Contenu du sommaire : Numéro spécial. L'Afrique des sciences sociales. Bas, débats, combats
Revue | Politique africaine |
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Numéro | no 161-162, 2021/1-2 |
Titre du numéro | Numéro spécial. L'Afrique des sciences sociales. Bas, débats, combats |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Introduction au thème. Afrique et engagement scientifique : sur le mouvement des lignes - Vincent Bonnecase, Julien Brachet p. 5-29 Les lignes de la production de connaissances en et sur l'Afrique et les diasporas africaines ne cessent de bouger, au gré des transformations des contextes politiques, institutionnels, idéologiques et épistémologiques au sein desquels elle se réalise. En prenant l'engagement scientifique comme fil conducteur, cet article introductif pose quatre grandes questions relatives au passé, au présent et aux futurs possibles des études africaines. « L'Afrique » constitue-t-elle aujourd'hui un périmètre scientifique légitime ? Comment à la fois considérer des dynamiques autonomes par le bas et des rapports de domination ? En quoi l'évolution contemporaine des sociétés africaines aide-t-elle à penser celles d'autres sociétés à travers le monde ? Comment articuler les arènes de production des savoirs sur l'Afrique sans anéantir leur pluralité ?The lines of knowledge production in and about Africa and African diasporas are continually shifting as the political, institutional, ideological, and epistemological contexts within which they occur change. Taking scholarly engagement as a guiding thread, this introductory article poses four major questions about the past, present, and possible future of African studies. Does “Africa” constitute a legitimate academic area of study today? How can we simultaneously consider autonomous dynamics from below and relations of domination? How does the contemporary evolution of African societies help us consider those of other societies around the world? How can we interconnect the arenas of knowledge production about Africa without annihilating their plurality?
- "Politique africaine" : la naissance heureuse d'une sociabilité scientifique inédite - Jean Copans p. 33-55 Jean Copans, un des fondateurs de Politique africaine en 1980, propose à la fois un témoignage sur son quart de siècle d'expérience éditoriale et un commentaire du projet de la revue et de ses évolutions jusqu'à aujourd'hui. Il insiste sur l'esprit d'entreprise œcuménique qui a présidé à son fonctionnement d'un point de vue aussi bien convivial qu'intellectuel et d'emblée pluridisciplinaire. Il souligne ses objectifs transafricains puis diasporiques, tout en relativisant l'exclusivité conceptuelle de son regard par le bas. Ces perspectives analytiques se sont malheureusement confrontées à un contexte institutionnel et politique peu réceptif qui laisse presque toujours entier le problème du développement d'études africanistes africaines autonomes.Jean Copans was one of the founders of Politique africaine in 1980. In this paper, he provides both an account of his personal quarter-of-a-century involvement in its editing and a commentary on its original editorial aim and its evolutions. He emphasizes the ecumenical spirit of its management, which was both intellectual and multidisciplinary. He highlights that the journal's objectives were trans-African in practice and later open to the diaspora, while tempering the idea that the “from below” perspective has been the journal's exclusive conceptual framework. The various contexts of the journal's production and reading have remained relatively stable over time, but Copans is not sure that it has had a profound impact on the development of autonomous African Africanist studies.
- De bas en haut. Indocilités politiques et africanisation des sciences sociales - Peter Geschiere, Christophe Lucchese p. 57-70 Il y a presque quarante ans, j'ai eu la chance de rencontrer un groupe de jeunes politistes français qui venaient de fonder Politique africaine, une revue qui est par la suite devenue une vraie source d'inspiration pour moi. Leur approche du politique « par le bas » m'a aidé à dépasser des modèles à l'époque courants dans le monde académique occidental et à donner toute sa place à l'historicité propre des sociétés africaines. Cela a permis de donner un nouveau souffle aux études du politique en se focalisant sur des phénomènes apparemment marginaux. Quarante ans après, cette approche reste une grande source d'inspiration, par exemple pour traiter deux questions qui m'occupent actuellement. D'une part, qu'est-ce qui explique que la panique morale qui entoure les questions liées à « l'homosexualité » prenne des formes particulièrement violentes au Cameroun ? Et d'autre part, quels rôles peuvent jouer les savoirs africains face au problème mondial des nouvelles technologies qui estompent la distinction entre le vrai et le faux ?In the 1980s, I had the good fortune of meeting a group of young French political scientists who had just founded Politique africaine, a journal that would become a source of inspiration for me. Their approach of politics “from below” helped me to move beyond dominant models in Western academia and to give the historicity of African societies a place of its own. It breathed new life into the study of politics by focusing on apparently marginal phenomena. Forty years later, these perspectives remain inspiring, as I illustrate via two questions from my recent work: Why did the moral panic about “homosexuality” take on such fierce forms in Cameroon? And what role can African forms of knowledge play in the global predicament surrounding new technologies that blur the boundary between real and fake?
