Contenu du sommaire : Images visionnaires
Revue | Cahiers d'anthropologie sociale |
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Numéro | no 17, 2018 |
Titre du numéro | Images visionnaires |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Introduction - David Dupuis, Maddalena Canna p. 9-19
- Apprendre à voir l'invisible. Pédagogie visionnaire et socialisation des hallucinations dans un centre chamanique d'Amazonie péruvienne - David Dupuis p. 20-42 Dans le débat qui l'oppose aux époux Wasson, Claude Lévi-Strauss présente l'expérience hallucinogène comme strictement informée par la culture. Bien que cette thèse soit largement partagée par les anthropologues, ces derniers sont restés peu diserts sur la manière dont les représentations partagées d'un groupe social structurent l'effet des hallucinogènes. Cet article vise à dessiner quelques pistes en vue d'éclairer la nature de cette opération, que je propose de désigner sous le terme de « socialisation des hallucinations ». Je m'appuie à cette fin sur les données ethnographiques collectées à Takiwasi, l'un des principaux centres chamaniques d'Amazonie péruvienne, qui propose à une clientèle internationale des pratiques inspirées du chamanisme métis de la région (curanderismo), au premier rang desquelles figure l'usage ritualisé du breuvage psychotrope ayahuasca. Le caractère stéréotypé des hallucinations visuelles rapportées par les participants de ces pratiques apparaît comme le résultat d'un apprentissage progressif dont je m'attache ici à analyser les ressorts et les implications. Je montre ainsi que les interactions discursives et pragmatiques encadrant la consommation de l'hallucinogène, qui constituent autant d'opérateurs de « socialisation des hallucinations », façonnent les attentes et éduquent l'attention du participant, organisant de ce fait l'expérience visionnaire au prisme des schèmes proposés par le groupe social. Supportant l'instauration d'un collectif et la recomposition de la relation que les participants entretiennent avec leur propre identité, l'expérience visionnaire apparaît alors comme un puissant support de transmission culturelle et d'affiliation au groupe social.In the debate between Claude Lévi-Strauss and the Wasson couple, Claude Lévi-Strauss presents the hallucinogenic experience as strictly informed by culture. Although this thesis is widely shared by anthropologists, they have remained silent on how shared representations of a social group structure the effect of hallucinogens. This article aims to outline some ideas to shed light on the nature of this operation, which I propose to refer to as the “socialization of hallucinations”. To this end, I rely on ethnographic data collected in Takiwasi, one of the main shamanic centres in the Peruvian Amazon, which offers to an international clientele practices inspired by the region's Métis shamanism, as the ritualized use of the psychotropic brew ayahuasca. The stereotypical nature of the visual hallucinations reported by the participants in these practices appears to be the result of a progressive learning process, the driving forces of which I am trying to analyse here. I thus show that the discursive and pragmatic interactions framing the consumption of hallucinogen gradually lead to the shaping of expectations and the education of the participant's attention, whose visionary experience is thus organized according to the schemes proposed by the social group.
