Contenu du sommaire : L'état d'urgence en permanence (2)
Revue | Cultures & conflits |
---|---|
Numéro | no 113, printemps 2019 |
Titre du numéro | L'état d'urgence en permanence (2) |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Les modalités des dispositifs d'état d'urgence : Introduction - Didier Bigo p. 7-15
- La fabrique législative de l'état d'urgence : lorsque le pouvoir n'arrête pas le pouvoir - Stéphanie Hennette-Vauchez p. 17-41 Cette contribution s'intéresse aux processus par lesquels l'état d'urgence a été confirmé, consolidé et maintenu en place pendant deux années, de novembre 2015 à novembre 2017. Six lois ont été adoptées pour périodiquement renouveler (proroger) l'état d'urgence, et l'étude se concentre sur l'interaction entre les branches exécutive (le gouvernement qui prend l'initiative des projets de loi de prorogation et ses conseils, notamment, le Conseil d'État) et législative (Assemblée nationale et Sénat). Elle révèle que les initiatives de l'exécutif n'ont guère rencontré de résistance et se virent, au contraire, généralement poussées plus avant : les demandes de prorogation temporaires étaient jugées trop courtes et se voyaient allongées ; les mesures substantielles étaient rendues plus rigoureuses. Ce faisant, l'étude établit que, tandis que les arguments fondés sur les besoins de la sécurité nationale tendent à prévaloir systématiquement sur tous les autres, les processus et institutions démocratiques tendent à perdre leur capacité à préserver un équilibre des pouvoirs (et contre-pouvoirs).
This article looks at the process through which a state of emergency was confirmed, consolidated and maintained in France over a two year period, from November 2015 to November 2017. During that time, the French parliament voted six times to extend this exceptional legal measure. Departing from this observation, the aim of this study is to focus on the interaction between the executive (who drafts the bills) and its councils (eg the Conseil d'État), on the one hand, and the legislative branches (i.e. the National Assembly and the Senate), on the other hand. It unearths the ways in which executive initiatives never met with any resistance and were, in fact, systematically pushed further: requests to temporarily extend the state of emergency were deemed too short and were lengthened; substantive measures were made more rigorous. In doing so, this article establishes that, while arguments based on the national security needs often trump all others, democratic processes and institutions also tend to lose their ability to effectively maintain checks and balances. - Pénaliser l'idéal ? L'État français confronté au volontariat combattant de ses ressortissants durant la guerre civile espagnole - Édouard Sill p. 43-69 Les départs combattants d'individus vers la Syrie et l'Irak des années 2012–2014 ont particulièrement inquiété les États européens, obligeant ces derniers à redéfinir le cadre juridique, ancien ou inexistant, du « combattant étranger ». La guerre d'Espagne (1936-1939) apparut alors comme une clef de lecture de ce phénomène migratoire contemporain, puisque ce conflit avait connu des engagements comparables et d'une ampleur considérable. Face à cette migration armée hors du commun, la France, comme l'ensemble des États concernés, avait adopté des dispositions à vocation contraignante et répressive. Cet article propose de considérer la manière dont le législateur français avait alors transposé juridiquement le phénomène et ses agents entre 1936 et 1939. L'attention portée sur la nature des réponses légales adoptées alors en France apporte un éclairage révélant la structure éminemment culturelle du phénomène et permet de réinterroger ses interprétations contemporaines.
The fighting involvements of individuals in Syria and Iraq from 2012 to 2014 were a particular matter of concern for many European countries, which led them to redefine out-of-date or nonexistent legal frameworks on “foreign fighters.” Given its similarities in terms of commitments and scale, the Spanish Civil War (1936-1939) emerges as a case worth returning to in order to understand this contemporary migratory phenomenon. In an effort to tackle extraordinary military migration, France and other concerned states began adopting a series of restrictive and repressive measures. This paper will examine those measures and the way that the French legislator legally transposed combatant volunteerism and its agents between 1936 and 1939. Focusing on the nature of France's legal responses sheds light on the eminently cultural structure of the phenomenon thereby permitting new insights on contemporary interpretations. - État d'urgence et involution autoritaire en Turquie : l'exemple des Universitaires pour la paix - Gülsah Kurt p. 71-88 Depuis le début des années 2010, la Turquie a subi des inflexions politiques et juridiques majeures. Des formes de gouvernement plus autoritaires se sont progressivement imposées, marquées notamment par un durcissement de la politique criminelle à l'égard de divers groupes politiques identifiés comme les « ennemis du régime » : le mouvement politique kurde, des journalistes opposants, des avocats, des défenseurs des droits de l'homme, des étudiants ou des universitaires. Depuis 2016, plusieurs événements ont permis la consolidation de ces tendances, comme la tentative de coup d'État en juillet 2016 et la déclaration de l'état d'urgence par la suite. Bien que ce dernier a été formellement aboli en juillet 2018, il perdure dans les faits. C'est ce que nous examinons dans cet article, en considérant les aspects juridiques de ce processus, ainsi que la situation particulière des Universitaires pour la paix, notamment à partir du témoignage de l'auteure.
