Contenu du sommaire : Turbulences
Revue | Socio-anthropologie |
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Numéro | no 44, 2021 |
Titre du numéro | Turbulences |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Éditorial - Gérard Dubey, Caroline Moricot p. 9-10
- Relire « Autoscopie d'un embarquement. Entretien avec Pierre Bouvier »
- Turbulences. Dépense, énergie et intensification de la vie - Pauline Hachette, Romain Huët p. 23-40
- Pratiques extrêmes et transition récréative - Olivier Bessy p. 41-64 L'engouement pour l'extrême n'en finit plus de se diffracter à travers le tissu social et d'en diversifier les activités récréatives. Le développement de multiples pratiques à caractère vertigineux (ski, escalade, alpinisme, surf, kayak…) ou énergétique (course à pied, trail, vélo, ski de fond, triathlon…), qui se donnent une visibilité médiatique lors d'exploits réalisés par des chasseurs d'extrême, le montre bien. Au destin d'une élite s'est substituée une histoire possible pour tous. La généralisation de cette nouvelle façon de se penser a favorisé la production d'une norme sociale qui s'est diffusée dans la culture à travers le développement d'un « extrême de masse ». Mais comment expliquer cet engouement pour l'extrême ? N'est-il qu'un avatar de la société hypermoderne en mal d'intensité, de performativité et de démesure ? Ou bien éclaire-t-il la transition récréative en cours, en mettant en évidence, dans les modes d'engagement sollicités, des rapports à soi, aux autres et à l'environnement plus ambivalents car propres à la transmodernité ?The infatuation with extreme sports continues to permeate our social life, resulting in new leisure activities. Good examples are spectacular sports such as skiing, climbing, mountaineering, surfing, kayaking, etc., and endurance sports such as running, trails, cycling, cross-country skiing, and triathlons. The feats achieved receive much media coverage. Once for an elite alone, these activities are now potentially acces-sible to all. This new approach has favoured the production of a social norm which has spread throughout the society in the form of a 'mass extreme'. But how can we explain this fascination for the extreme? Is it merely an offspring of our hypermodern societies thirsty for intensity, performativity and excess? Or does it shed light on the current recreational transition through the modes of engagement it requires, which reveal more ambivalent relationships with the self, others, and the environment, be-cause these actually belong to transmodernity?
- Les turbulences alimentaires - Guillaume Routier, Florian Lebreton, Éric Boutroy, Julie Hallé p. 65-84 Poursuivant l'hypothèse que l'ultra-trail endosse une fonction « déroutinisante », voire suscite des formes d'état « astructurels », nous montrerons en quoi manger, boire, excréter pendant la course révèle et produit une rupture des habitudes et de la normalité dans un espace-temps intensifié de défoulement individuel et collectif. L'intérêt porte sur des fulgurances émotionnelles qui n'en restent pas moins délimitées dans un espace-temps de course organisé, balisé et mesuré, en cela similaires à certaines formes contemporaines de la fête institutionnalisée. Dans une perspective eliasienne, nous interrogeons le rôle joué par une alimentation de « l'extrême » dans le relâchement des émotions et pulsions et, en même temps, dans le contrôle de ces dernières. Nous décrirons selon quelles étapes ritualisées la structure sociale et symbolique du quotidien peut être débridée, si ce n'est renversée, au profit d'un (dés)ordre paradoxal entre réduction énergisante de la nutrition, alimentation excessive, festive et régressive ou au contraire une dénutrition transgressive. Cette turbulence alimentaire n'est donc pas un phénomène anomique, mais davantage une suspension voire une subversion des normes du « bien-manger » révélatrice des valeurs contrastées de l'ultra.Following the hypothesis that ultra-trail assumes a “disconcerting” function or even gives rise to “astructural” forms of state, we will show how eating, drinking, excreting during the race reveals and produces a break in habits and normality in an intensified space-time of individual and collective release. The interest is in emotional outbursts that nevertheless remain delimited in an organized, marked out and measured running space-time, similar to certain contemporary forms of institutionalized festivities. From an Eliasian perspective, we question the role played by a nourishment of the “extreme” in the release of emotions and impulses and, at the same time, dans the control of these. We will describe according to which ritualized stages the social and symbolic structure of daily life can be unbridled, if not reversed, dans favor of a paradoxical (dis)order between energizing reduction of nutrition, excessive, festive and regressive eating or, on the contrary, transgressive undernutrition. This dietary turbulence is therefore not an anomic phenomenon, but rather a suspension or even a subversion of the norms of “eating well” revealing the contrasting values of ultra.
