Contenu du sommaire : Trouver sa voix dans les mots des autres

Revue A contrario Mir@bel
Numéro no 28, 2019/1
Titre du numéro Trouver sa voix dans les mots des autres
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Éditorial

  • Articles

    • De la mélodie à la pensée - Martine de Gaudemar p. 17-34 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      La voix, qui met en œuvre des dispositions corporelles et des dispositifs socio-historiques, exprime la condition humaine, indissolublement organique et symbolique. J'étudie d'abord l'échange primitif, expressif et musical : il montre qu'il faut un « accordage affectif » pour accéder à la communication. La voix suppose quelque chose « entre nous », elle nous vient toujours d'ailleurs. Puis je montre que la pensée se constitue à travers un processus de sémiotisation. La vocalité qui circule entre nous à travers des jeux de langage est la condition d'une puissance de comprendre ou « agency » intellectuelle.
      The aim of my presentation is to consider the human voice as the link between expressive bodies and the shared significations that we call “culture”. In a first step, it examines works of experimental psychology (Gratier, Trevarthen, Papousek) which show a quasi-narrative intrigue displaying through singing voices of mothers and babies, before language learning. Through a voice which is usually forgotten in speech, we are introduced to a shared world that is a “form of life”. Therefore, vocality is the condition of a power of understanding, an intellectual agency grounded on exchange between partners through language games.
    • Réaction : Possibles et impossibles des trajets d'accordage - Ioanna Solidaki p. 35-38 accès libre
    • Dramatique des jeux de langage - Élise Marrou p. 39-55 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Dans le présent article, nous revenons sur le rôle paradigmatique que joue l'espace scénique pour comprendre la méthode de Wittgenstein, c'est-à-dire la description grammaticale à l'aide des jeux de langage. La réversibilité entre jeux de langage et répliques théâtrales est mise au service d'une exploration de la voix humaine qui suit trois étapes : la mise au premier plan de l'expression et de l'expressivité ; la conjonction entre la complétude des règles et l'intégration d'une dimension heuristique et inventive des jeux de langage ; la plasticité, enfin, du jeu de l'intérieur et de l'extérieur.
      The aim of this contribution is to emphasize the stage as a paradigm to look more closely at Wittgenstein's grammatical method. The reversibility between language games and theatrical performances allows us here to explore the human voice in three steps : the stage enables to enlighten the expressiveness of human language, to display the heuristic dimension of language games, the plasticity of the inner/outer distinction.
    • Réaction : La perspective impossible. Dialogue - Sacha Auderset p. 57-58 accès libre
    • L'art radiophonique ou les « architectures invisibles » de l'écoute : Helen Thorington et la poésie des connexions partielles - Christian Indermuhle p. 59-64 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article explore comment l'artiste américaine Helen Thorington utilise la radiophonie pour créer un espace d'écoute démocratique et invisible, dans lequel les personnes qui écoutent peuvent entrer, « si elles le souhaitent ». Dans cet espace hybride où réel et fiction se font hanter réciproquement l'un par l'autre, l'expérience de l'écoute rend possible une nouvelle expérience politique de la littérature, dans laquelle chaque voix fait écho, dans sa décorporation matérialisée, au monde lui-même et trouve une fréquence pour se faire entendre.
      This paper investigates how the American artist Helen Thorington uses radio art to create a democratic and invisible space for listening, in which the listeners can enter, “if they want”. In this hybrid space, in which reality is haunted by fiction and fiction by reality, the experience of listening enables a new political experience of literature, in which each voice is echoing, in its disembodied materiality, the world itself, and finds its own frequency to be heard.
