Contenu du sommaire : Penser la race en juriste : lectures critiques
Revue | Droit et société |
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Numéro | no 109, 2021/3 |
Titre du numéro | Penser la race en juriste : lectures critiques |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Éditorial - Pierre Brunet, Laurence Dumoulin, Camille Noûs p. 553
Dossier. Penser la race en juriste : lectures critiques
- Les juristes et la race. Analyse critique à partir de quelques textes (1880-1930) : Présentation du dossier - Silvia Falconieri, Laetitia Guerlain, Lionel Zevounou p. 557-569
- Refonder le droit sur la race : la philosophie juridique d'Edmond Picard - Laetitia Guerlain p. 571-581 Ce commentaire du Droit pur (1899) du juriste belge Edmond Picard, version éditée d'un cours de première année de droit dispensé à Bruxelles, entend souligner l'utilisation par l'auteur de l'anthropologie naturaliste pour fonder sa philosophie juridique. L'auteur utilise ainsi, même s'il la maîtrise mal, la « science des races » de son époque, et en particulier les écrits de Gustave Le Bon, pour refonder la science du droit dans son ensemble sur le concept de race « naturelle », et, au passage, justifier son antisémitisme. Ce texte constitue ainsi l'un des rares exemples de convocation explicite des sciences de l'homme au service de la réflexion juridique.This commentary on Edmond Picard's Le droit pur (1899) intends to underline the extent to which the Belgian lawyer employs physical anthropology to build his philosophy of law. Picard uses – though with many mistakes – the science of race of his time extensively. He especially draws on Gustave Le Bon's writings to suggest that law and race are intimately linked, which allows him to justify his antisemitism. This text constitutes one of the very few explicit uses of the science of race by a well-known jurist.
- Une culture d'imprégnation : Genèse et apories de la notion de « droit racial » chez Edmond Picard - Claude Blanckaert p. 583-592 En fondant le « droit pur » sur la notion polygéniste de « race », le juriste belge Edmond Picard s'inscrit tardivement dans la tradition de l'ethnologie romantique, selon laquelle les lois expriment le « caractère moral » des nations. Or la permanence supposée des grands types ethniques, et donc de leurs mœurs et usages, contredit foncièrement l'idée évolutionniste d'un devenir commun à l'humanité. Picard verra pourtant dans la race le « premier », voire le seul, facteur des dynamiques sociales. Les métamorphoses historiques du droit s'accommoderaient-elles du fixisme desdites races « naturelles » et de leur prétendue hétérogénéité d'origine ? Analyse contextuelle de quelques apories saillantes du concept de « droits raciques ».In founding “pure law” on the polygenist notion of race, the Belgian jurist Edmond Picard adhered belatedly to the romantic ethnology according to which laws express the “moral character” of nations. Yet the supposed permanence of the large ethnic types, and thus of their customs and practices, fundamentally contradicts the evolutionist idea of a common future for humanity. Picard saw in race the “first,” indeed the only, factor of social dynamics. Would the historical metamorphoses of law accommodate the fixed nature of these so-called “natural” races and of their supposed original heterogeneity? The author provides contextual analysis of some salient aporia of the concept of “racial laws.”
- Systématiser la différenciation raciale à travers le régime juridique de l'indigène : la contribution d'Henry Solus - Isabelle Merle, Lionel Zevounou p. 593-605 Le Traité de la condition des indigènes en droit privé publié en 1927 reste, à ce jour, une œuvre singulière au sein de la doctrine juridique de droit colonial. Il constitue la première et unique tentative de systématisation des rapports de droit privé en droit colonial. Cet article montre de quelle manière la « race » (ancrée ici dans une logique d'altérisation et d'assignation) mobilisée par Henry Solus lui sert à construire une catégorie d'indigène sur laquelle repose la systématisation à laquelle il aboutit.Published in 1927, the Traité de la condition des indigènes en droit privé (Treatise on the condition of indigenous people in private law) remains, to this day, a singular work within the legal doctrine of colonial law. It is the first and only attempt to systematize private law relations in colonial law. This article shows how “race” (anchored here in a logic of alteration and assignment) mobilized by Henry Solus helps to construct a category of indigenous on which is grounded the systematization he builds.