- Le politique (en ligne) par le bas en Afrique subsaharienne - Katrien Pype, Laurent Vannini p. 71-97 Cet article propose un panorama des travaux scientifiques portant sur l'engagement et l'appartenance politiques dans « l'Afrique numérique », une formule consacrée désignant les mondes médiatisés numériquement des habitants de l'Afrique subsaharienne et des populations de la diaspora. Le numérique est de plus en plus un lieu de l'expression publique et de la capacité citoyenne d'agir en Afrique subsaharienne. Trois hypothèses sous-tendent une grande partie de ce corpus de recherche. 1) La citoyenneté est appréhendée comme une catégorie flexible, malléable et négociable. 2) L'espace numérique fournit un terrain d'action politique particulier, distinct de la culture populaire telle qu'elle peut s'exprimer dans un environnement non numérique. 3) Le numérique lui-même peut devenir un lieu par le biais duquel se posent des questions de citoyenneté.This article provides an overview of the academic literature on political engagement and belonging in “digital Africa,” a term used to describe the digitally mediated lifeworlds of sub-Saharan Africans and those in the diaspora. The digital is increasingly becoming a site of public expression and civic agency in sub-Saharan Africa. Three premises undergird much of this body of research: (1) citizenship is understood to be a flexible category, malleable, negotiable, and to be played with; (2) the digital space provides a peculiar, “different” terrain for political action, “different” from the political stakes of “non digital,” oral, written, and performed popular culture, even when broadcast on radio or television; and (3) the digital itself can become a site through which questions of citizenship are posed.
- Le politique par l'intime. Histoires d'amour, de masculinités et d'engagements au Mali - Ophélie Rillon p. 99-118 Les études féministes ont contribué à politiser la vie privée et, ce faisant, à réinscrire l'analyse des carrières militantes dans les différentes sphères de la vie. Cet article invite à étendre la réflexion aux trajectoires militantes masculines afin de saisir comment l'intime travaille le politique et, inversement, ce que le politique fait à l'intimité de la vie des hommes. S'appuyant sur l'étude de parcours biographiques de militants anticoloniaux et socialistes du Mali, cette recherche propose des pistes de réflexion pour explorer le poids des expériences amoureuses dans le façonnement des parcours d'engagement masculins, ainsi que les effets de la violence politique sur la vie affective et familiale des détenus politiques.Feminist studies have contributed to the politicization of private life and, in doing so, to relocating the analysis of activist careers within the different spheres of life. This article proposes to extend the reflection to men's activist trajectories in order to understand how intimacy shapes politics and, conversely, how politics affects the intimacy of men's lives. Based on the study of the biographical paths of anti-colonial and socialist activists in Mali, this study proposes some ways forward to explore the importance of romantic experiences in shaping men's paths of commitment, as well as the effects of political violence on the emotional and family life of political prisoners.
- Historicités en dispute. Généalogies et usages au prisme des études africaines - Laurent Fourchard p. 119-137 Cet article revient sur les acceptions, les généalogies et les usages de la notion d'historicité dans les études africaines. Du caractère historique de longue durée des sociétés africaines à l'articulation des temporalités en passant par les expériences vernaculaires ou savantes du passé, la popularisation de la notion a conduit à la multiplication de ses usages. Préciser ces derniers permet de mieux distinguer l'histoire et la mémoire de l'historicité comprise ici comme un mode de rapport au temps des acteurs sociaux. Les historicités qualifiées de vernaculaires sont souvent opposées à l'histoire académique quand cette dernière peut être saisie par des individus et des collectifs qui la réinterprètent, la transforment, la taisent ou l'ignorent. Explorer ces usages sociaux du temps pourrait ouvrir un champ de recherche attentif à l'histoire comme cause.This article reviews the meanings, genealogies, and uses of the notion of historicity in African studies. From the longue durée historical character of African societies to the interconnection of temporalities, passing through the vernacular and academic `np pagenum="137"/bexperiences of the past, it appears that the popularization of the notion has led to the multiplication of its uses. Taking a precise look at these differences helps us to distinguish history and memory from historicity, understood here as the processual relationship that social actors have with time. These historicities, qualified as vernacular, are sometimes set in opposition to academic history, but history can be seized by individuals and organizations to be reinterpreted, transformed, silenced, or ignored. Exploring these social uses of temporalities might open up a field of research that is attentive to history as a cause.