    • Perdre sa voix. Félicités et infélicités de la polyphonie - Laurence Kaufmann, Pierre-Nicolas Oberhauser p. 65-90 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Diverses approches dites « polyphoniques » montrent que les sujets parlants, loin de « tenir en place », passent leur temps à convoquer des entités exogènes, à sortir de « l'entre-nous » de l'interaction en mobilisant des êtres et des voix dont ils se font les porte-parole plus ou moins autorisés, bref à « disloquer » la nature locale de l'interaction. Pour rendre compte de la manière dont ces êtres pluriels, humains et nonhumains, prétendent à la parole ou parfois même l'imposent par le biais des ventriloques qui s'en font, bon gré mal gré, les obligés, une analyse fine de l'interaction est nécessaire. Rompant avec la dimension anthropocentrique et égocentrique de la performativité, il s'agit d'identifier au cas par cas la manière dont le pouvoir d'agir se distribue et se configure en situation. Cela étant, les voix susceptibles d'être mobilisées ne sont pas illimitées et elles n'ont pas toutes le même poids polémologique : certaines d'entre elles portent immédiatement alors que d'autres sont condamnées au silence. En d'autres termes, la polyphonie répond à certaines conditions de félicité, c'est-à-dire à un ensemble de conditions qui doivent être satisfaites pour qu'elle puisse paraître appropriée et légitime. Afin de mieux préciser les conditions d'une polyphonie ou d'une ventriloquie « heureuse », nous distinguerons trois strates ou niveaux de félicité : une félicité interactionnelle, une félicité culturelle et une félicité phénoménologique. Pour les déployer, nous nous appuierons sur une brève série d'interactions tirées d'un film documentaire du réalisateur algérien Malek Bensmaïl, intitulé Aliénations. En prenant pour focale les interactions entre une patiente et une psychiatre, nous nous proposons plus spécifiquement de réfléchir aux modes de régulation culturels, interactionnels et phénoménologiques de l'invocation d'entités surnaturelles.
      So-called “polyphonic” approaches draw attention to the fact that speakers continuously summon beings and voices exogenous to the “here and now” of talk, making themselves the more or less authorized spokespersons of absent entities. Doing so, they pervasively “dislocate” the localness of interactions. Describing how speakers-turnedventriloquists give voice to various beings, human and non-human, requires detailed analysis. Breaking with the anthropocentric and egocentric dimension of performativity, such analysis helps to understand how agency is (re)distributed among speakers. However, speakers are diversely allowed or able to speak in the name of absent beings— and all “voices” do not have the same polemological weight. Some of them are easily heard ; others must stay silent or be ignored. In other words, polyphony rests on “felicity conditions”, i.e. it has to meet a set of conditions in order to appear appropriate and legitimate. In order to define the “felicity conditions” of polyphony or ventriloquism, we distinguish three strata or degrees of felicity : interactional felicity, cultural felicity, and phenomenological felicity. This analysis draws on excerpts from a documentary movie by Algerian director Malek Bensmaïl, entitled Aliénations. Focusing on interactions between a patient and a psychiatrist, we describe how the invocation of supernatural entities is culturally, interactively and phenomenologically regulated.
    • Réaction : Prendre voix. Parole et subjectivation - Baptiste Cornardeau p. 91-95 accès libre
    • L'écho de la voix - Marco Motta p. 97-111 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Dans cet essai, j'aimerais reprendre à mon compte les questions que se posent les éditeurs de ce numéro spécial sur la voix en les projetant dans un contexte particulier : le complexe rituel d'incorporation des esprits à Zanzibar, appelé uganga. J'aimerais m'arrêter ici sur la manière dont les gens s'approprient des esprits qui, dans un premier temps, leur sont étrangers, et apprennent ensuite à vivre avec eux sur le long terme, malgré les dissonances. Les humains deviennent alors les véhicules de voix qui se font l'écho les unes des autres. Mais plus que cela, la cohabitation quotidienne avec ces esprits, ces voix, devient un art de vivre. La question importante que pose la circulation des esprits parmi les humains est alors celle du rapport entre les voix des individus et celle de la communauté.
      In this essay, I would like to take over the questions the editors of this special issue on the voice have asked the contributors, and project them in a particular context : the rituals of incorporation of spirits in Zanzibar, which are called uganga. I would like to emphasize the manner in which people assimilate the spirits that first appear as strangers, and then learn to live with them in the long run, despite dissonances. Thereupon, human beings become vehicles for the voices that echo each other. But more importantly, the quotidian cohabitation with these spirits, these voices, becomes an art of life. The critical question then becomes the relation between individual voices and the voice of the community.
    • Citer et être cité - Pierre Fasula p. 113-124 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Une certaine lecture de Wittgenstein fait de « trouver sa voix dans les mots des autres » une question essentielle en philosophie du langage et de la subjectivité. Dans cet article, nous comprenons cette expression de manière littérale, avec le cas particulier de la citation : qu'est-ce que cela fait à une subjectivité que d'être citée ? Doit-on y voir une forme de réification de l'individu ? On défend que, dans certains cas, ce qui se trouve en jeu dans ce risque de réification, c'est en réalité la transformation d'un agent en spectateur de la conversation à son propos, et l'exploitation de ses propos transformés en bien.
