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Revue | Revue française d'histoire des idées politiques |
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Numéro | no 51, 1er semestre 2020 |
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- Diogo Antônio Feijó et l'image de la pensée politique des États-Unis - Leonardo Grão Velloso Damato Oliveira p. 9-35 La littérature politique américaine sous-tend fortement nombre d'écrits politiques brésiliens de l'époque de la Régence. Le modèle nord-américain de construction de l'État fut considéré au moins aussi sérieusement que les modèles anglais ou français. Il s'agit ici de montrer que le regard porté sur les États-Unis a contribué à forger la définition qu'un homme d'État comme Feijó s'est donnée du Brésil. Fédéralisme, république, centralisation, décentralisation, monarchie, etc., ces thèmes étaient pensés, représentés, comparés, combinés, opposés et réduits au regard de l'expérience américaine, pour correspondre à ce que les partisans de tel ou tel courant attendaient du Brésil.The American political literature forms a strong undercurrent within the Brazilian Regency debates, which examined the North-American state-building model at least as closely as the French and British ones. This paper shows that a statesman like Feijó's definition of the Brazilian polity owes much to his vision of the U.S.A. Federalism, republic and monarchy, centralization and decentralization, etc.: all these questions were pondered, represented, compared, combined, opposed and reduced with an eye on the American experiment in order to correspond to what the advocates of the this or that political current expected Brazil to become.
- La Abeja Republicana : la démocratie dans le discours de l'émancipation - Elias José Palti p. 37-61 Le rejet généralisé et profond de la démocratie tout au long du XIXe siècle est l'un des sujets les plus préoccupants et les moins abordés à la fois par les spécialistes de l'histoire politique latino-américaine. Son sens et son origine ne semblent pas soulever de question méritant un examen attentif : il révélerait clairement des préjugés profondément enracinés parmi l'élite locale, qui auraient des racines sociales, culturelles ou historiques plus générales. Cette perspective, fondée sur une vision normative et téléologique de l'histoire, a bloqué toute enquête ultérieure. Comme ce texte entend le démontrer, seul un travail sur les concepts permet de jauger la nature profondément dilématique du type de problématiques rencontrées par les acteurs de l'époque. La série de notes parues entre 1822 et 1823 dans le journal péruvien La Abeja Republicana, dans le contexte des controverses qui ont conduit au processus de l'indépendance de ce pays, nous permet d'observer la série de problèmes conceptuels posés par la pensée de la démocratie au XIXe siècle, des problèmes que les explications traditionnelles, qui les attribuent au simple malentendu des penseurs de l'époque sur le vrai concept de démocratie moderne, ne permettraient pas de comprendre. Contrairement à ce qui est généralement supposé, ce concept contient en fait une série d'apories qui, dans ce contexte de conflit politique élevé, deviendraient manifestes. L'étude des débats qui ont eu lieu autour de ce concept nous permettra de reconsidérer bon nombre de nos hypothèses actuelles sur le sens et la nature de la démocratie moderne.The widespread and profound rejection of democracy throughout the nineteenth century is one of the most disturbing and least studied topics by experts of Latin American political history. Its meaning and origin do not seem to raise any question worthy of careful consideration: it would manifest, in a very obvious way, entrenched prejudices among the local elite, which would have broader social, cultural or historical roots. This perspective, founded on a normative and teleological view of history, has blocked all subsequent inquiry. As this text intends to demonstrate, only a work on concepts allows use to perceive the dillematic nature of the issues facing the actors of the period. The series of articles that appeared between 1822 and 1823 in the Peruvian newspaper La Abeja Republicana, in the context of the controversies that emerged during the process of Peruvian independence, allows us to observe the series of conceptual problems posed by the thinking of democracy in the nineteenth century, problems that traditional explanations, which attribute them to merely the misunderstanding of the true concept of modern democracy, preclude their understanding. Against what is usually assumed, this concept actually contains a series of aporia that, in this context of high political conflict, became manifest. And the study of the debates around it during that period allows us to reconsider many of our present assumptions about the meaning and nature of modern democracy.