- La contagion visionnaire. Modulation interactionnelle de la conscience et reconfiguration du Soi : une variation afro-amérindienne (Nicaragua) - Maddalena Canna p. 43-60 Quel est le statut de réalité attribué aux images visionnaires obtenues sans prise de psychotropes ? Comment la fabrication d'artefacts façonne-t-elle l'expérience visionnaire ? Quelles sont les intersections entre le voir et le croire ? Le point d'ancrage ethnographique de cet article est la grisi siknis, une crise de transe hallucinatoire que les Miskitos du Nicaragua perçoivent comme une maladie contagieuse. La contagion de la grisi siknis se produit par l'exposition à ses images, qu'elles soient évoquées au cours de la transe ou représentées sur un support matériel. Par une méthodologie expérimentale, j'ai suivi le processus de fabrication des dessins représentant les visions de la grisi siknis, une pratique qui a été interprétée comme une thérapie par mes interlocuteurs. Loin d'être des représentations inertes, ces dessins sont des interfaces vivantes à l'ontologie différentielle, permettant au spectateur de percevoir comme réel ce qui pour l'auteure cesse d'exister. L'image visionnaire, alors, devient un espace de reconfiguration du Soi, où les frontières entre sa propre conscience et le monde extérieur sont constamment renégociées. En avançant la notion de dérèglement orchestré des attentes, cet article propose un modèle du façonnage interactionnel du sens de Soi par le truchement de l'image.What order of reality can be attributed to visionary images obtained without psychotropic intake? In which ways does the production of artifacts shape visionary experiences? What are the intersections between the seen and the believed? The ethnographical focus of this article is grisi siknis (GS), a hallucinatory trance seizure perceived by the Miskitos of Nicaragua as a contagious disease. Grisi siknis contagion is produced by exposure to its images, whether they are evoked during the trance or represented on a material support. By adopting an experimental methodology, I studied the transformation of grisi siknis visions into graphic representations. The practice of drawing has been interpreted as a therapy by my interlocutors. Far from being unanimated representations, grisi siknis-induced drawings are living interfaces characterized by a differential ontology, as the object of representation can be perceived as existent by the observer while it ceases to exist for the author. Visionaries images, thus, become spaces of Self-reconfiguration, where the boundaries between subjective consciousness and the external world are constantly renegotiated. By the notion of orchestrated disruption of expectations, this article proposes a model of the interactional, image-mediated shaping of the Self.
- L'iconicité sonore et la maîtrise des hallucinations. L'iragaveane du chamanisme Matsigenka (Amazonie péruvienne) - Esteban Arias p. 61-90 Cet article porte sur la « maîtrise » des hallucinations qu'au moyen d'icônes sonores, ou idéophones, les chamanes matsigenka exercent pendant l'ingestion rituelle de psychotropes. Durant le rituel, le chamane énonce des chants dont la sémantique demeure partiellement opaque aux non-initiés. De ce fait, les auditeurs élicitent qu'une communication entre le chamane et les esprits invisibles est en cours. À cette fin, la poétique de ces chants appelés marentakantsi, combine des énoncés symboliquement codifiés et des mots censés d'évoquer, par mimétisme, des formes hallucinées. Toutefois l'iconicité des chants ne se borne pas à provoquer la représentation d'une communication extraordinaire, mais aide également le chamane à maîtriser les formes et les sons survenus durant son intoxication. La poétique des chants à laquelle appartiennent ces mots est l'un des dispositifs mobilisés par le chamane afin de mettre en forme et en discours l'action rituelle. Pour mieux saisir l'efficacité publique et privée de la maîtrise chamanique nommée iragaveane, j'analyserai les icônes sonores de la poétique à la lumière de leur rapport à d'autres dispositifs rituels comme le répertoire graphique et la redéfinition de l'espace en clé cosmographique.This article deals with the “mastery” of hallucinations that matsigenka shamans exert by means of sound symbols during the ritual ingestion of psychotropic drugs. During the ritual, the shaman performs songs whose semantics remain elliptic to the non-initiated. As a result, listeners elicit that communication between the shaman and the invisible spirits is underway. To this end the poetics of these songs, called marentakantsi, combine symbolically codified utterances and words supposed to evoke hallucinated forms. However, the iconicity of the songs does not limit itself to induce the representation of an extraordinary communication, but also helps the shaman to master the forms and sounds that occurred during his intoxication. The poetics of the songs to which these words belong is one of the devices used by shamans to perform the ritual action. To better grasp the public and private effectiveness of the shamanic mastery called iragaveane, I will analyze the sound symbols in the light of their relationship to other ritual devices such as the graphic repertory and the redefinition of space in cosmographic terms.