- « Race », santé et « génie français » : Un commentaire de Paul Esmein du Code de la famille de 1939 - Silvia Falconieri p. 607-616 En 1939, une longue étude consacrée au Code de la famille paraît dans la section doctrinale de la Gazette du Palais, sous la plume du professeur de droit civil, Paul Esmein. Dans les « Généralités », l'auteur s'arrête sur les principes inspirateurs des dispositions prises par le gouvernement Daladier en matière de famille, démographie et natalité. Dans ce commentaire introductif, Esmein mobilise à plusieurs reprises, et sous différentes acceptions, le mot « race ». En quel sens et de quelles manières, à la veille de l'avènement du régime de Vichy, Esmein emploie-t-il ce mot ? Qu'est-ce que la « race » dans le Code de la famille et dans l'étude d'un civiliste de son envergure ? Est-ce que ce mot recouvre la même signification dans le texte du décret du 29 juin 1939 et dans les « Généralités » de l'étude d'Esmein ? À l'aune de ces questionnements, cet article interroge et analyse les usages polysémiques de la « race » dans un commentaire doctrinal « ordinaire » d'un civiliste du xxe siècle.In 1939, a long study on the Code de la famille, written by the civil law professor Paul Esmein, was published in the doctrinal section of the Gazette du Palais. In the “Généralités”, the author focuses on the principles that inspired the measures taken by the Daladier government in matters of family, demography, and natality. In this introductory commentary, Esmein uses the word “race” several times and in different ways. On the eve of the advent of the Vichy regime, how does Esmein use this word? What does “race” mean in the Code de la famille and in the study of a civil law scholar of his stature? Does this word have the same meaning in the text of the decree of June 29, 1939 and in the “Généralités” of Esmein's study? In the light of these questions, this article examines and analyzes the polysemous uses of “race” in an “ordinary” doctrinal commentary by a twentieth-century civilist.
- La race, quelle race ? : Significations et performativité de la « protection de la race » dans le Code de la famille de 1939 - Paul-André Rosental p. 617-629 L'article analyse le commentaire du juriste Paul Esmein (1886-1966) sur le Code de la famille de 1939, en se centrant sur la place qu'il donne à des notions clés des années 1930 : la protection (ou la défense) de la race, mais aussi l'esprit français, le génie français, la communauté française et l'âme française. Elle décompose les acceptions hygiénistes, eugénistes et proprement raciales de ces expressions, en les rattachant à la sensibilité biopolitique de l'époque, travaillée notamment par les idéologies nataliste et familialiste, et par l'opposition entre ruraux et citadins. Sur cette base, l'article conclut sur la façon dont des élites conservatrices ont pu souscrire à la mise en place d'un droit du travail et d'un système d'assurances sociales puis, à la Libération, de Sécurité sociale.The article analyzes the commentary of the jurist Paul Esmein (1886-1966) on the Family Code of 1939, focusing on the place he gives to key notions of the 1930s: “protection of the race”, “defense of the race,” “French spirit,” “French genius,” “French community,” and “French soul.” It breaks down the hygienist, eugenicist, and strictly racial meanings of these expressions, linking them to the biopolitical sensibility of the time, which was influenced by pronatalist and pro-family ideologies, and by the opposition between rural and urban dwellers. On this basis, the article concludes by describing how conservative elites were led to subscribe, at least partly, to the establishment of labor law, social insurance and later, at the Liberation, Social Security.
- Roger Bonnard et la race en droit nazi - Guillaume Richard p. 631-642 À la fin des années 1930, le spécialiste du droit public Roger Bonnard consacre un développement de son ouvrage Le droit et l'État dans la doctrine nationale-socialiste à l'« analyse critique de la race » dans le régime nazi. Son étude montre la façon dont le concept de race traverse les conceptions juridiques qui sous-tendent la législation nazie et contribue à redéfinir la notion de peuple (Volk) pour lui donner un sens contraire aux conceptions admises en France. Pour Bonnard, les constructions savantes déployées par les juristes nazis pour introduire la race comme notion-clé du système juridique poursuivent, quelle que soit leur sophistication, un unique but : justifier l'antisémitisme fanatique du régime. Mais en discutant d'égal à égal avec les juristes nazis, Bonnard leur donne crédit de fonder une nouvelle conception du droit, légitimant leur entreprise scientifique.In the late 1930s, the public law scholar Roger Bonnard devoted a section of his book Le droit et l'État dans la doctrine nationale-socialiste to the “critical analysis of race” in the Nazi regime. His study showed how the concept of race permeated the legal conceptions of Nazi legislation and contributed to redefining the notion of people (Volk) to give it a meaning contrary to the conceptions accepted in France. According to Bonnard, the sophisticated constructions deployed by Nazi jurists to introduce race as a key notion of the legal system pursued just one goal: to justify the regime's fanatical anti-semitism. But by considering the Nazi jurists as equals engaged in an academic discussion, Bonnard gave them credit for founding a new conception of law, thereby legitimizing their scientific enterprise.
