Contenu du sommaire : Estrangemental
Revue | Gradhiva : revue d'anthropologie et de muséologie |
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Numéro | no 29, 2019 |
Titre du numéro | Estrangemental |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Introduction. Anomalie. Champ faible, niveau légumes - Pierre Déléage, Emmanuel Grimaud p. 4-29
- Cosmogonie et cosmologie - Philip K. Dick p. 30-49 Inédit en français, « Cosmologie et cosmogonie » est un étrange essai spéculatif de Dick représentatif de sa seconde période (dite « mystique »). Comment expliquer l'anomalie, l'imperfection ou l'incomplétude fondamentale de notre monde ? En quoi un sandwich au jambon fait-il un bon modèle de réalité ? Et si la théologie était au fond de la science-fiction et vice-versa ? Voici quelques-unes des questions posées par cet exercice de cosmologie expérimentale où théologie et science-fiction deviennent une seule et même chose : un exercice spéculatif d'invention d'hypothèses de grande ampleur sur le travail des entités à l'œuvre au sein du cosmos, et au terme duquel la réalité se trouve plus ou moins acceptée, niée, modifiée ou réévaluée dans son statut d'apparence phénoménale.L'écrivain puise ici à des sources d'inspirations diverses, gnostiques, chrétiennes et orientales pour se fabriquer une croyance viable mariant théologie et technologie. Il reprend notamment au théosophe allemand Jakob Böhme (1575-1624) l'hypothèse que Dieu serait en quelque sorte au stade larvaire, naîtrait à la conscience et aurait produit une image (notre monde) comme un grand exercice d'introspection pour se connaître lui-même, via un appareil de projection plus ou moins défaillant (Zebra). Dick se déclare plus loin « panenthéiste », notion qu'il emprunte au philosophe allemand Karl Christian Friedrich Krause (1781-1832). Tandis que le panthéisme affirme que tout est divin et que la divinité possède les mêmes limites spatio-temporelles que le cosmos, le panenthéisme postule l'existence d'une Entité bien plus grande que l'univers dont celui-ci n'est finalement qu'une partie. L'écrivain de science-fiction se range donc du côté d'Aristote, de Plotin, Maître Eckhart, Spinoza, Whitehead, de l'advaita vedanta, auxquels on aurait pu ajouter les prêtres aztèques aussi bien que beaucoup de peuples d'Amérique du nord. Il se déclare par ailleurs « acosmique » (expression empruntée à la philosophie de la religion de Hegel), voyant dans l'aspect phénoménal du cosmos soit une illusion d'optique soit une réalité incomplète ou inachevée, une idée partagée par Shankara, Platon, Spinoza, Hegel, Schopenhauer ou encore Whitehead.
- La singularité fantôme. Hypnose, chasse aux spectres et cybernétique de la transmigration à Calcutta - Emmanuel Grimaud p. 50-83 Cet article est un essai d'ethnographie dickienne, en hommage au dernier roman de Philip K. Dick, La Transmigration de Timothy Archer. À Calcutta, des patients explorent leurs « vies antérieures » dans le cabinet d'une hypnothérapeute, tandis que des chasseurs de fantômes enquêtent sur des maisons délabrées et tentent d'établir une communication avec des présences via des appareils électromagnétiques. Alors que l'hypnotiseuse mène sa propre enquête sur la transmigration à travers les visions de ses patients, démêlant leurs identités troublantes et en quoi elles pourraient être liées, les chasseurs en quête de signaux font leurs propres expériences qui visent à surmonter la paréidolie pour entrer en contact avec des corps inconnus. Si les deux sont liés, ce n'est pas uniquement parce que réincarnation et hantise sont les deux composantes d'un même circuit (la cybernétique du samsâra), qui devient ici terrain d'expérience. C'est aussi parce que hypnose et chasse aux spectres visent toutes deux, bien que par des moyens expérimentaux différents, à s'approcher d'un point de catastrophe, d'un seuil critique de présence (appelé singularité fantôme), qui marque le jaillissement d'une vie spectrale foisonnante et imprévisible et d'où la matière humaine ressort à la fois entièrement questionnée et recomposée.This article is a dickian ethnographic essay, a tribute to Philip K. Dick's last novel, The Transmigration of Timothy Archer. While ghost hunters investigate dilapidated houses and attempt to establish contact with invisible presences via electromagnetic devices, some patients explore their ‘previous lives' in a hypnotherapist's cabinet in Calcutta. As the hypnotist conducts her own investigation of transmigration through her patients' visions, unraveling their troubling identities and how they might be related, ghost hunters do their own experiments seeking signals of unknown persons and trying to overcome pareidolia. If the two are linked, it is not only because reincarnation and ghost are two components of one unique cybernetic circuit (the samsara) that becomes here a field of experience. It is also because hypnosis and ghost hunting both aim, albeit by different experimental means, to approach a point of catastrophe, a critical threshold of presence (called spectral singularity) where a prolific and unpredictable spectral life starts bursting. In this process, human matter is at once entirely questioned and recomposed in its constituents.