- Voir Guanyin au Putuoshan. Présentifier le divin par l'image dans le bouddhisme chinois - Claire Vidal p. 91-107 Les expériences visionnaires tiennent une place fondamentale dans le bouddhisme chinois en ce qu'elles participent de la quête de l'Éveil ; l'une des méthodes pour parvenir à « voir le Bouddha » inclut les icônes figurant les êtres divins du panthéon. Considérées comme animées et louées pour les miracles qu'elles accomplissent, ces images sont centrales dans les pratiques dévotionnelles des adeptes. Elles sont intégrées dans le champ des actions rituelles et abondamment « racontées » dans les récits mythologiques qui façonnent et diffusent les conceptions bouddhiques des lignes de partage entre l'humain et le divin, le phénoménal et le surnaturel. Dans cet article, je propose d'analyser ces images comme supports de présentification du divin, à partir de l'étude de deux statues situées sur l'île du Putuoshan (Zhoushan, Zhejiang), haut lieu du bouddhisme chinois depuis le xe siècle, où se rendent de nombreux pèlerins venus de toute l'Asie pour prier le grand bodhisattva de la compassion, Guanyin. En partant du point de vue de voyageurs, j'entends montrer comment ces deux icônes composent avec l'environnement spatial dans lequel elles sont ancrées, un objet qui conduit les dévots à voir Guanyin, jouant de la notion équivoque du visible dans le bouddhisme chinois.Visionary experiences play a major part in Chinese Buddhism by contributing to the quest for Enlightenment. They often involve using images portraying deities that devotees perceive as alive and able to perform miracles. Such images are incorporated into rituals and often play a key role in mythological narratives by which buddhist's conceptions on how to distinguish between the human and the divine, the phenomenal and the supernatural, are shaped and spread. By focusing on two statues of the Putuoshan island (Zhoushan archipelago, Zhejiang province), a major place of Chinese Buddhism since the 10th century visited by many thousands of visitors coming from different Asian countries to worship Guanyin, the famous bodhisattva of compassion, this article explores the ways in which images participate to the apparition of the divine. Starting from the viewpoint of pilgrims, I analyse how they are led to see Guanyin through icons whose efficiency comes from both their location in Putuoshan, and their qualities, the latest beeing defined in relation to the equivocal Chinese Buddhist notion of visible.
- Visions de génies du lobi burkinabè - Michèle Cros p. 108-131 Dans cet article, résolument descriptif, il s'agit d'exposer des visions de génies collectées en pays lobi burkinabè auprès d'un ancien devin, aujourd'hui planteur en Côte d'Ivoire. Ces visions ne sont autres qu'une suite de dessins ou mises en scènes graphiques. La plus-value heuristique des dessins de Diniaté Pooda réside dans cette approche ethno-projective ancrée dans une anthropologie visuelle de ces génies jamais mis en images contextuelles dans les écrits des anthropologues africanistes. L'exercice demandé s'apparente à un défi graphique où l'auteur se fait le porte-image et parole de ces non-humains.Des perceptions troublantes attestent d'effets de présence. Un humain « tire » sur un animal, mais la balle ne l'atteint pas car un génie le monte en amazone. Son torse fait face à l'humain alors que ses pieds vont en sens inverse. Des images mentales de ces déroutantes « techniques du corps » circulent et elles s'incarnent à la faveur de ce dispositif méthodologique où l'observateur fait l'expérience graphique du malaise éprouvé par ceux qui côtoient les génies sans les voir.Épouser le point de vue narratif de Diniaté Pooda participe de cette entreprise de dévoilement graphique des génies saisis en action face aux humains spoliant leurs proches (animaux de brousse, plantes forestières ou or). L'image dessinée est une vision déstabilisante. Elle met à mal telle une révélation aux accents de mise en abyme.In this article, resolutely descriptive, it is a question of exposing visions of geniuses collected in Burkinabè lobi country near a former diviner, today planter in Ivory Coast. These visions are no more than a series of drawings or graphic scenes. The heuristic added value of Diniate Pooda's drawings lies in this ethno-projective approach rooted in a visual anthropology of these geniuses never put into contextual images in the writings of Africanist anthropologists. The requested exercise is like a graphic challenge where the author is the image and speech carrier of these non-humans.Disturbing perceptions attest to effects of presence. A human « pulls » on an animal, but the ball does not reach him because a genius rides him in amazon. His torso faces the human while his feet go in the opposite direction. Mental images of these confusing « body techniques » circulate and they are embodied by this methodological device where the observer makes the graphic experience of the discomfort felt by those who rub shoulders with the geniuses without seeing them.Marrying the narrative point of view of Diniate Pooda participates in this company of graphic unveiling of geniuses seized in action against humans despoiling their relatives (bush animals, forest plants or gold). The drawn image is a destabilizing vision. It hurts such a revelation with accents of mise en abyme.
