynamiques sociales, professionnelles et institutionnelles dans la pérennité de l'échec.Urban infrastructures are often particularly visible in India, both due to their recurrent failures and to the rhythm of their construction. In this article, we look at the wastewater treatment system of Varanasi, which has become since the 1980s, a symbol of the difficulties of urban planning in contemporary India, as millions of litters of wastewater flow untreated into the river Ganges despite large investments (Alley, 2014). By focusing on the technical workers who operate and maintain these infrastructures, we try to decipher their vision and analysis of the situation and the role of social, professional and institutional dynamics in the perpetuation of failure.
- Salubrité, sociabilité ou exemplarité ? Les enjeux de l'infrastructure carcérale dans le Paris des Lumières - Sophie Abdela p. 29-48
Note
- L'invisible qui façonne. Études d'infrastructure et gouvernance d'Internet - Francesca Musiani p. 161-176 Cet article analyse un ensemble de travaux interdisciplinaires, dérivés notamment des Science and Technology Studies (STS) qui, suivant le travail pionnier de Geoffrey Bowker et de Susan Leigh Star, ont eu pour finalité d'étudier les infrastructures informationnelles et numériques dans leur « matérialité » en estimant qu'il faut dépasser la compréhension des infrastructures comme des systèmes seulement physiques. L'article démontre l'utilité de ces travaux pour le chercheur qui se propose de mobiliser la notion d'infrastructure comme un instrument heuristique afin de comprendre la gouvernance de l'information et des réseaux numériques, tout particulièrement de l'Internet.This article analyses an ensemble of interdisciplinary research efforts, grounded mainly in science and technology studies (STS), which – based upon Geoffrey Bowker and Susan Leigh Star's seminal work – seeks to study informational and digital infrastructures according to their “materiality”, arguing that there is a need to overcome an understanding of infrastructures as purely physical. The article shows the usefulness of this perspective for the researcher seeking to use the “infrastructure” notion as a heuristic tool in order to understand the governance of digital information and networks, the Internet first and foremost.
- L'invisible qui façonne. Études d'infrastructure et gouvernance d'Internet - Francesca Musiani p. 161-176
Traduction
- Prendre soin des infrastructures. Introduction à la traduction de « L'ethnographie des infrastructures » de Susan Leigh Star - Tiziana Beltrame, Ashveen Peerbaye p. 179-186
- L'ethnographie des infrastructures - Susan Leigh Star p. 187-206 Cet article aborde des questions méthodologiques concernant l'étude des infrastructures à l'aide de certains outils et approches de l'ethnographie. La notion d'infrastructure est à la fois relationnelle et écologique. Une infrastructure n'a pas la même signification pour tous les groupes. Elle fait partie de l'équilibre entre actions, outils et environnements construits, tout en étant inséparable d'eux. Souvent, elle semble banale au point de friser l'ennui, avec ses branchements, normes et standards, et formulaires bureaucratiques. Parmi les difficultés liées à l'étude des infrastructures figurent : l'extrapolation, à partir de sites ethnographiques traditionnels, vers d'autres types de sites ; la gestion d'importantes quantités de données, comme celles produites par les relevés de transaction, entre autres activités informationnelles ; et la manière de rendre compte des relations entre les comportements en ligne et hors ligne. Quelques ficelles du métier pour relever ces défis consistent à étudier la conception des infrastructures, à en comprendre la dimension paradoxale, puisque l'infrastructure est à la fois transparente et opaque, à intégrer le travail invisible dans une analyse écologique, et à faire ressortir le caractère épistémologique de certains indicateurs.This article asks methodological questions about studying infrastructure with some of the tools and perspectives of ethnography. Infrastructure is both relational and ecological – it means different things to different groups and it is part of the balance of action, tools, and the built environment, inseparable from them. It also is frequently mundane to the point of boredom, involving things such as plugs, standards, and bureaucratic forms. Some of the difficulties of studying infrastructure are how to scale up from traditional ethnographic sites, how to manage large quantities of data such as those produced by transaction logs, and how to understand the interplay of online and offline behavior. Some of the tricks of the trade involved in meeting these challenges include studying the design of infrastructure, understanding the paradoxes of infrastructure as both transparent and opaque, including invisible work in the ecological analysis, and pinpointing the epistemological status of indicators.
Entretiens
- Étudier les infrastructures pour ouvrir les boîtes noires politiques. Entretien avec Timothy Mitchell - Timothy Mitchell, Pierre Charbonnier, Julien Vincent p. 209-228 Cet entretien avec l'historien et spécialiste de sciences politiques Timothy Mitchell, mené par le philosophe Pierre Charbonnier et l'historien Julien Vincent, revient sur les enjeux d'une œuvre intellectuelle où les rapports entre politique et infrastructures sont omniprésents. L'interlocuteur revient sur le contexte dans lequel il a d'abord élaboré son cadre théorique, entre études postcoloniales et Science and Technology Studies (STS). Il discute ensuite la portée de ses travaux sur les concepts de modernité, d'État, de technologie, d'énergie fossile. Enfin, il développe les implications politiques de ses travaux, notamment à partir d'une réflexion sur l'élection de Donald Trump à la présidence américaine.This interview with leading historian and political scientist Timothy Mitchell, by Julien Vincent (historian) and Pierre Charbonnier (philosopher) introduces to a work where the relationship between politics and infrastructures is central. Mitchell first describes the intellectual context in which he developed his conceptual framework, incorporating both postcolonial studies and Science and Technology Studies. He then discusses his work in relation to concepts of modernity, State, technology, and fossil fuels. The interview finally addresses the political implications of his work, particularly after the election of Donald Trump as US president.
- Politiser les infrastructures nucléaires : les résistances au projet Cigéo à Bure. Entretien avec Gaspard D'Allens et Andrea Fuori, auteurs militants de Bure, la bataille du nucléaire - Gaspard D'Allens, Andrea Fuori, François Jarrige p. 229-249 Alors que le secteur nucléaire connaît d'importantes évolutions, les luttes nucléaires anciennes se transforment et certains enjeux nouveaux émergent. La question de la gestion des déchets nucléaires devient de plus en plus un décisive pour l'avenir de la filière. Pour gérer le problème, d'immenses projets associés à d'importantes infrastructures se mettent en place, en provoquant des oppositions parfois vives. Nous avons rencontré deux militants ayant abondamment réfléchi à ces questions et nous les avons interrogés sur ces nouvelles infrastructures nucléaires, sur leur impact, et les multiples résistances qu'elles provoquent.While the nuclear sector is undergoing major changes, the nuclear struggles are changing and some new issues are emerging. The issue of nuclear waste management in particular is becoming more and more important for the future of the sector. To manage the problem, huge projects associated with important infrastructures are being set up, sometimes provoking strong oppositions. We met with two activists who have given a lot of thought to these questions, we asked them about these new nuclear infrastructures, about their impact, and the multiple resistance they provoke.
- Étudier les infrastructures pour ouvrir les boîtes noires politiques. Entretien avec Timothy Mitchell - Timothy Mitchell, Pierre Charbonnier, Julien Vincent p. 209-228