- République et fédéralisme en Amérique du Sud, entre la monarchie hispanique et les révolutions d'indépendance - Gabriel Entin p. 63-107 L'historiographie des révolutions en Amérique latine du début du XIXe siècle associe souvent les premières formes d'organisation politique indépendante avec le républicanisme et le fédéralisme. En effet, le républicanisme et le fédéralisme sont deux problèmes inhérents à la construction de nouvelles communautés politiques. Cependant, ces formes ont une histoire dans la monarchie espagnole, dont la reconstruction rend intelligibles la rapidité et la généralisation de la république et le fédéralisme comme essais politiques révolutionnaires. Dans cet article, nous analysons, dans une perspective diachronique, la signification des concepts de fédéralisme et de république dans la monarchie, ainsi que les projets de fédéralisation de la Couronne en Amérique du Nord au XVIIIe siècle. Nous étudions également les débats sur l'organisation de la République fédérale pendant la révolution en Amérique du Sud, en comparant le cas de la Nouvelle-Grenade et le Río de la Plata au début des années 1810.The historiography of revolutions in Latin America in the early nineteenth century often associates the first forms of independent political organization with republicanism and federalism. Indeed, republicanism and federalism were two problems inherent to the construction of new political communities in the continent. However, these problems have a history in the Spanish monarchy, whose reconstruction makes intelligible the rapidity and generalization of the republic and federalism as revolutionary political essays. In this article I analyze from a diachronic perspective the meanings of the concepts of republic and federalism in the monarchy and the projects of federalization of the Crown in Spanish America during the eighteenth century. I also study the debates on the federal organization of the republic during the revolutions in South America, comparing the cases of New Granada and the Río de la Plata in the early 1810s.
- Lien théologico-politique et classification des régimes politiques : l'exemple de l'État nouveau salazariste (1932-1974) - Cécile Gonçalves p. 109-140 Il s'agira dans cet article de questionner, à partir de l'exemple du régime dictatorial portugais – l'Estado Novo (1932-1974) –, la particularité des liens qu'ont cherché à tisser les régimes ni démocratiques ni totalitaires avec la religion chrétienne durant l'entre-deux-guerres. La construction de ces « États forts » est passée par la réactivation d'un système de compénétration institutionnelle hérité de l'âge théologico-politique ce qui les différenciait profondément des « religions séculières », véritable nom des phénomènes totalitaires.In this article, starting the example of the Portuguese dictatorial regime – the Estado Novo (1932-1933) –, we examine the bounds the neither democratic nor totalitarian regimes tried to build with the christian religion during the inter-war period. The construction of these « strong states » went through the reactivation of a system of institutional compenetration inherited from the theologico-political age which profoundly differentiated them from the « secular religions », true name of the totalitarian phenomena.
- L'interprétation transactionnelle de la Constitution anglaise : le libéralisme réformiste de Sismondi - Tanguy Pasquiet-Briand p. 141-164 Curieusement délaissée par les juristes, l'œuvre du Genevois Sismondi contient pourtant des développements, certes disséminés, d'une rare acuité sur les évolutions institutionnelles de l'Europe du premier xixe siècle en général, et sur les transformations du parlementarisme britannique en particulier. Toutefois, dans la cohérence du libéralisme coppétien dont il est l'un des artisans majeurs aux côtés de Germaine de Staël et de Benjamin Constant, Sismondi n'échappe pas, à propos du régime politique anglais, à une tendance idéaliste qui tend à ériger ce dernier en modèle sociopolitique. La présentation qu'il dresse de ce régime épouse en effet sa philosophie de l'histoire, dont le récit se propose de joindre un conservatisme porté sur un aristocratisme historique et sur un libéralisme centré sur le développement de l'individu face à l'inéluctable démocratie.Surprisingly, Sismondi's works are overlooked by legal doctrine, though they include many excerpts, which are nevertheless dispersed, that show an impressive understanding of institutional evolutions in early European nineteenth century in general, and of British parliamentarism's transformations more particularly. However, Sismondi's writings did not express a real exception as they clearly idealized British political regime as a sociopolitical model. In doing so, Sismondi demonstrated consistency with Coppet's liberalism as he was one of its prominent figures with Germaine de Staël and Benjamin Constant. Indeed, Sismondi's presentation of the British regime would match his philosophy of history whose narration aimed at gathering a form of conservatism centered on an historical aristocratism and a form of liberalism focused on individual development both facing the inevitability of democracy.