- Le façonnement neuropharmacologique de la culture. Anthropologie comparée des rituels à hallucinogènes sérotoninergiques et anticholinergiques - Martin Fortier p. 132-151 Les expériences hallucinogènes déterminent-elles certains contenus culturels ou est-ce au contraire la culture qui détermine le contenu des expériences hallucinogènes ? Certains auteurs ont défendu la thèse d'un déterminisme neuropharmacologique. D'autres ont soutenu la thèse d'un déterminisme culturel. L'une et l'autre de ces thèses souffrent d'une double faiblesse : elles se fondent sur un nombre fort restreint de cas ethnographiques (absence de comparatisme anthropologique) ; elles se fondent sur l'analyse d'un nombre limité de substances (absence de comparatisme neuropharmacologique). J'argue ici en faveur d'une tierce position : celle d'un déterminisme neuropharmacologique faible et pluriel. Après avoir distingué entre différentes classes d'hallucinogènes, et identifié leurs mécanismes d'action et leurs effets psychologiques respectifs, j'examine la manière dont les rituels se trouvent distinctement façonnés par les déterminismes neuropharmacologiques. Les rituels à datura (hallucinogène anticholinergique) d'Amérique du Nord sont ainsi comparés aux rituels à ayahuasca (hallucinogène sérotoninergique) d'Amazonie, puis aux rituels impliquant doublement un anticholinergique et un sérotoninergique du groupe jivaro de la Montaña. En conclusion, il est démontré que facteurs culturels et neuropharmacologiques, loin d'être forcément compétitifs, s'avèrent souvent être synergiques.Do hallucinogenic experiences determine cultural contents, or alternatively, does culture determine the contents of hallucinogenic experiences? Some authors have championed the neuropharmacological determinism thesis while others have endorsed the cultural determinism thesis. Both theses have important weaknesses: they are based on the study of a restricted number of ethnographic cases (anthropological comparativism is missing) and they are based on the study of a restricted number of hallucinogenic substances (neuropharmacological comparativism is missing). I will champion a third position: weak and plural neuropharmacological determinism. After having identified different classes of hallucinogens and pinpointed their mechanisms of action and their respective psychological effects, I examine the way rituals are distinctively shaped by neuropharmacological determinisms. Datura-based rituals (i. e., anticholinergic rituals) of North American are thus compared to ayahuasca-based rituals (i. e., serotoninergic rituals) of Amazonia, and subsequently compared to Jivaro rituals of the Montaña involving the use of both anticholinergic and serotoninergic hallucinogens. In conclusion, it is shown that far from being always competitive, cultural and neuropharmacological factors often prove synergetic.