      A reading of Wittgenstein makes of “finding one's voice in the others' words” an essential issue in philosophy of language and of subjectivity. In this paper, one understands this phrase in a literal way, through the case of quotation : what happens to a subjectivity when it is quoted ? Should one consider the quotation as a reification of the individual ? I defend that, in certain cases, what is at stake in this risk of reification, is actually the transformation of the agent into an audience member of the conversation, and the exploitation of her words in goods.
    • Réaction : Façons de citer, manières d'être - Rita Freda p. 125-134 accès libre
    • Entrer dans la voix, marcher dans le désert - Francesco Gregorio p. 135-167 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Ce texte problématise l'évidence selon laquelle il faut acculturer les étudiant·e·s qui entrent à l'Université. Dans l'Université post-Bologne, cette évidence s'inscrit dans une idéologie du rationalisme et du scriptocentrisme qui moule les voix dans un canon productiviste. Cette idéologie et son imaginaire reçu sont comparés à un désert qui coupe les voix de ce qu'elles peuvent. Dans une première partie, ce texte expose quelques figures du désert qui informent les pratiques de base de la culture universitaire (lire, parler, écrire, écouter). Une seconde partie présente quelques arguments visant à exorciser et à repeupler le désert, à la recherche des conditions de possibilité d'un communisme des voix des savoirs.
      This text problematizes the evidence that students entering the University must be acculturated. In the post-Bologna University, this evidence is part of an ideology of rationalism and scriptocentrism that moulds voices into a productivist canon. This ideology and its received imaginary are compared to a desert that cuts off voices from what they can. In the first part, this text presents some figures of the desert who inform the basic practices of university culture (reading, speaking, writing, listening). A second part presents some arguments aimed at exorcising and repopulating the desert, in search of the conditions of possibility of a communism of the voices of knowledges.
    • Quand l'enfant n'a pas voix au chapitre. Étude sur le statut linguistique des enfants - Layla Raïd, Béatrice Godart-Wendling p. 169-191 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Une caractéristique de l'échange linguistique avec les enfants est l'usage, par les adultes, de la troisième personne pour parler des enfants en leur présence, sans les inclure dans les allocutaires. Nous montrons comment ce type d'échange a des formes et des conséquences morales et sociales différentes suivant l'âge de l'enfant. Nous abordons ces questions relatives au statut de l'enfant locuteur dans le cadre de la philosophie du langage ordinaire (Wittgenstein, Cavell), sur la base d'un corpus littéraire : la littérature française autobiographique du souvenir d'enfance (Jules Vallès, Violette Leduc, Jean-Paul Sartre, Nathalie Sarraute, Annie Ernaux).
      We study one characteristic of adults' linguistic interactions with children : adult locutors may speak about children in their presence in the third person without addressing them. We highlight the moral and social consequences of this type of interaction, showing the differences associated with the child's age. To analyze the child's status in language, we use the framework of ordinary language philosophy (Wittgenstein, Cavell). Our corpus is literary, consisting in the autobiographical French literature of childhood memories (Jules Vallès, Violette Leduc, Jean-Paul Sartre, Nathalie Sarraute, Annie Ernaux).
    • Réaction : Hésiter ostensiblement à parler d'un enfant en sa présence : réflexions à propos de quelques cas intermédiaires - Joséphine Stebler p. 193-201 accès libre
    • Trouver sa voix dans le paysage sonore d'une langue étrangère - Yves Érard p. 203-234 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article aborde le problème de la subjectivité de la voix dans l'apprentissage du français langue étrangère. Deux exemples d'apprentissage de la lecture à haute voix, en langue 1 puis en langue 2, montreront que mon expression dans une langue qui n'est pas la mienne ne consiste pas à m'approprier cette langue, mais à accepter de me laisser traverser par elle. L'expression de soi se tisse dans les expressions d'autrui. Je ne m'approprie donc pas une langue, c'est elle qui s'empare de moi. Puis-je supporter cette altération de mon expression par les mots des autres ? Cela dépendra de ma capacité à me rendre intelligible dans des rythmes et des musiques que je ne maîtrise pas encore. Cette intelligibilité sera fragile parce qu'elle impliquera toujours que je me reconnaisse moi et que je me fasse reconnaître dans un paysage sonore qui ne m'est pas encore bien familier. L'apprentissage d'une langue étrangère me demande un effort qui s'apparente à de la patience : vis-à-vis des autres, d'abord, vis-à-vis de moi-même, ensuite. Cette vision de la subjectivité dans une langue étrangère met en évidence que l'apprentissage d'une confiance en soi se construit symétriquement à l'apprentissage d'une confiance en autrui, d'une confiance en soi comme un autre.