- Société civile et imbrication des durées en Afrique : un retour sur le « politique par le bas » - Jean-François Bayart p. 139-162 La problématique du « politique par le bas » s'est en partie définie dans les colonnes de la revue Politique africaine sans pour autant en constituer la ligne éditoriale. Quarante ans après, qu'a-t-elle encore à nous dire des sociétés africaines ? Elle peut par exemple nous conduire à une meilleure compréhension du concept aujourd'hui galvaudé de « société civile », qui nous permette d'en admettre l'historicité, irréductible aux seules périodes postcoloniales et à ses acceptions idéologiques et, par voie de conséquence, d'appréhender la compénétration des durées inhérente à la formation de l'État.The issue of “politics from below” was partly defined in the journal Politique africaine, without constituting its editorial line. Forty years later, what does it still have to tell us about African societies? It can, for example, lead us to a better understanding of the now overused concept of “civil society,” which allows us to recognize its historicity—something that cannot be reduced to postcolonial periods or to its ideological understandings—and consequently to grasp the interpenetration of the periods inherent in the formation of the state.
- L'Afrique militarisée : perspectives historiques - Judith Scheele p. 165-188 Au regard du poids accru du paradigme sécuritaire dans l'engagement international en l'Afrique, il semble envisageable de parler d'une « militarisation » du continent. Or cette militarisation n'est pas nouvelle, ni irréversible ou unidirectionnelle, ni le seul fait d'interventions externes. Cet article vise à passer en revue quelques moments forts de la militarisation de l'Afrique, en différents lieux et à différentes époques, afin d'en cerner les effets structurels et structurants, et de mieux en saisir les dynamiques actuelles.In view of the growing influence of security paradigms in international approaches to large parts of Africa, it seems henceforth possible to speak of the continent's “militarization.” This militarization is not new, however, nor is it irreversible or one-way, or only the result of external intervention. This article reviews some of those moments and places where military logics have been particularly salient in the past, in order to understand their structural effects, and hence to better situate current developments.
- Où sont les travailleurs ? - Andreas Eckert p. 189-204 Cet article part de l'observation que la « question du travail », presque disparue des études africaines depuis les années 1980, est de retour. La renaissance actuelle de cette thématique, liée à l'intérêt profond suscité par le travail informel et précaire, va de pair avec la considération d'une grande variété de formes de travail, depuis celui des femmes qui exécutent des tâches domestiques jusqu'aux activités de contrebande. Il s'agit, dans cet essai, de réfléchir sur l'état de la recherche sur le travail et les travailleurs en Afrique, en se basant sur les évolutions majeures qui ont marqué les relations et les pratiques de travail depuis la décolonisation.This article starts from the observation that the “labor question,” which practically disappeared from African studies from the 1980s onward, is staging a comeback. The current re-emergence of this topic is linked to a profound interest in informal and precarious work and goes hand in hand with the scrutiny of a wide variety of forms of labor: from women doing household labor and care work to the activities of smugglers. This essay reflects on the state of research on labor and workers in Africa against the backdrop of some observations about major developments in labor relations and work practices since decolonization.
- « Africa Rising ». Question de classe ou de finance ? - Janet Roitman, Mehdi Labzaé p. 205-226 La notion d'« Africa Rising », qui renvoie à la formation d'une nouvelle classe moyenne et annonce une nouvelle ère pour le continent, suscite de nombreux débats. Les économistes du développement se sont attelés à mesurer l'ampleur de la classe moyenne, pendant que les anthropologues et les sociologues ont critiqué cette démarche pour son économicisme. Cela a enfermé le débat dans une opposition entre le quantitatif et le qualitatif. Il manque dès lors une discussion sur les motivations mêmes qui sous-tendent la revendication d'une Afrique émergente. Qui a besoin d'une définition de la classe moyenne ? Répondre à cette question amène à montrer que la classe moyenne est une catégorie utile au monde de la finance pour développer les marchés de capitaux sur le continent.The expression “Africa Rising” refers to an emerging middle class, or the harbinger of a new era for the continent—a claim that is debated. Development economists measure the magnitude of the middle class, while anthropologists and sociologists critique their economism. This debate is locked in opposition: quantitative versus qualitative. What is missing is an account of the motivations behind the Africa Rising claim itself. Who needs a definition of the middle class? The answer illustrates the articulation of “the middle class” as an actionable category of finance for the development of capital markets on the continent.