- La face obscure de la clairvoyance. Petite histoire des machines à mesurer l'aura - Emmanuel Grimaud p. 152-176 Au croisement des sciences psychiques, de la physique et de la médecine, la vision « aurique » a fait l'objet d'expérimentations et de débats depuis la fin du xixe. Si cette course à la clairvoyance n'a jamais vraiment cessé, elle a même subi un curieux rebond au début du xxie, alors qu'un grand nombre d'appareils à mesurer « bioénergies » et champs magnétiques apparurent, donnant naissance à un véritable marché thérapeutique de l'« aura reading », aussi bien aux États-Unis, en Russie qu'en Inde. Dans ce laps de temps, l'invisible semble avoir changé radicalement de consistance, désormais criblé d'ondes de toutes sortes. Alors que la radioactivité s'est imposée comme un véritable paradigme pour lire le rapport des hommes à leur milieu, la notion d'aura se retrouve couramment appliquée et repensée dans des thérapies diverses de rééquilibrage « énergétique » (géopathie, géobiologie, etc.). La complexité des enjeux soulevés par ces expérimentations aux frontières de l'optique sera abordée ici à partir d'un cas en particulier, celui d'un ingénieur indien qui travailla pendant plus de trente ans au département d'Énergie atomique. Cet ingénieur mit au point dans les années 1990 un appareil qu'il nomma Universal Aura Scanner, version améliorée d'un appareil de radiesthésie qu'il avait conçu, le Hydro Scanner, afin de repérer les zones aquifères. Le Scanner Universel devait permettre de mesurer soi-même les fréquences « auriques », les émanations de tout objet (vivant ou inanimé) et leurs interactions magnétiques. Ses recherches, disait-il, allaient bien plus loin que celles de l'ingénieur russe Semyon Kirlian sur l'électro-photographie (datant de la fin des années 1930) et auraient des conséquences écologiques bien plus importantes, dans la mesure où il serait possible à n'importe qui de mesurer par soi-même les transferts d'énergie et de détecter ainsi ce qui se passe dans les basses couches (ou les hautes sphères) du réel.At the crossroads of psychic sciences, physics and medicine, the detection of auras has been the subject of many experiments since the end of the 19th century. This key component of clairvoyance among theosophists seems to have undergone a revival at the beginning of the 21st century in a completely different context, as a large number of devices to measure “bioenergies” and magnetic fields appeared, giving birth to a therapeutic market of “aura reading”. In the meantime, the invisible seems to have changed radically in consistency. It is now riddled with waves of all kinds and radioactivity has emerged as a mainstream paradigm to read our relationship to the environment. The notion of aura is now commonly applied in various “energy” rebalancing therapies (geopathy, geobiology, etc.) that aim to act, beyond people, on the components of the environment and to build viable environments. Is it the sign of a new vital sensitivity or the constitution of a peculiar hallucinatory pact, linking humans, machines and the environment? The complexity of the issues raised by these detection practices beyond the limits of optics will be addressed here from a case in particular, that of an Indian engineer who worked for more than thirty years at the Department of Atomic Energy. In the 1990s, this engineer developed a device he named Universal Aura Scanner, an improved version of a dowsing device he had designed, the Hydro Scanner, to identify aquifer zones. The Universal Scanner was intended to measure the “auric” frequencies, the emanations of any object (living or inanimate) and their magnetic interactions. His research, he said, went far beyond that of the Russian engineer Semyon Kirlian on electro-photography (dating back to the late 1930s) and would have far greater ecological consequences, as it would be possible for anyone to measure the energy transfers that surround us and thus to detect what is happening in the lower layers (or higher spheres) of reality.
- Chamanisation des visions de l'iboga - Nadège Chabloz p. 177-197 Les visions engendrées par la consommation de la plante psychotrope iboga n'ont pas fait l'objet d'une importante production iconographique dans l'espace public. Cet article propose, en premier lieu, d'explorer plusieurs pistes pour expliquer cette rareté : la multitude d'influences et de chapelles ainsi que l'absence d'une Église unifiée du bwiti au Gabon ; la culture du secret entourant les visions dues à l'iboga ; la focalisation sur les artefacts cultuels plutôt que sur les visions ; les réappropriations identitaires et communautaires s'adressant à un public international restreint ; la récente inscription de ce rite et de cette plante psychotrope dans le marché mondial du chamanisme. En deuxième lieu, l'article examine les différentes matrices de représentations qui structurent le musée imaginaire des « plantes alliées » et le type de productions, surtout audiovisuelles, qui alimentent iconographiquement ces matrices. Enfin, il s'agira, à partir d'entretiens, de révéler de quelle manière sont induites, envisagées et investies les visions de l'iboga dans de nouveaux cadres rituels du bwiti aujourd'hui en Europe.Visions produced after consuming the psychotropic plant iboga have not led to significant iconographic representations produced in the public space in Gabon. First, this article explores several possible explanations for this scarceness in imagery among which: the multitude of different spiritual influences and chapels given the absence of a unified Bwiti church in Gabon; the culture of secrecy concerning iboga visions; the iconographic focus on (tangible) cult artefacts rather than on (intangible) visions; identity and community reappropriations targeting a restricted, international public; and the recent inclusion of iboga and its uses, as per Bwiti spiritual practices, in the global market of shamanism. Second, this article examines the different representative matrices that structure an imaginary museum of “plant allies” and the types of generally audiovisual productions that constitute it and feed these matrices. Finally, based on interviews, this article will show how iboga visions are engendered, envisioned, and invested in Bwiti's new ritual frameworks today in Europe.