- Entre lecture empathique et stratégie de distinction : Le racisme national-socialiste selon Roger Bonnard - Guillaume Mouralis p. 643-656 Dans son ouvrage publié en 1939, le constitutionnaliste Roger Bonnard propose une analyse du racisme allemand tel que le « théorise » la doctrine juridique national-socialiste, se livrant à un travail d'exégèse dogmatique particulièrement « irréaliste ». Le présent article propose de resituer le point de vue de Bonnard dans son contexte idéologique, professionnel et politique : dans l'itinéraire intellectuel du professeur de droit public ; dans les tentatives de saisir le nazisme « du dehors » au cours des années 1930, en France comme dans d'autres pays ; dans les stratégies de communication et de distinction à l'intérieur du champ juridique, où les savoirs sur l'Allemagne jouent un rôle non négligeable.In his book published in 1939, the constitutional lawyer Roger Bonnard proposed an analysis of German racism, as “theorized” by the National Socialist legal doctrine, engaging in a particularly “unrealistic” piece of dogmatic exegesis. The present article proposes to place Bonnard's point of view in its ideological, professional, and political context: in the intellectual itinerary of the professor of public law; in the attempts to grasp Nazism “from the outside” during the 1930s, in France as well as in other countries; in the strategies of communication and distinction within the legal field, wherein expertise on Germany plays a significant role.
Documents à l'appui
- Edmond Picard (1836-1924) - p. 659-670
- Henry Solus (1892-1981) - p. 671-676
- Paul Esmein (1886-1966) - p. 677-680
- Roger Bonnard (1878-1944) - p. 681-691
"Droit et Société" au Japon
- La « conscience juridique » aux États-Unis : réceptions comparées en France et au Japon - Gakuto Takamura p. 695-712 Cet article est issu d'une intervention donnée à l'occasion de la parution du n° 100 de Droit et Société, autour de l'article « After Legal Consciousness Studies » de Susan Silbey. En comparant les réceptions, au Japon et en France, de cette étude américaine sur la conscience juridique, on remarque trois points. Premièrement, alors qu'en France, il est reçu comme relevant de la tradition du « droit social » et qu'on tente de le lier à l'étude de la mobilisation du droit, au Japon, on le voit comme un courant postmoderne et peut être lié à la création d'un mode alternatif de résolution des conflits. Deuxièmement, au Japon – pays qui a dû se moderniser en important les droits occidentaux, on pensait qu'il existait un décalage entre la conscience juridique des Japonais et l'esprit du droit moderne, si bien que les études qualitatives et quantitatives sur cette conscience juridique étaient considérées comme complémentaires. Troisièmement, en nous référant au concept de légalité de Weber, nous étudierons la conscience juridique dans une perspective plus globale et historique.This article is the result of a talk given on the occasion of the publication of the n° 100 of Droit et Société, about the article “After Legal Consciousness Studies” by Susan Silbey. We compare the reception of the American study of legal consciousness in Japan and France, and note three points. First, the article was deemed relevant to France's social law tradition and it tries to link it to the study of the legal mobilization. In Japan, it was associated with a postmodern trend and linked to the creation of an alternative mode of dispute resolution. Second, Japan imported Western law for modernization and it was thought that there was a mismatch between the legal consciousness of the Japanese and the idea of modern law, so that qualitative and quantitative studies of legal consciousness were considered complementary. Third, if we refer to Weber's concept of legality, we will be able to study legal consciousness from a more global and historical perspective.
- Judiciarisation de la mort et du suicide par surmenage et `ibcause lawyering`/ib à la japonaise ? - Adrienne Sala, Eri Kasagi p. 713-735 Cet article analyse le processus de changement administratif et judiciaire relatif à l'indemnisation du karôshi-karôjisatsu et à sa reconnaissance en maladie professionnelle, en explorant l'articulation du droit, de la profession d'avocat et de l'évolution de la conflictualité sociale. Ces cas illustrent la dialectique entre les contraintes et les possibilités d'actions de façon singulière. L'existence de deux voies d'indemnisation – les indemnisations prévues par la Sécurité sociale, et celles à la charge de l'employeur sur la base de la responsabilité civile – ont permis aux avocats d'appliquer une stratégie originale de confrontation du droit administratif et du droit civil face à l'administration et au pouvoir exécutif. Ceci a abouti à un contournement des sphères fermées dans lesquelles les discussions entre experts se tenaient à l'écart du débat public.This article analyzes the process of administrative and judiciary changes relative to karoshi and karojisatsu compensation and its recognition as an occupational disease, by exploring the relationship between law, lawyers, and evolution of social conflict. These cases highlight the dialectical relationship between constraints and the possibility of singular actions. By using the two systems of compensation – social security and civil responsibility – Japanese lawyers relied on an innovative strategy by opposing administrative law and civil law with the administration and executive power to turn around a closed sphere of decision-making between experts without public debate.