      This paper addresses the problem of the subjectivity of the voice in learning French as a foreign language. Two examples of learning to read aloud, one in the context of first language acquisition and another in the context of a second language, will show that expressing myself in a language that is not my own is not a question of trying to possess the language, but rather of letting myself be taken by it. The expression of one's self is entwined with the expressions of others. Therefore, I do not have a grasp on a language ; it is the language that gets ahold of me. How can I bear the transformation of my self-expression through the words of others ? It will depend on my ability to make myself intelligible in a tempo and in a music that I have not yet mastered. This intelligibility will be fragile because it will always imply that I recognize myself and that I make myself recognized in a sound landscape that is not yet very familiar to me. Learning a foreign language demands of me an effort that is similar to the practice of patience : towards others first, and then towards myself. This view of subjectivity in a foreign language shows that the learning of confidence in oneself is symmetrically constructed with the learning of trust in others. I learn to trust in myself as if in another.
    • Réaction : Les voix de l'accord. Penser ce qui se joue dans le partage des décisions médicales - Michaël Cordey p. 235-244 accès libre
  • Varia

    • Greffons ! : « Biopolitique », « clinique », « illusion » de l'écriture autobiographique avec deux (ou trois) voix comprenant les cœurs (transplantés) ? - Adrien Guignard p. 245-275 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Le propos constate la grosse fortune éditoriale et théorique du récit de maladies dans le contexte large des humanités médicales. Il acquiesce. L'interroge de manière critique, toutefois. Voici pourquoi une longue introduction s'essaie au développement du premier temps intitulé et nourri de copieux guillemets. On y glose, en effets, greffés, des éléments de la pensée de Brossat (pour le « biopolitique », issu de Foucault), d'Artières (pour l'historique du « clinique ») et de Bourdieu (pour « l'illusion »). Ces gloses effectuées font apparaître que des pensées peu favorables à une instrumentalisation promotrice d'une « fonction thérapeutique de la narrativité » convoquent admirablement la (grande) chose littéraire, alors que des conceptualisations pédagogiques contemporaines – proches des travaux revendiqués comme « sociologie clinique » – ne convoquent pas la littérature, mais en réclament des bénéfices « conscientisés ». La seconde partie du propos est plus empirique (voire « transitionnelle », ou presque). Appariée à la première en admettant qu'un des pouvoirs du récit de maladie consiste à « comprendre les compréhensions », elle propose des interprétations. Deux récits petitement littéraires (C. Valandrey et C. Desarzens) de greffes cardiaques sont convoqués. Les interprétations risquées laissent apparaître les logiques lucides, extralucides, policières organisatrices d'une opération réussie (mais très lourde) : répondre à la question de l'origine (du cœur transplanté). Une citation qui, elle, heureusement, n'y répond pas tirée de L'intrus (J.-L. Nancy) clôt l'article. Un post-scriptum ne le conclut pas.
      This paper focuses on the editorial and theoretical fortune of disease narratives in the broad context of medical humanities. As it questions this fortune, a long introduction aims to develop the concepts of “biopolitics”, “clinical” and “illusion”. First, we gloss grafted elements of the thought of Brossat (as regards the “biopolitics” derived from Foucault), Artières (as regards the history of the “clinical”) and Bourdieu (as regards the “illusion”). These glosses show that approaches that are not particularly inclined to promote a “therapeutic function of narrativity” admirably summon (grand) literary objects whereas contemporary pedagogical conceptualizations–which are close to the claimed “clinical sociology”–do not call on literature but call for its “conscious” benefits. The second part of the paper is more empirical. It is matched with the first part by acknowledging that one of the powers of the disease narrative consists in “understanding understandings”. It offers interpretations. Two (modestly literary) stories of cardiac transplants (C. Valandrey and C. Desarzens) are called for. Risky interpretations reveal the lucid, extralucid and legal logic of a successful, although major, intervention, i.e. to answer the question of the origin (of the transplanted heart). A quote from L'intrus (J.-L. Nancy) which, fortunately, does not answer that question, closes the article. A postscript finally does not conclude it.