- Rêve et réminiscences plurielles dans l'art de Rover Thomas (Australie) - Arnaud Morvan p. 198-217 L'article propose un examen du rapport entre les visions oniriques aborigènes et leurs manifestations sous forme de peinture dans les œuvres du peintre Rover Thomas, initiateur d'un renouveau rituel et artistique dans la région du Kimberley à partir des années 1970. Ses peintures à l'ocre sur bois ou sur toile donnent à voir sur le mode indiciaire, les traces laissées dans le paysage par des êtres totémiques, des esprits ou des personnages historiques. L'article analyse les pratiques oniriques à la base de ce mouvement artistique en interprétant les visions comme des réminiscences d'un passé considéré comme « déjà là », préexistant, où le temps mythique et l'histoire coloniale s'entremêlent. Contrairement à la réminiscence platonicienne, le souvenir ne prend pas seulement sa source dans les états passés d'une âme individuelle, il est élaboré de manière collective, par l'intermédiaire des morts et témoigne de relations complexes entre les mémoires hétérogènes de différents types d'existants humains et non humains : esprits des morts, êtres totémiques, animaux, plantes, minéraux, liés dans un même devenir. Ce processus d'élaboration du passé est décrit à travers l'analyse des révélations oniriques à l'origine de la cérémonie Gurirr Gurirr de 1975 et leurs manifestations visuelles sous forme de peintures semi-abstraites qui redéfinissent le paysage comme une superposition de traces mémorielles.Based on several ethnographic fieldworks undertaken in Australia, this essay investigates the relationship between dream revelations and their visual manifestations in the artworks of Australian indigenous artist, Rover Thomas. In the mid-1970s, Thomas initiated a major cultural and artistic renewal throughout North-West Australia. His ochre paintings, on wooden boards or canvas, represent the imprints of totemic ancestors within the landscape, as well as the impact of colonial events in these very same places. I describe the series of dream revelations and visions at the origin of this new art form as reminiscent of a pre-existing past where mythical and historical events are entangled. Recollection of memories is not an individualised process, it occurs via the spirits of the dead and encompasses a large collective of non-humans: spirits, totemic beings, animals, plants, minerals, etc. all bound in the same becoming. This temporal construction is analysed through the ethnographic study of Rover Thomas' series of revelations and making of the Gurirr Gurirr balga ceremony. The paintings originating from the ceremony materialised Thomas' visions and expose a web of connections between memory, event and landscape.
- Voir et faire voir. Des images et de leur usage dans un traitement rituel dogon - Roberto Beneduce p. 218-240 La notion de vision n'est pas de celles qu'il est facile de cerner, et les chercheurs ont du mal à désigner par un terme univoque un domaine d'expériences qui peut, selon les contextes, recouvrir des significations et des usages sociaux très différents. Cet article analyse certains fragments d'un chant rituel enregistré près d'un village du haut-plateau dogon (Mali) au cours d'une thérapie effectuée par l'un des plus célèbres guérisseurs de la région. Il met en évidence la façon dont les toponymes, les métaphores et les synecdoques qui structurent le chant engendrent chez les participants une intense activité imaginative destinée à remémorer des événements passés et à élaborer des sentiments d'appartenance et de solidarité. En analysant les dimensions énonciatives et narratives du texte, il se propose de questionner la nature de l'efficacité symbolique à laquelle concourent des facteurs différents mais tous pareillement décisifs : l'évocation d'un paysage social et moral marqué par la crise, le « déclenchement de l'agressivité » (Favret-Saada), la forme même de l'énonciation rituelle (Severi), la « dé-historicisation institutionnelle » (de Martino), mais aussi la production d'une « contre-mémoire » et d'une forme particulière de conscience historique. Le rite pris en compte a d'autant plus de valeur qu'il est effectué dans un contexte de violence, au sein duquel le guérisseur perpétue la référence à des divinités ou le recours à des dispositifs de soins faisant l'objet d'une dure répression dans le contexte religieux actuel.The idea of vision does not easily lend itself to delimitation, and