- Convergence en astrobiologie. Expérimentation contrefactuelle dans les sciences et les arts - Istvan Praet p. 84-115 La cosmologie moderne repose sur un choix métaphysique assez particulier : elle privilégie la divergence sur la convergence. Les biologistes sont fascinés par la diversité des formes de vie - la « biodiversité », comme ils l'appellent. Les scientifiques planétaires sont également intrigués par la grande variété de corps célestes : naines jaunes, géantes gazeuses, planètes rocheuses, lunes, astéroïdes… Cependant, un contre-courant métaphysique est en train de voir le jour dans le domaine de l'astrobiologie. Il se caractérise par un intérêt remarquable pour les thèmes de la convergence et par l'idée que l'évolution de la vie et la formation des planètes suivent un nombre limité de sentiers. L'article montre comment cette alternative métaphysique prend forme dans des expérimentations contrefactuelles à l'interface de la science et de la science-fiction.Modern cosmology is premised on a specific and rather peculiar metaphysical choice: it privileges divergence over convergence. Biologists are fascinated by the diversity of life forms — ‘biodiversity', as they call it. Planetary scientists, likewise, are intrigued by the great variety of celestial bodies: yellow dwarfs, gas giants, rocky planets, moons, asteroids… At present, however, a metaphysical countercurrent is emerging within the field known as astrobiology, the scientific search for extraterrestrial life. It is characterised by a distinctive interest in themes of convergence and in the idea that the evolution of life and the formation of planets can only happen in a limited number of ways. The article illustrates how this metaphysical alternative is taking shape in counterfactual experiments at the interface of science and science fiction, of astrobiology and artistic research.
- L'amour d'air au Japon. Rituels de rencontre avec des voix venues d'ailleurs - Agnès Giard p. 116-139 Au Japon, les simulacres affectifs se multiplient sous la forme d'amante numérique, de boyfriend téléchargeable ou de copine interactive, programmés pour reproduire les mimiques de la séduction sur un écran de poche (smartphone ou console sans fil). L'attachement aux personnages fictifs porte le nom d' « air amour » (ea ren'ai), par allusion à l'air guitar. Humour révélateur de ce que les consommateurs, hommes et femmes, font de ces jeux au Japon : des outils pour signifier le refus d'un monde ironiquement appelé « l'espace en 3D » (sanjigen no kûkan), c'est-à-dire « l'ici-bas ». La pratique de l'air amour (ea ren'ai) s'inscrit de fait dans une logique d'interaction avec l'invisible. Il s'agit de convoquer un être, en détournant les rituels de rencontre amoureuse au profit d'une scénographie dont les formes, hyper-codifiées, fournissent la mise en signes ostentatoire de ce que les adeptes des jeux nomment eux-mêmes « la fuite de la réalité ».In Japan, affective surrogates proliferate in various forms such as digital lovers, downloadable boyfriends or interactive spouses programmed to mimic attitudes and expressions of love on handheld's screens (smartphone or wireless console). The attachment to these fictitious characters is called Air love (ea ren'ai) and humorously refers to Air guitar, which is quite revealing of the male and female users'strategies. Turning these devices into tools to express their dissatisfaction of a world dubbed « 3D » (sanjigen), i.e. « real », the users imbue affective surrogates with an otherworldly feeling. The Air love practice is, in fact, part of an interaction dynamic with the « invisible ». It consists in summoning a presence, by turning the rituals of romance into a highly codified scenography pointing to what the users themselves label « the escape from reality ».
- L'incognoscible maître de la réalité - Arnaud Esquerre p. 140-161 Les extraterrestres mis en scène par l'écrivain Philip K. Dick ne sont pas directement la source de l'incertitude concernant la réalité, à la différence des événements extraterrestres dont rendent compte ceux qui en sont témoins et qui ne parviennent pas à lever l'hésitation sur ce qu'ils ont vu. S'il y a du genre fantastique chez Dick, il est davantage introduit par le rapport que les personnages entretiennent à la réalité, faisant douter le lecteur lui-même de ce qu'il a lu. Cependant, Dick recourt à une conception tantôt moniste, tantôt dualiste de la réalité. Dans une conception dualiste, le problème soulevé par les écrits de Dick à propos de la réalité n'est pas seulement de distinguer ce qui est réel de ce qui ne l'est pas, mais de savoir qui maîtrise la réalité, ce qui suppose que cette réalité puisse être construite. Trois conceptions peuvent être distinguées (écran, scène, monde). Se posent alors d'une part la question du temps, d'autre part celle de ce qui n'est pas construit, le « hors-construit ».The extraterrestrials staged by the writer PK Dick are not directly the source of the uncertainty concerning the reality, unlike the extraterrestrial events that account for those who witness them and who manage to remove the hesitation on this that they saw. If there is a fantastic genre in Dick, it is more introduced by the report that the characters maintain to reality, making the reader doubt what he has read. However Dick uses a concept sometimes monistic, sometimes dualistic of reality. In a dualist conception, the problem posed by Dick's writings about reality is not only to determine what is real from what is not, but to know who is in control of reality, which implies that this reality can be built. Three conceptions can then be distinguished (screen, scene, world). Then, on the one hand, there is the question of time, on the other hand that of what is not constructed, the «off-built».