- Des espaces émotionnels cathartiques pour nos vies affectives - Pauline Hachette p. 85-105 Plusieurs lieux destinés à faire des expériences affectives spécifiques ont fait leur apparition depuis une grande décennie. Ces hétérotopies, présentées comme des lieux de libération émotionnelle, se veulent également des exutoires au stress, notamment professionnel. Ils développent une conception de la vie affective centrée sur ses composantes sensori-motrices, plutôt que sur la verbalisation ou la représentation, et promeuvent, en intensifiant les émotions, une catharsis envisagée comme pure décharge. Ce faisant, ils laissent entrevoir une certaine conception moderne de nos vies affectives et subjectives dont on peut interroger les soubassements et l'exploitation par le capitalisme tardif.Places conceived for specific emotional experiences have appeared in the last decade. These heterotopias, presented as sites of emotional liberation, are also intended as outlets for stress, particularly at work. They develop a conception of affective life centred on its sensory-motor components, rather than on verbalisation or representation, and they encourage, by intensifying the emotions, a catharsis envisaged as a pure discharge. In so doing, they betray a certain modern conception of our affective and subjective lives, whose foundations and exploitation by late capitalism need to be questioned.
- Christophe Ono-dit-Biot et Adel Abdessemed dans Nuit espagnole - Bérengère Voisin p. 107-125 Cet article se propose de rendre compte d'un dispositif mis en œuvre dans le cadre d'une collection intitulée « Ma nuit au musée » dirigée par Alina Gurdiel aux éditions Stock et dont l'objectif est de restituer dans un livre une expérience de réception en rupture avec les usages : un artiste passe une nuit seul ou presque confiné dans le musée Picasso à Paris. Sur la proposition d'Alina Gurdiel, deux institutions, l'une muséale, le musée Picasso, et l'autre éditoriale, les éditions Stock, ont organisé en concertation non seulement le dispositif d'une expérience émotionnelle atypique, mais également pensé la mise en récit et la diffusion de celle-ci. Les deux institutions assumant de facto tout à la fois les fonctions de stimuli, d'enregistrement et de diffusion de ces turbulences nocturnes. Nous nous intéresserons particulièrement à Nuit espagnole (2019) d'Adel Abdessemed et Christophe Ono-dit-Biot, notamment en raison de la nature du travail artistique d'Adel Abdessemed, connu pour ses œuvres souvent extrêmes. Seront envisagés ici la manière dont les émotions sont favorisées, le rôle du dispositif mis en place dans la fabrication du trouble attendu, puis nous nous interrogerons sur la valeur et l'authenticité de cette expérience muséale au regard de ce qu'Eva Illouz nomme les emodities, les marchandises émotionnelles.This article proposes to report on a device implemented within the framework of a collection entitled Ma nuit au musée (My Night at the Museum) directed by Alina Gurdiel at Stock Editions. The objective of this collection is to restore in a book a reception experience that breaks with the usual practices: an artist spends a night alone or almost confined in the Picasso Museum in Paris. Based on Alina Gurdiel's proposal, two institutions, one a museum, the Picasso Museum, and the other a publishing house, Stock Editions, organized in consultation not only the device of an atypical emotional experience, but also thought of the narration and dissemination of the latter. The two institutions assuming de facto at the same time the functions of stimuli, recording and diffusion of these nocturnal turbulences. We will be particularly interested in Nuit espagnole (2019) by Adel Abdessemed and Christophe Ono-dit-Biot, notably because of the nature of Adel Abdessemed's artistic work, known for his often extreme works. We will consider here the way in which emotions are encouraged, the role of the device put in place in the manufacture of the expected disturbance, and then we will question the value and authenticity of this museum experience with regard to what Eva Illouz calls emodities, emotional goods.
- Gestes, formules et blocs d'intensité - Georges Didi-Huberman p. 127-147
- « Parler en langues » pour mieux rompre avec la culture russe - Anne Dalles Maréchal p. 149-162 Dans la région de l'Amour, dans les villes de Khabarovsk, Komsomolsk et Nikolaïevsk, la glossolalie prend des formes variées selon les Églises : crises de larmes, cris, marmonnement, chute au sol. Selon les croyants, ces comportements sont provoqués par la nature divine de l'Esprit saint qui entre en communication avec l'individu. Alors que ces derniers semblent lâcher prise pendant ces épisodes, mes observations montrent que c'est une pratique codifiée et que le « parler en langues » constitue une forme d'énonciation des émotions. Cette expérience fait pendant au témoignage et avec la glossolalie, ils structurent un modèle rituel répétitif qui permet d'induire chez le croyant une rupture systémique avec sa culture d'origine : le croyant n'est plus « russe » mais devient « chrétien ». La création d'un répertoire commun d'émotions permet alors l'expression d'une critique de la société contemporaine et la création de stratégies d'émancipation de cette société. À partir de données empiriques récoltées auprès des membres de trois Églises évangéliques, cette analyse a pour objectif d'approcher ce que la glossolalie, comme espace intensifié d'expression, nous indique de la société contemporaine, telle qu'elle est vécue et perçue.In the Amur Region, in the cities of Khabarovsk, Komsomolsk and Nikolaievsk, glossolalia takes various shapes depending in churches where it may be observed: crying fits, yells, falls to the floor, mumbling. According to the believers, these behaviors are provoked by the divine nature of the Holy Spirit who then comes into contact with the individual. While the latter seem to let go and lose control, to a certain extent, during these events, my observations show that it is a codified practice, and that “speaking in tongues” constitutes a mode of enunciation of emotions. This experience represents the counterpart of testimony and together, they structure a repetitive ritual model which induces for the believer a systemic break with their culture of origin: they thus stop being “Russian” and become “Christian”. The creation of a common repertoire of emotions enables the expression of a critic of the contemporary society and the creation of strategies of emancipation from this society. Based on empirical data collected among members of three evangelical Churches, this analysis aims at understanding what glossolalia, taken as an intensified space of expression, shows us of the contemporary society, as it is perceived and experienced.