the authors hesitate to define with a single term a field of experiences that, according to context, has different meanings and social uses. This work considers a ritual song recorded in the vicinity of a village on the Dogon plateaux (Mali) during a treatment that was being carried out by one of the most celebrated healers in the region. The structure of the song underlines how place-names, metaphor and synecdoche generate an intense imaginative activity in those taking part, designed to re-evoke past events and establish feelings of belonging and solidarity. In analysing the enunciative and narrative features of the text, the work aims to question the nature of the symbolic effectiveness, which is created by various concurrent factors, each of which is equally decisive: the evocation of a social and moral landscape marked by crisis, the “déclenchement de l'agressivité” (Favret-Saada), the form itself of the ritual utterance (Severi), the “dé-historicisation institutionnelle” (de Martino), but, above all, the production of a “counter-memory” and of a particular form of historical consciousness mediated by the images evoked. The value of the ritual considered here is accentuated by the fact that it takes place in a context of violence, inside which the healer perpetuates references to divinities or recourse to healing systems that are severely repressed in the present religious context.
- Visions, présages et visages de cerf dans le rituel des Huichol du Mexique - Yann Hutin p. 241-255 Les Indiens huichol du Mexique sont connus pour leur consommation d'un cactus psychotrope, le peyotl, et pour leur art des tableaux de fil. Le contenu symbolique de ces œuvres est souvent considéré comme l'expression de la vision hallucinatoire qu'aurait eue son auteur. Pourtant, en comparant les sources historiques sur l'usage du peyotl et un tableau de fil contemporain, on s'aperçoit que ces pratiques traduisent deux préoccupations opposées : prophétique et « archaïque ». Les rites collectifs de peyotl intervenaient jadis dans des contextes cynégétiques ou guerriers ; de nos jours, la confection des tableaux de fil est une activité individuelle et commerciale détachée de l'organisation sociale traditionnelle. Ainsi, pour comprendre l'expérience hallucinogène huichol, j'interrogerai plutôt le concept indigène de « vision », ou nierika, à l'aune de certains artefacts désignés par ce nom : l'ancien filet de chasse et sa reproduction miniature (appelés aussi kaunari, « corde »), ainsi que la peau du visage du cerf fixée sur un bâton cérémoniel. L'examen des supports matériels des visions se poursuivra à travers l'exemple d'un récit relatif à la métamorphose du bâton en une « personne ». L'analyse de la séquence d'échange de cet objet, au cours d'une interaction appelée kaunari, devrait renforcer l'idée d'une connexion entre « vision » et « capture », et raviver l'intention originelle liée à l'usage du peyotl, dès lors que le donateur accède à une faculté de clairvoyance.The Huichol Indians of Mexico are famous for their consumption of a psychotropic cactus, the peyote, and for their yarn paintings. The symbolic content of these pieces is often considered as an expression of the hallucinatory vision that its author would have had. Yet, by comparing historical evidence of the use of peyote with a contemporary yarn painting, one realizes that these practices reflect two opposite concerns: prophetic and “archaic”. The collective rites of absorption of peyote occurred formerly in hunting or warlike contexts; nowadays, the making of yarn paintings is an individual and commercial activity detached from the traditional social organization. Thus, to understand the Huichol hallucinogenic experience, I will rather question the indigenous concept of “vision”, or nierika, in the light of some artifacts designated by this name : the ancient hunting net and its miniature reproduction (also called kaunari, “cord”), as well as the skin of the deer's face fixed on a ceremonial stick. The examination of the material supports of the visions will continue through the example of a story about the metamorphosis of the stick into a “person”. The analysis of the exchange sequence of this object, during a ritual interaction called kaunari, should reinforce the idea of a connection between “vision” and “capture”, and revive the original purpose of the use of peyote, since the donor has access to a faculty of clairvoyance.
- Cahier central