- L'objet de la parenté et la matérialité en rétrospective - Julie Soleil Archambault p. 227-243 C'est à travers un examen historique de la place de l'objet au sein des études africanistes de la parenté que cet article propose d'aborder certaines transformations tant théoriques qu'empiriques survenues au fil des années. L'article soutient que les études africanistes de la parenté se sont penchées sérieusement sur le rapport aux objets bien avant le « materiality turn » et que cet avant-gardisme s'explique, du moins en partie, par une réalité ethnographique, à savoir le rôle fondamental que jouent depuis longtemps les objets dans la production et la négociation des relations de parenté en Afrique. Les études africanistes « classiques » préfigurent donc en quelque sorte une orientation théorique future sur la matérialité. Suite à un aperçu historique de cet important champ d'étude, j'examine deux « objets de parenté » choisis pour leur rôle transformateur dans la constitution et la redéfinition des rapports de parenté : les téléphones portables et le ciment. Alors que les objets eux-mêmes changent, leur rôle dans la construction des relations de parenté demeure cardinal. En effet, si les sociétés africaines ont longtemps préféré convertir les objets en relations sociales, les objets en sont d'autant plus valorisés socialement.It is through a historical examination of the place of the object within Africanist kinship studies that this article proposes to address certain transformations, both theoretical and empirical, that have occurred over the years. The article maintains that Africanist kinship studies took a serious look at the relationships people have with objects long before the “materiality turn” and that this can be explained, at least in part, by the role that objects have long played in the production and negotiation of kinship relations “on the ground” across Africa. “Classical” Africanist studies therefore prefigure, in a way, a future theoretical orientation on materiality. Following a historical overview of this important field of study, I examine two “kinship objects” chosen for their transformative role in the constitution and redefinition of kinship relationships: cellphones and cement. Although the objects themselves have changed, their role in the construction of kinship relationships remains cardinal. Indeed, if African societies have long preferred to convert objects into social relationships, objects are all the more socially valued for it.
- Gouverner dans la peur. Pouvoir, médias et disqualification au Cameroun - Alexie Tcheuyap p. 245-264 Avec la pluralisation des espaces médiatiques, la perpétuation des autoritarismes a entraîné une transformation des modes de contrôle de l'expression et de neutralisation de la contestation en Afrique. En s'appuyant sur l'analyse des énoncés politiques et des contenus médiatiques, cet article questionne l'usage politique de la peur tel qu'il transparaît dans certains médias. Il analyse la structuration institutionnelle de la presse, plus particulièrement au Cameroun, ainsi que la manière dont celle-ci construit un discours de la peur pour diaboliser des adversaires politiques.The advent of a pluralistic media environment in African countries has led to a transformation of the strategies used by self-perpetuating authoritarian regimes to restrict freedom of expression and neutralize protest movements. This article studies political statements and media content in order to examine how discourses on fear have been mobilized in the media as a method of control. It analyzes more particularly media institutions in Cameroon, and determines how fear has been deployed in the press in order to demonize political opponents.
- Genres et générations en difficulté dans le Sahel contemporain - Barbara M. Cooper, Didier Péclard p. 265-289 Nombre de décideurs politiques qui s'intéressent au Sahel ont tendance à se concentrer sur la croissance démographique et les « risques sécuritaires » de cette région. En portant notre attention sur une échelle plus intime, il devient possible d'éclairer les choix que font les individus et les familles à la lumière des contraintes qui pèsent sur leurs déplacements, sur leur accès à la production et sur les perspectives qu'ils ont de pouvoir se marier et élever des enfants. Si l'on se penche sur les questions générationnelles et de genre, on s'aperçoit que la sous-fertilité, les difficultés que l'on peut rencontrer pour se marier et fonder une famille, et les politiques démographiques et de sécurité accroissent la vulnérabilité des jeunes et des femmes qui cherchent à entrer dans l'âge adulte.Policy makers tend to focus upon demographic growth and the “security risks” of the Sahel. Focusing on a more intimate scale sheds light on the choices that individuals and families make in light of the restrictions placed on their movements, on their access to production, and on their prospects for marriage and child rearing. Looking at gender and generation prompts an awareness of subfertility, of the problem of how to marry and have children, and of how security and population policies inadvertently increase the vulnerability of young people and women seeking to enter adulthood.