- Divergence technologique. Chamanisme et numérisation en Amazonie - Pedro de Niemeyer Cesarino p. 162-187 Cet article propose de réfléchir à différentes conceptions du savoir dans leur lien avec certains outils technologiques. À partir d'un cas précis – un atelier sur la numérisation de traditions orales que j'animai pour des professeurs et des chamanes marubo en Amazonie occidentale – sont ici explorées les divergences entre deux régimes de connaissance : l'un inscrit dans le corps et les connexions virtuelles qu'autorise le chamanisme, l'autre tourné vers la constitution d'archives numériques.
This article presents an essay about different conceptions of knowledge and its relation with technological devices. Through the description of a specific situation (a workshop about digitalization of oral traditions organized by me for the shamans and teachers of the Marubo people of Western Amazonia), the article explores the divergences between the shamanic production of knowledge (made possible through adorned bodies and the establishment of virtual kinship connections) and the establishment of digital archives. - « La Faillite de l'imagination ». De l'existence scientifique de la sphère de Dyson - Julien Wacquez p. 188-221 La sphère de Dyson est une mégastructure bâtie autour d'une étoile, qui en capte la lumière et la transforme en énergie. Bien que cette mégastructure n'ait jamais été observée et reste imaginaire, elle a été considérée comme une piste de recherche possible pour rendre compte des données collectées sur une étoile lointaine : KIC8462852. La sphère de Dyson, avant d'être une hypothèse de recherche, est une idée née de la lecture qu'un scientifique, Freeman Dyson, a faite d'un roman de science-fiction, Le Créateur d'étoiles d'Olaf Stapledon. En suivant le parcours de légitimation scientifique de cet objet et en analysant les discussions qu'il suscite, on relève différents types d'interférences entre la science et la science-fiction : l'inspiration, la référence et l'inversion des rôles entre l'une et l'autre.The Dyson sphere is a megastructure built around a star to harness its light and transform it into a source of energy. Although the existence of this megastructure has yet never been proven, it has been considered as possible explanation for the anomaly constituted by the observations of a distant star: KIC8462852. The Dyson sphere is a concept created by the scientist Freeman Dyson, after reading the science fiction novel Star Maker by Olaf Stapledon. While following the scientific legitimation process of this object and analyzing the discussions that it spurred, this article aims at describing different modes of interferences between science and science fiction: inspiration, reference, and reversal of roles between one another.
- Manhattan Transfer. Benjamin Lee Whorf diffracté par Philip K. Dick - Pierre Déléage p. 222-249 On dit des anthropologues qu'ils sont par vocation des spécialistes du relativisme. En étudiant les langues, les mythes, les rituels de sociétés au mode de vie le plus éloigné possible du leur, ils semblent souvent tourmentés par la recherche d'une pensée véritablement autre. Parfois, cette quête les fait trébucher et imaginer de toutes pièces une métaphysique nouvelle, étrange, mystérieuse, qu'ils imputent à une petite société méconnue. C'est le cas de l'ingénieur Benjamin Lee Whorf (1897-1941). En marge de l'école boasienne, il inventa une philosophie de l'événement et la présenta comme immanente à la langue et à la culture des Hopi d'Arizona. L'anthropologue se faisait ainsi écrivain de science-fiction. Une confrontation de ses travaux avec les ressorts de l'œuvre de Philip K. Dick, qui, lui aussi, n'a cessé d'imaginer des métaphysiques stupéfiantes et d'en dérouler les conséquences, permet de mettre au jour certaines des conditions fantasmatiques de l'anthropologie et d'explorer les rapports parfois subtils qu'entretiennent la science et la fiction.Anthropologists are said to be specialists in relativism. Studying the languages, the myths, and the rituals of societies caracterized by a way of life as far as possible from theirs, they often seem obsessed by the search of a truly different mode of thought. Sometimes, this quest makes them stumble and imagine from scratch a new, strange, and mysterious metaphysics, that they then impute to a little known society. This is the case of the engineer Benjamin Lee Whorf (1897-1941). On the margins of the Boasian school, he invented a philosophy of the event and presented it as immanent to the language and culture of the Hopi of Arizona. The anthropologist thus became a writer of science fiction. A confrontation of his works with the internal logic of Philip K. Dick's novels, a writer who spent his life imagining astonishing metaphysics and unfolding their consequences, reveals some anthropology's fantasmatic conditions and explores the sometimes subtle relationships between science and fiction.
- L'Histoire qui met fin à toutes les histoires pour l'anthologie d'Harlan Ellison : Dangereuses visions - Philip K. Dick p. 250-251