- La fête en basse (ou en baisse d')intensité - Monique Dagnaud p. 163-179 L'article replace la notion de fête dans le cadre des grands textes de l'anthropologie, de l'idée de rupture des temps sociaux à celle d'apothéose du présent et de la subversion. Puis, se situant dans la période contemporaine, dans le cadre de la fête-existence, il explore les comportements festifs d'une fraction de la jeunesse au début des années 1980, marqués par les polyconsommations de drogues et d'alcool, des virées nocturnes sans fin et des excès en tout genre désignant la difficulté de ces jeunes à entrer dans l'âge adulte et de parvenir à une insertion sociale. Retournant sur ces pratiques de fêtes au début des années 2020, il signale une certaine baisse d'intensité de ces pratiques en raison du poids que les réseaux sociaux occupent dans la vie de la jeunesse : construction des rencontres via les liens numériques, obsession narcissique de l'image de soi et prudence sanitaire face à la pandémie de la Covid-19.The piece is focused on anthropological main theories on the notion of parties and celebration: breaks in social schedule, apotheosis of the present time and subversion. Then, it explores behaviours of the youth in the 80s with high consumption of drugs and alchool, endless night trips, and excessive practices of many kinds, pointing out the relunctancies of young people to become adult in a context of difficult social integration. Going back to these practices in the early months of 2020 the author shows that one can observe a decline in the intensity of these parties and risky behaviours. Several arguments explain the shift: the importance of social networks in the life of the youth, especially concerning the romantic and sexual affairs, narcissism occured thougth netwoks like Instagram and the threat of the pandemy.
- Dépense-recette - Cédric Mong-Hy p. 181-198 L'article vise à réexaminer la « dépense » de Bataille ainsi que ses notions connexes et à interroger leurs reliques contemporaines. D'abord, on soulignera la contradiction interne de la « dépense » : elle n'existe pas sans recette. Puis, il faudra comprendre que dans « la société du spectacle » (Debord) où nous vivons désormais, la « transgression » et la « souveraineté » sont devenues des marchandises parmi d'autres. Là où la « dépense » est économicisée, elle est instrumentalisée dans un système qui la fait passer pour ce qu'elle souhaite contredire : un « produit » de l'entertainment, une esthétique conventionnée. Il faudra enfin se pencher sur la nature pirate de la « souveraineté ». On observera que dans le domaine sociopolitique toute « souveraineté » s'est retirée à sa façon paradoxale dans le « spectacle ». Ni individu, ni État ne sont plus en mesure de contrer la logique de la recette, c'est pourquoi nous vivons au cœur d'un intransgressable que nous ne cessons de vouloir transgresser.The article aims to re-examine the “expenditure” of Bataille and its related notions and to question their contemporary relics. First, we will underline the internal contradiction of “expenditure” : it does not exist without a recipe. Then, it will be necessary to understand that in “the society of the spectacle” (Debord) where we now live, “transgression” and “sovereignty” have become goods among others. Where the “expenditure” is turned into economy, it is instrumentalized in a system which passes it off as what it wishes to contradict: a “product” of entertainment, an agreed aesthetic. Finally, we will have to look at the pirate nature of “sovereignty”. We will observe that in the socio-political domain all “sovereignty” has withdrawn in its paradoxical way in the “spectacle”. Neither individual nor State are no longer able to counter the logic of the recipe, which is why we live in the heart of an untransgressable that we never stop wanting to transgress.
Entretien
- Produire des subjectivités résistantes - Tristan Garcia, Pauline Hachette, Romain Huët p. 201-219
Écho
- Corps célestes - Georges Bataille p. 223-227
Image
- Image onirique, turbulence heuristique - Chowra Makaremi p. 231-236
Recension
- Marie-Pierre Gibert et Anne Monjaret, Anthropologie du travail - Céline Rosselin-Bareille p. 237-240