Since the beginning of the 2010s, Turkey has undergone a series of major political and legal transformations. More authoritarian forms of governing have gradually taken hold of the country, which have notably tightened criminal policies towards various political groups identified as “enemies of the regime,” such as the Kurdish political movement, journalists, lawyers, human rights defenders, students, and university scholars. Since 2016, several events—such as the attempted coup d'état of July 2016 and the declaration of a state of emergency thereafter—point to the intensification of this trend. Although the state of emergency was formally abolished in July 2018, de facto, it still persists. This article will focus on the legal features of this prolonged state of exception while speaking about the experience of the Academics for Peace movement based on the author's own testimony. - Les recours à l'état d'exception sous le régime franquiste (1956-1975) - Emmanuel-Pierre Guittet p. 89-98 L'article vise à éclairer le recours à l'état d'exception (estado de excepción) par le régime autoritaire espagnol de Francisco Franco (1936-1975). Entre 1956 et jusqu'à la mort de Franco en 1975, ce ne sont pas moins de onze états d'exception qui ont été déclarés. Pourquoi et comment, dans les années 1950 et suivantes, ce régime a-t-il eu recours aux pouvoirs d'urgence et aux lois martiales à l'encontre de manifestations ouvrières, estudiantines et indépendantistes ? De toute évidence, l'utilisation de pouvoirs d'urgence répondait à la raison d'être même du régime autoritaire espagnol. Débarrasser la population de tous ses éléments subversifs, restaurer et protéger l'unité de la nation étaient consubstantiels à l'idéologie du régime et de ses structures. Pourtant, l'utilisation des pouvoirs d'urgence par le régime franquiste ne peut être dissociée du contexte politique ouvert à la fin de la seconde guerre mondiale avec le triomphe de la démocratie libérale. Nous suggérons dans cet article que l'utilisation des pouvoirs d'urgence peut se lire à l'aune de la quête de reconnaissance internationale du régime franquiste. Il s'agit des lors d'interroger la nature symbolique de la promulgation de l'urgence et de la lire comme une réaffirmation de l'autorité souveraine, une tentative de faire oublier les origines et les brutalités d'un régime né d'un coup d'État.
The article seeks to shed light upon the use of states of emergency (estado de excepción) by the Spanish authoritarian regime of Francisco Franco (1936–75). Between 1956 and until Franco's death in 1975, at least eleven states of exception were declared. From the 1950s and onwards, this article takes issue with why and how the regime used such emergency powers and martial laws against industrial, student and separatist disturbances. Clearly, the use of emergency powers was attuned with the Spanish authoritarian regime's raison d'être. Ridding the population of all subversive elements, restoring and protecting the unity of the nation were essential components of the Francoist repressive right-wing mind-set, let alone of the structures of the regime. Yet, the use of emergency powers by the Francoist regime cannot be separated from the political context opened by the end of World War II with the triumph of liberal democracy. In this article, I suggest that the use of emergency powers by the Francoist regime is best understood in relation to Spain's quest for international recognition. It eventually amounts to the symbolic nature of the promulgation of emergency as a reaffirmation of sovereign authority, an attempt to secure legitimacy for a brutal coup-born regime. - Logiques d'(in)sécurité en Hongrie. Gouverner par le droit et par l'exclusion dans un régime illibéral - Ákos Kopper, Zsolt Körtvélyesi, Balázs Majtényi, András Szalai p. 99-123 Cet article s'intéresse à la manière dont le régime hongrois a contourné les mécanismes formels de l'État de droit (rule of law) pour mettre en place un gouvernement par le droit (rule by law) qui assure légalement sa pleine souveraineté et limite les contre-pouvoirs. À partir du cas des réfugiés, nous montrons comment le gouvernement joue sur des processus de sécuritisation (au sens où l'entend Ole Waever), d'exclusion et d'incertitude, afin de conforter son pouvoir et d'affaiblir toute opposition. Il routinise et normalise ainsi des dynamiques habituellement observables dans le cadre des états d'urgence.
This article shows how the Hungarian regime has circumvented the formal mechanisms of the rule of law to establish a form of government (rule by law) that legally ensures its full sovereignty and limits counter-powers. From the case of refugees, we show how the government plays on the logics of securitization (as Ole Waever understands), exclusion and uncertainty, in order to consolidate its power and weaken any opposition. It thus normalizes dynamics usually observed within the framework of the state of emergency, without the need to formally declare it.