- Le miles œconomicus, enfant du patriotisme britannique - Caroline Tixier p. 165-193 Les politiques néolibérales menées depuis le commencement des années 1980 ont particulièrement contribué à transformer le patriotisme britannique. Le mythe du héros sacrificiel s'est en effet effacé, à la faveur de mesures tendant à privatiser certains secteurs de la Défense. C'est dans ce cadre qu'est apparu un soldat d'intérêt – un miles œconomicus – dont les traits se sont affinés grâce au développement des sociétés militaires privées au Royaume-Uni. Ces dernières, spécialisées dans la gestion des risques internationaux, autoentretiennent un système d'expertise de l'insécurité mondiale. Dans ces conditions, elles tendent à éroder progressivement l'institutionnalisation de la guerre et à désincarner le don sacrificiel auquel était autrefois associée la représentation du soldat héroïque. Cet article entend rendre compte de ce processus.Neoliberal policies led since the early eighties have especially contributed to transform British patriotism. Indeed, the myth of the sacrificial hero has faded, as a result of various measures aiming to privatize some sectors of national Defense. This is the context in which a soldier of interest – a miles œconomicus – has appeared. His features have got sharpened because of the development of private military companies in the United Kingdom. Specialised in international risk management, these companies have built a system of international insecurity expertise that tends to be self-perpetuating. From that perspective, they have gradually eroded the institutionalisation of war. Furthermore, they have disincarnated the sacrificial gift that was formerly associated with the representation of the heroic soldier. This paper endeavours to report on this process.
- Du solidarisme aux Communautés européennes. Le concept de solidarité dans la pensée de Georges Scelle - Hugo Canihac p. 195-230 Cet article interroge la façon dont le concept de solidarité était, dans les mouvements liés au solidarisme du début du siècle dernier, associé à l'idée de la construction d'une Europe unie. Il analyse le concept de solidarité dans la pensée d'un auteur qui se situe à l'articulation des mouvements solidaristes et des premiers pas de l'Europe d'après-guerre : le juriste français Georges Scelle (1878-1961). Ce faisant, il s'agit de mettre en évidence les passages possibles – et parfois les impasses – entre un concept de solidarité forgé dans le cadre français et l'idée d'une Europe sociale, dont l'avènement demeure une promesse lointaine de la construction européenne. Nous montrerons que la conceptualisation d'une solidarité européenne est étonnamment limitée dans l'œuvre de G. Scelle. Nous nous interrogerons alors sur les raisons de cette sous-conceptualisation de l'Europe sociale dans la pensée de G. Scelle.This article investigates the way in which the concept of solidarity was, in the solidarist movements of the beginning of the last century, associated with the idea of a united Europe. It analyses the concept of solidarity in the thought of an author who is situated at the articulation of the solidarist movements and the first steps of post-war Europe: the French jurist Georges Scelle (1878-1961). The aim is to highlight the possible paths – and sometimes dead ends – between a concept of solidarity forged in the French context and the idea of a social Europe, the advent of which remains a distant promise of European integration. The article will first show that the conceptualization of a European solidarity is surprisingly limited in the work of G. Scelle. It will then discuss the reasons for this under-conceptualization of social Europe in G. Scelle's thinking.
- Gaullisme et extrême droite : l'impossible amalgame - Sylvano Aromatorio p. 231-260 Le général de Gaulle et le gaullisme font de plus en plus l'objet de récupération politique dans l'extrême droite. Une récupération surprenante tant les racines historiques de l'extrême droite se présentent comme antigaullistes. Des éléments pourraient laisser à penser une proximité notamment à travers des thèmes comme l'État ou la Nation. C'est sur ces thèmes que l'extrême droite utilise l'amalgame. Mais tout est différent, l'État chez les gaullistes n'a rien à voir avec le culte de l'État de l'extrême droite et le sentiment national du gaullisme est étranger au nationalisme xénophobe de l'extrême droite. Seule l'analyse des fondements caractéristiques de ces deux courants peut permettre de comprendre l'ampleur de leurs différences.The general de Gaulle and the gaullism make more and more the object of political exploitation in the extreme right. A surprising exploitation because the historic roots of the extreme right are not gaullist. Elements could let think of a closeness in particular through themes as the state or the nation. It is on these terms that the extreme right uses the confusion. But everything is different, the state of the gaullists is different from the worship of the state of the extreme right, and the national feeling of the gaullism is different from the xenophobic nationalism of the extreme right. Only the analysis of the characteristics of these two movements can allow to understand their differences.