- Réalité et transformation des « pratiques de relations commerciales japonaises » : le cas de l'architecture modulaire - Makiko Shimizu, Simon Serverin, Gakuto Takamura p. 737-761 Il est couramment soutenu que les relations commerciales japonaises entre les entreprises et leurs fournisseurs diffèrent de celles des États-Unis et de l'Europe (relations maintenues sur le long terme, contrats formels peu détaillés, accords modifiés avec souplesse, litiges judiciaires évités). Contrairement à cette théorie conventionnelle, notre hypothèse est que cette pratique a changé depuis les années 1990. Mais ce changement n'est pas intervenu de la même manière dans toutes les industries. La variable principale réside dans le fait qu'elles sont passées ou non, ou plus ou moins, d'un produit conçu selon un modèle intégral à un produit conçu sous forme modulaire. Afin de tester cette hypothèse de modularisation, nous avons mené 17 entretiens avec des hommes d'affaires dans les industries automobiles, électriques et d'intégration de systèmes. Les résultats montrent que si l'hypothèse est validée dans une certaine mesure, elle ne peut pas clarifier complètement certains points.It is commonly argued that business practices between private companies and their suppliers in Japan differ from those in the U.S. and Europe in that long-term relationships tend to be maintained, formal contracts do not specify much detail, agreements are flexibly modified ex post, and litigation to resolve disputes is avoided. In contrast to this conventional theory, this paper presents the hypothesis that this practice has been changing since the 1990s, and that this change can be found in each industry according to the extent to which product architecture has changed from an integral to a modular design. In order to test this modularization hypothesis, this paper conducted a total of 17 interviews with business persons in the automobile, electrical, and systems integration industries. The results show that the hypothesis is true to a certain extent, but it cannot fully clarify some points.
- Le raisonnement juridique pluraliste - Yuki Asano, Simon Serverin p. 763-784 Il n'y a aucun doute sur l'importance croissante du pluralisme juridique qui reconnaît le droit non étatique en sus de celui de l'État, dans la mesure où la mondialisation a favorisé la communication transnationale. Cet article applique la perspective du pluralisme juridique aux raisonnements juridiques, un axe de recherche encore peu exploré jusqu'à présent. La première partie met en lumière certaines méthodes dérivées du pluralisme juridique appliquées dans le raisonnement juridique, malgré certaines réticences des tribunaux. Dans la deuxième partie, trois exemples de ce type de raisonnement juridique fondé sur le pluralisme juridique au Japon sont examinés. Enfin, la troisième partie posera la question fondamentale de la signification de l'« incorporation » dans l'application de ces méthodes pluralistes pour le raisonnement juridique, en se référant à la théorie de Joseph Raz qui défend le positivisme juridique exclusif contre le positivisme juridique inclusif.There is no doubt as to the increasing importance of legal pluralism which recognizes non-state law in addition to state law to regulate individual conduct since globalization has promoted transnational communication. This article aims to apply the perspective of legal pluralism to legal reasoning, an underexplored area of research. The first part highlights methods derived from legal pluralism applied in legal reasoning, despite some reluctance on the part of the courts. The second part examines three examples of this type of legal reasoning based on legal pluralism in Japan. The third part poses the fundamental question of the meaning of “incorporation” in the application of these pluralist methods in legal reasoning, with reference to Joseph Raz's theory of exclusive legal positivism versus inclusive legal positivism.
- La légitimité religieuse du pouvoir dans l'histoire constitutionnelle japonaise - Simon Serverin p. 785-808 La religion est plus souvent traitée dans la théorie constitutionnelle sous l'angle de la séparation que de la légitimité religieuse du pouvoir, une problématique éminemment culturelle. Cet article se propose d'étudier la place du religieux dans la théorie constitutionnelle japonaise en partant d'une analyse des spécificités du fait religieux japonais. Il observe comment ces spécificités ont créé une théorie constitutionnelle originale, qui cherche à circonscrire une religiosité japonaise insaisissable, mais qui peut être définie comme « communautaire » et « civique ». Il montre comment cette religiosité a été matérialisée dans la religion impériale d'avant-guerre, puis comment l'après-guerre en a connu une sécularisation qui pose la question de la place de la culture religieuse dans un état laïc.Religion is more often treated in constitutional theory from the point of view of separation than of the religious legitimacy of power, an eminently cultural issue. This article proposes to study the place of religion in Japanese constitutional theory, starting from an analysis of the specificities of Japanese religion. It observes how these specificities have created an original constitutional theory, which seeks to circumscribe an elusive Japanese religiosity, but which can be defined as “community” and “civic”. The author shows how this religiosity was materialized in the pre-war imperial religion, then how the post-war period saw a secularization of it that raises the question of the place of religious culture in a secular state.
- La « conscience juridique » aux États-Unis : réceptions comparées en France et au Japon - Gakuto Takamura p. 695-712