Contenu du sommaire : Savoir et pouvoir dans la Chine du 21e siècle : la production des sciences sociales
Revue | Perspectives chinoises |
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Numéro | no 2018/4 |
Titre du numéro | Savoir et pouvoir dans la Chine du 21e siècle : la production des sciences sociales |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Dossier
- Éditorial - Chloé Froissart p. 3-9 Les sciences sociales sont intimement liées à la compréhension des sociétés dans lesquelles nous vivons. C'est pourquoi la question de l'ancrage historique et politique de ce savoir se pose. Comme l'ont montré les études postcoloniales, les sciences sociales ont produit des théories, concepts et paradigmes dans les sociétés du Sud, véhiculant un discours sur la « modernité ». Selon Edward Saïd, le savoir scientifique constitue une forme de pouvoir conférant de l'autorité à celui qui le produit. Or, le savoir est largement contrôlé et produit par l'Occident, qui détient donc le pouvoir de nommer, de représenter, de théoriser (Saïd 1995). En s'inscrivant dans le champ de ces théories, les chercheurs indigènes s'imposent une représentation d'eux-mêmes et de l'autre qui entérine ces rapports de pouvoir. Afin de rompre définitivement avec ce type de domination, les sociétés indigènes sont encouragées à se départir de l'ethnocentrisme occidental véhiculé par les sciences sociales, et de la vision de la modernité qui leur est propre, pour construire leurs propres récits. Les enjeux de domination sont donc au cœur des sciences sociales et ces enjeux n'ont cessé, en Chine comme ailleurs, dans la période moderne et contemporaine, d'être pris en compte, discutés, contrecarrés. Historiquement, la naissance des sciences humaines et sociales en Chineau tournant du XXe siècle est intimement liée à la volonté des intellectuels de contribuer à l'émergence d'une Chine « puissante et prospère » (fuqiang富强) à la suite de sa rencontre traumatique avec les puissances occidentales au cours des guerres de l'opium. Partie intégrante du « mouvement d'auto-renforcement » (yangwu yundong 洋务运动) qui consistait à apprendre de l'Occident pour pouvoir mieux le contrer, les sciences humaines et sociales ont donc, en Chine comme dans d'autres sociétés non-occidentales, d'emblée engagé le rapport à l'Autre (l'Occident) et à Soi. Formés pour la plupart à l'étranger et notamment au Japon, pays par lequel ont d'abord transité les concepts occidentaux, les chercheurs chinois se sont cependant très vite efforcés de se situer par rapport à ce savoir occidental. Dès les années 1930, beaucoup s'attachent, notamment dans le sillage du sociologue et anthropologue Fei Xiaotong, à « indigéniser » les sciences sociales afin de mieux appréhender les questions spécifiques à leur pays et s'orienter dans la voie d'une modernité proprement chinoise. Une même dynamique se retrouve au lendemain de la période maoïste, marquée par l'isolement de la Chine et l'interdiction des sciences sociales. À la réintroduction « fiévreuse » des théories occidentales pour combler le retard de trois décennies, qui a marqué les années 1980, a fait place un mouvement de réappropriation critique de ces théories (Merle et Zhang 2007). La conférence donnée par Xi Jinping en mai 2016, au cours de laquelle le président de la république populaire de Chine (RPC) a appelé les chercheurs chinois à « accélérer la construction d'une philosophie et de sciences sociales aux couleurs de la Chine » (jiakuai goujian Zhongguo tese zhexue shehui kexue 加快构建中国特色哲学社会科学) repose la question de savoir dans quelle mesure des caractéristiques nationales sont attachées aux sciences sociales de chaque pays et à s'interroger sur la validité du relativisme épistémologique. L'affirmation d'une spécificité nationale des disciplines est-elle compatible avec la visée des sciences humaines et sociales et jusqu'où un discours ou une démarche scientifiques peuvent-ils présenter des caractéristiques culturelles ou nationales ? Le discours de Xi Jinping appelle également à faire un point sur l'opposition de longue date entre sciences sociales occidentales et chinoises héritée des études postcoloniales et que ce discours semble reprendre en miroir. Quel sens revêt une telle injonction aujourd'hui en Chine et comment les chercheurs chinois y répondent-ils ? In fine, ce numéro spécial a pour vocation de s'interroger sur les rapports entre savoir et pouvoir, science et idéologie à la lumière du cas chinois.
- Et si les méthodes mobilisées en sciences sociales n'avaient pas de patrie ? - Aurélien Boucher p. 11-20 Cet article prend pour objet d'étude les méthodes utilisées par les chercheurs en sciences sociales, chinois et étrangers, afin d'analyser le contenu des archives de l'administration d'État et du Parti en république populaire de Chine. À travers cet objet singulier, nous montrons que les « tours de main » employés dans l'étude de la société chinoise contemporaine se retrouvent dans l'étude des sociétés totalitaires et dans une moindre mesure, dans l'étude des bureaucraties modernes. Ce détour par la méthode nous amènera ainsi à reconsidérer la question de la nécessité d'une « sinisation des sciences sociales ». Plus précisément, nous remettrons en question l'idée selon laquelle le caractère heuristique d'une méthode est nécessairement mis à mal une fois passé le poste frontière.