- Sur quelques aspects de la réflexion des Machiavéliens - André-Michel Berthoux p. 261-286 Cet article a pour but de montrer les limites de l'analyse de la pensée politique de Machiavel conduite par les auteurs que James Burnham dénomme les « machiavéliens » : Pareto, Mosca et Michels. Leur conception de la lutte pour le pouvoir a donné naissance au concept d'élite politique mais dénature en partie la réflexion du Florentin qui conçoit la politique comme arte dello stato, soit l'œuvre d'un prince vertueux sachant osciller entre éthique et morale pour défendre son état. Une réflexion qui nous semble proche de celle de Max Weber, auteur pourtant oublié de la liste.The purpose of this article is to show the limits of the analysis of Machiavelli's political thought conducted by the authors that James Burnham calls the « Machiavellians »: Pareto, Mosca and Michels. Their conception of the struggle for power gave birth to the concept of the political elite but partly distorts the reflection of the « Florentine » who conceives politics as the arte dello stato, in other words, the work of a virtuous prince knowing how to oscillate between ethics and morals in order to defend his state. A reflection that seems close to the one of Max Weber, author yet forgotten on the list.
- Récupération de l'islam par les extrémismes politiques. Retour sur la période 1945-2000 - Stéphane François p. 287-307 Nous proposons de revenir dans cet article sur la récupération de l'islam, notamment dans sa composante politique par les deux extrémismes politiques, l'extrême droite et l'extrême gauche. Nous insisterons ainsi sur le fait que cette religion, par ses valeurs, fascine les groupuscules et les intellectuels de ces tendances politiques. Pour ce faire, nous analyserons le rôle de l'ésotériste français René Guénon dans cet attrait, en particulier depuis sa conversion à l'islam en 1912 ; puis nous montrerons à la fois l'existence d'une extrême droite islamophile, dynamique durant les années 1960 et 1970 et d'une extrême gauche fascinée par son anti-impérialisme et son anticapitalisme les décennies suivantes. Enfin, nous insisterons sur les convergences idéologiques des uns et des autres quant à l'anti-américanisme et l'antisionisme.In this article, we propose to return to the utilization of Islam, especially in its political component by the two political extremisms, the far right and the far left. Therefore, we will insist on the fact that this religion, by its values, fascinates groups and intellectuals of these political tendencies. We will analyze the role of the French esotericist René Guénon in this attraction, in particular since his conversion to Islam in 1912; then we will show both the existence of an Islamophile extreme right, dynamic during the 1960s and 1970s and of an extreme left fascinated by its anti-imperialism and anti-capitalism in the following decades. Finally, we will insist on the ideological convergences of far right and far left about islam's anti-Americanism and anti-Zionism.
- L'État dans la réflexion d'Angelo Tasca : la conception marxiste de l'État (1910-1940) : Partie I - Catherine Rancon p. 309-342 L'État, sujet récurrent de la réflexion d'Angelo Tasca, y prit une importance croissante quand, dans les années 1930, il revit ses positions marxistes antérieures. La conception marxiste de l'État forma le socle de sa réflexion à ce sujet. L'interprétation antiétatiste (dépérissement des classes et de l'État) qu'il en retint favorisa, après la révolution russe, sa prise de position conseilliste et son adhésion au soviétisme, selon une approche de la révolution « par le bas ». L'expérience soviétique russe nourrit dès lors continûment, mais de façon contradictoire, cette réflexion : il s'en réclama d'abord explicitement ; mais, après sa rupture avec le mouvement communiste (1929), il commença à y voir un exemple à ne pas suivre, qui l'amena à remettre en cause sa propre conception de l'État. La notion de dictature du prolétariat représenta, dans ce processus de révision, la principale pierre d'achoppement. Il s'efforça d'abord d'en donner une interprétation démocratique, grâce à la notion d'hégémonie. Mais, à la lumière de l'expérience russe et de l'examen du principe d'économie dirigée, il en vint à prôner l'abandon de cette notion ambiguë, puis, à la veille de la défaite de 1940, celle de l'ensemble de la conception marxiste de l'État.A recurring subject in Angelo Tasca's thought, the state became for him of even greater significance in the 1930s, when he began to reconsider his own previous marxist positions. The marxist concept of the state constituted the foundation of his thinking on this topic. The anti-statist reading (withering away of the classes and of the state) he retained of it favoured his councilist stand and his approval of sovietism after the russian revolution, according to an idea of the revolution « from below ». From then on the soviet experience continuously nourished his reflection, even though in a contradictory way: he first aligned himself with it explicitly; but, after his rupture with the communist movement (1929), he began to see it as a bad example, which led him to question his own concept of the state. The notion of the dictatorship of the proletariat was the main stumbling block in this revision process. Tasca first endeavoured to propose a democratic reading of it, using the notion of hegemony. But, enlightened by the russian experience and the examination of the idea of state-directed economy, he came to advocate the rejection of this ambiguous notion, and then, on the brink of the defeat of France in 1940, even that of the whole marxist concept of the state.