- Poursuivre le dialogue sur la politisation - Mounia Bennani-Chraïbi p. 293-308 Au lendemain des soulèvements qui agitent le Maghreb et le Proche-Orient à partir de 2011, il semble plus que jamais légitime de lancer des passerelles entre l'étude des résistances, des mouvements sociaux et des révolutions, et ce par-delà les distinctions d'ordre politique ou culturel. Dès les années 1980, Politique africaine figure parmi les pionniers de ces « appels d'air(e) ». Cet article mobilise la notion de « politisation » pour poursuivre le dialogue amorcé il y a quelques décennies. À partir de l'analyse d'actions protestataires qui ont eu lieu au Maroc en 2018, il invite aussi à penser ensemble des politisations différentielles.In the aftermath of the uprisings that shook the Maghreb and the Middle East from 2011, it seems more appropriate than ever to build bridges between the study of resistance, social movements, and revolutions, beyond political or cultural distinctions. Since the 1980s, Politique africaine has been among the pioneers of these initiatives. This article uses the notion of “politicization” to follow up on the dialogue that began a few decades ago. Based on the analysis of protest actions that took place in Morocco in 2018, it also invites us to think about different kinds of politicization together.
- Science politique et anthropologie : une formule gagnant/gagnant ? - Jean-Pierre Olivier de Sardan p. 309-323 Les rapports entre anthropologie et science politique ont toujours été complexes, mais une convergence particulière s'est opérée au sein des recherches relatives à l'Afrique entre un réseau de politistes autour de Politique africaine et un réseau de socio-anthropologues autour de l'Apad (Association euro-africaine pour l'étude du changement social et du développement). On peut y voir une irruption de la méthode ethnographique au sein de la science politique d'un côté, un recentrage sur des thèmes issus de la science politique au sein de l'anthropologie de l'autre, ainsi qu'une production conceptuelle croisée. C'est un pas en avant vers l'abolition souhaitable de frontières disciplinaires peu soutenables épistémologiquement.The relationship between anthropology and political science has always been complex, but there has been a particular convergence within research on Africa between a network of political scientists around Politique africaine and a network of anthropologists around APAD. This can be seen as an irruption of the ethnographic method within political science on the one hand, and a refocusing on political science themes within anthropology on the other, coupled with a cross-cutting conceptual production. This is a step toward the desirable abolition of some disciplinary boundaries that are epistemologically unsustainable.
- Contribution à une histoire de la démographie africaine. Regard sur l'Afrique francophone - Jean-François Kobiané, Marc Pilon p. 325-347 Cet article retrace l'évolution de la démographie, en tant que discipline, de l'époque coloniale jusqu'à aujourd'hui, mais restreinte à l'Afrique subsaharienne francophone et aux démographes africains. Cet exercice réflexif met en lumière une histoire très liée à la construction de la statistique publique, un rôle majeur de la communauté internationale tant pour la collecte que pour la formation et la recherche,une structuration de la recherche fragile et une pratique de la démographie de plus en plus pluridisciplinaire allant vers une diversification des thématiques.This article traces the evolution of demography, as a discipline, from the colonial period to the present day, but restricted to French-speaking sub-Saharan Africa and African demographers. This reflective exercise highlights a history closely linked to the construction of official statistics, the major role played by the international community (both in data collection and in training and research), a poorly developed and still fragile structuring of research, and a practice of demography that is increasingly multidisciplinary and moving toward a diversification of themes.