- Une double socialisation scientifique en sciences sociales - Gilles Guiheux, Wang Simeng p. 21-30 Cette contribution discute des enjeux épistémologiques de l'internationalisation des sciences sociales à l'épreuve du cas des étudiants de la république populaire de Chine qui viennent se former aux sciences sociales en France et qui retournent faire carrière dans l'enseignement supérieur et la recherche en Chine. L'objectif est de tester les écarts épistémologiques entre les deux univers académiques et l'existence ou non de difficultés professionnelles dues à une socialisation scientifique multiple. Si l'enquête qualitative révèle bien des écarts, pour autant, l'épreuve de l'insertion professionnelle ne semble pas avoir de dimension proprement épistémologique.
- L'anti-formalisme et la naissance annoncée de la doctrine chinoise - Samuli Seppänen p. 31-39 Le présent article décrit les efforts des chercheurs en droit chinois pour définir des formes de doctrine juridique propres à la Chine. Ces efforts sont en partie motivés par un ethos anti-formaliste et par le sentiment que la pensée juridique chinoise ainsi que l'attitude de la Chine face aux décisions de justice sont plus souples et mieux à même de prendre en compte les problèmes sociaux que le formalisme juridique occidental. Chose intéressante, certains courants majeurs des doctrines juridiques européenne et américaine ont, depuis le début du XXe siècle, eu recours à de semblables arguments anti-formalistes. On comprendra donc mieux l'élan anti-formaliste et les appels à une indigénisation de la doctrine chinoise si on les perçoit comme des stratégies performatives visant à soutenir des projets idéologiques spécifiques, tels que les efforts menés pour légitimer le statu quo politique chinois.
- Civilisation écologique et limites politiques du concept chinois de développement durable - Coraline Goron p. 41-55 Initialement soutenu par le président Hu Jintao en 2007, le concept de civilisation écologique (CE) est désormais devenu un élément central de la rhétorique verte du Parti communiste chinois (PCC). La promotion politique de la CE par le pouvoir chinois s'est construite autour de l'argument théorique selon lequel la CE pourrait proposer une théorie alternative de développement, capable de révolutionner l'ordre économique écocidaire en place partout sur la planète, et d'entraîner une transition écologique mondiale. La CE constitue-t-elle une nouvelle théorie de développement qui permettrait aux chercheurs chinois de participer de manière substantielle aux discussions internationales sur le développement durable ? Dans la mesure où la notion de CE circule entre sphère politique et sphère académique, que dit-elle sur la capacité des « sciences sociales aux caractéristiques chinoises » à produire des concepts et des théories innovantes sur les enjeux de développement durable ? Cet article analyse ce que la CE apporte aux études sur la durabilité, aussi bien en Chine qu'internationalement, au travers d'une analyse de la relation entre connaissance et pouvoir qui en sous-tend le développement. À partir de l'analyse qualitative de documents politiques et d'une étude exhaustive des publications universitaires chinoises sur la CE, cet article examine les différents niveaux de signification politique et théorique qui ont progressivement été rattachés au concept de CE par les idéologues du PCC et par les chercheurs. Subséquemment, il analyse l'influence de ce discours sur la recherche chinoise portant sur le développement durable. L'article montre que le discours politique sur la CE limite de plus en plus l'espace discursif dont les chercheurs jouissent lorsqu'ils abordent sous l'angle critique le capitalisme, la démocratie, et d'autres éléments des théories politiques écologiques. Toutefois, il montre également que de nombreux chercheurs chinois continuent d'oeuvrer pour que leur discipline scientifique contribue aux discussions scientifiques internationales sur le développement durable.
- Éditorial - Chloé Froissart p. 3-9
Article
- Une « identité chinoise » qui fait débat - Canglong Wang p. 57-68
Actualités
- L'interdiction du commerce de l'ivoire à Hong Kong - Claire Bouillot p. 69-73
Comptes rendus de lecture
- ZHOU, Ying. 2017. Urban Loopholes: Creative Alliances of Spatial Production in Shanghai's City Center. Basel : Birkhäuser - Judith Audin
- Vermander, Benoît, Liz Hingley, et Liang Zhang. 2018. Shanghai Sacred: The Religious Landscape of a Global City. Seattle : University of Washington Press - Aurore Dumont p. 77-78
- NG, Kwai Hang, et Xin HE. 2017. Embedded Courts: Judicial Decision-Making in China. New York : Cambridge University Press. - Peifan Li
- SHA, Heila. 2017. Care and Ageing in North-West China. Berlin : Lit Verlag - Justine Rochot