- Un géographe chez des politistes : sur une infusion de la notion de pouvoir - Alain Dubresson p. 349-362 Alain Dubresson, ancien directeur de publication de Politique africaine de juin 1988 à juin 1992, revient sur un moment d'enrichissement conceptuel et humain ayant durablement marqué son parcours de recherche. Il évoque le contexte scientifique dans lequel un géographe a été intégré au sein de l'Acpa. Il montre comment l'infusion de la notion de pouvoir a enrichi sa démarche, puis l'a conduit à infléchir ses thèmes de recherche dans les villes d'Afrique australe. Il conclut en soulignant qu'une alchimie intellectuelle sous haute tension a caractérisé le collectif produisant la revue dans les années 1980 et 1990.Alain Dubresson, former publication director of Politique africaine from June 1988 to June 1992, looks back on a moment of conceptual and human enrichment that has left a profound mark on his research career. He recalls the academic context in which a geographer was integrated within the ACPA. He shows how the infusion of the notion of power enriched his approach, then led him to change his research themes in the cities of southern Africa. He concludes by stressing that an intellectual alchemy under high tension characterized the group of researchers producing the journal in the 1980s and 1990s.
- Histoire, politique et situation coloniale - Frederick Cooper, Mehdi Labzaé, Romain Tiquet p. 363-381 Cet article traite de la place de la période coloniale dans les études sur l'histoire de l'Afrique. Il examine l'évolution de ce domaine de recherche, notamment aux États-Unis, en suivant la propre carrière de l'auteur depuis les années 1960. Après s'être initialement attachés à éviter une histoire qui pouvait sembler « trop blanche », les universitaires ont finalement commencé à entreprendre des études critiques de la colonisation, en explorant l'éventail des façons dont les Africains ont fait face à la situation coloniale et envisagé les liens entre l'Afrique et le reste du monde.This article discusses the place of the colonial period in studies of African history, looking at the evolution of the field, particularly in the United States, in relation to the author's own career since the 1960s. After initially focusing on avoiding a history that might appear “too white,” scholars eventually began to undertake critical studies of colonization, exploring the range of ways in which Africans confronted the colonial situation and envisaged their continent's connections with the rest of the world.
- La Terre à l'envers : résidus de l'Anthropocène en Afrique - Gabrielle Hecht, Marie Ghis Malfilatre p. 385-402 L'extraction industrielle met la Terre sens dessus dessous, augmentant massivement la quantité, la dispersion et la durabilité des déchets produits dans le monde. Les minéraux africains ont joué un rôle particulièrement important dans cette dynamique, en étant simultanément moteurs de et produits dans la violence, y compris la violence sourde des dommages environnementaux et du capitalisme racial. Cet article explore ces processus en étudiant deux zones en proie à des résidus toxiques particulièrement nocifs : la mégapole de Johannesburg, Soweto, et les townships environnants en Afrique du Sud, et des agglomérations urbaines d'Afrique de l'Ouest.Industrial extraction is turning the Earth inside out, massively increasing the quantity, extent, and durability of waste material around the world. African minerals have played a particularly important role in this dynamic, simultaneously serving as both a source and a product of violence, including the slow violence of environmental degradation and racial capitalism. This article explores these processes by surveying two zones plagued by particularly intense toxic residues: the megalopolis of Johannesburg, Soweto, and the surrounding townships, and urban agglomerations in West Africa.
- Révolution salafiste en Afrique de l'Ouest - Abdoulaye Sounaye, Christophe Lucchese p. 403-425 Cette contribution traite de la révolution salafi en Afrique de l'Ouest. Inspirée par un mouvement qui a commencé il y a quelques décennies, elle est portée par des acteurs, des institutions et des pratiques dont l'objectif est de réformer l'islam. Attentif à l'importance du contexte, cet article attire l'attention sur la diversité des appropriations du salafisme et problématise les positions prises par ses promoteurs en relation avec l'État, et en particulier avec son système éducatif laïc. En mettant l'accent sur le rôle du prédicateur, il s'agit de montrer que le salafisme a eu un impact déterminant non seulement sur le champ religieux, mais aussi sur la sphère publique. De par sa critique sociale et politique, le salafisme s'est ainsi imposé comme un défi majeur pour les sociétés ouest-africaines dont il envisage de changer l'économie morale et politique, y compris à travers le djihadisme.This paper discusses the ways in which a revolution inspired by Islam has emerged in the last few decades in West Africa, mainly through the intervention of Salafi actors, institutions, and reform practices. It calls for attention to context, noting the varieties of Salafism, while problematizing the views its promoters have expressed in relation to state institutions, in particular the secular school system. Emphasizing the role of the Salafi preacher, the paper argues that Salafism has had a crucial impact not only on the religious but also on the public sphere. A social and political critique, Salafism proves a major challenge due to its promotion of alternative moral and political orders, including a jihadi regime.
- Migrations intra-africaines : changer de focale - Sylvie Bredeloup p. 427-448 Les recherches sur les migrations intra-africaines restent minoritaires dans le champ des études sur les migrations alors que trois quarts des Africains continuent de migrer à l'intérieur du continent. S'appuyant sur des dispositifs méthodologiques multi-situés, la majorité des travaux rendent compte de la réversibilité des flux migratoires tout comme de la complexification des configurations transnationales. Ils éclairent la fluidité des identifications en cette période d'inhospitalité exacerbée. Hors du cadre paradigmatique façonné par les organisations internationales, ils s'efforcent de renouveler la lecture des migrations de transit et de retour.Research on intra-African migration remains rare in the field of migration studies, even though three-quarters of all migration by Africans occurs within the continent. Built on multi-situated methodological arrangements, the majority of these works include in their analyses the reversibility of migratory flows as well as the increasing complexity of transnational configurations. They shed light on the fluidity of identifications in times of heightened inhospitality. Outside the paradigmatic framework shaped by international organizations, they seek to renew the reading of transit and return migration.
- Le long tournant décolonial dans les études africaines. Défis de la réécriture de l'Afrique - Sabelo J. Ndlovu-Gatsheni, N. G.-D. p. 449-472 Cet article s'intéresse au long tournant décolonial et à la manière dont il a pu troubler d'autres tournants qui ont touché les sciences humaines et sociales. Le tournant décolonial continue d'animer les luttes visant à libérer les études africaines des imbrications coloniales, des modèles impériaux mondiaux, du carcan des area studies et de l'actuelle économie mondiale du savoir. Cette approche permet non seulement de révéler d'invisibles dynamiques épicoloniales dans les études africaines, mais aussi les tensions internes, les ambiguïtés, les ambivalences et les contradictions qui existent dans le mouvement de réécriture de l'Afrique en tant que processus décolonial. En fin de compte, cet article présente un cadre décolonial façonné par la décolonisation renaissante et insurgée du xxie siècle et fondé sur la reconsidération de la pensée elle-même (« rethinking thinking ») au sein des études africaines et du programme décolonial plus large de réécriture de l'Afrique par les Africains.In the midst of a long series of turns in the humanities and social sciences, this article focuses solely on those that have been colonial, nationalist, Marxist, or postcolonial, as these have directly affected and shaped African studies. More often than not, the lengthy decolonial turn has been able, across time, to subsist within and even trouble these other turns as it continues to animate and galvanize struggles to liberate African studies from colonial imbrications and global imperial designs, from the straitjacket of “area studies,” and from the current global economy of knowledge with its uneven intellectual division of labor. This focus enables the unmasking not only of invisible epicolonial dynamics in African studies, but also of internal tensions, ambiguities, ambivalences, and contradictions in the rewriting of Africa as a decolonial process. What is offered in this article is a decolonial framework informed by the resurgent and insurgent decolonization of the twenty-first century and predicated on rethinking thinking itself in African studies and in the broader decolonial agenda of the rewriting of Africa by Africans.
- George Floyd et l'Afrique : retour sur le lieu du crime - Didier Gondola p. 473-490 Cet article examine les soubresauts causés par le meurtre de George Floyd aux États-Unis. Il questionne les enjeux que cette mort et des dizaines d'autres revêtent pour la condition des Noirs, en inscrivant ces enjeux dans la longue durée, en particulier celle de la croissance rhizomatique du racisme anti-Noir en Amérique et ailleurs. Il désarticule les ressorts qui sous-tendent les bavures policières et autres crimes racistes, en retenant finalement la construction ainsi que la mise à l'index du Noir comme les motifs principaux et l'Afrique comme le lieu du crime.This article explores the new global configuration that coalesced in the wake of George Floyd's murder. It provides a rather unique and provocative interpretive framework that teases out the meaning of his death, and that of countless other Black victims, through the longue durée—that is, the rhizomatic growth of anti-Black racism in America and elsewhere. In examining the arsenal that weaponizes anti-Black racism, by allowing police brutality against Blacks to run amok and become systemic, the article's main argument points to Africa as the crime scene, and the essentialization and demotion of Black people as the motive of the crime.