Contenu du sommaire : Soulèvements sociaux : destructions et expérience sensible de la violence
Revue | Socio |
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Numéro | no 16, 2022 |
Titre du numéro | Soulèvements sociaux : destructions et expérience sensible de la violence |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Éditorial - Michel Wieviorka p. 5-7
- Soulèvements sensibles - Pauline Hachette, Romain Huët p. 9-35 Ces dernières années ont été marquées par des soulèvements sociaux d'envergure (France, Ukraine, Biélorussie, Algérie, Chili, Hong Kong, Colombie, États-Unis, Liban, etc.). Si ces mouvements renvoient à des situations et à des enjeux politiques à chaque fois spécifiques, il existe des expériences partagées et des récits concordants entre eux. Ces mouvements se singularisent également en tant qu'ils revendiquent de dépasser les modalités habituelles d'intervention dans le champ politique. Aux pratiques syndicales ou politiques traditionnelles, sont préférés des modes d'intervention plus directs (occupation, blocage, opération coup de poing, manifestation « sauvage », etc.), sans porte-parole, sans hiérarchie, organisée de façon souple et « horizontale » grâce aux dispositifs numériques et sans ouverture à de possibles négociations ou compromis avec le pouvoir. En somme, ces mouvements semblent préfigurer une mise en crise des habitudes démocratiques, en particulier de la politique de composition qui fait du dialogue le principe essentiel de la résolution des conflits. Cet article propose de réfléchir aux dynamiques de ces soulèvements sociaux en portant une attention particulière à l'expérience sensible que les acteurs en font. Le pouvoir d'attraction du débordement des scènes politiques habituelles traduirait une passion heurtée pour le monde dont il convient d'interroger le sens politique plus général.Recent years have been marked by large-scale social social's movement (France, Ukraine, Belarus, Algeria, Chile, Hong Kong, Colombia, the United States, Lebanon, etc.). Although these movements refer to specific situations and political issues, there are shared experiences and concordant narratives between them. These movements are also unique in that they claim to go beyond the usual methods of intervention in the political field. Instead of traditional union or political practices, they prefer more direct modes of intervention (occupation, blocking, fist-fighting, riots, etc.), without spokespersons, without hierarchy, organized in a flexible and "horizontal" way thanks to digital devices, and without any openness to possible negotiations or compromises with the authorities. In short, these movements seem to prefigure a crisis of democratic habits, in particular of the politics of composition that makes dialogue the essential principle of conflict resolution. This paper proposes to reflect on the dynamics of these social upheavals by paying particular attention to the sensitive experience that the actors have of them. The power of attraction of the overflowing of the usual political scenes would translate a clashing passion for the world whose more general political meaning should be questioned.
- « Un sentiment de plénitude » - Alain Bertho p. 37-61 L'expérience émeutière est le fruit d'une décision personnelle de mise en danger de soi qui n'est pas réductible à ses « causes ». Une ethnographie de cet engagement corporel l'interroge comme l'expérience fondatrice d'une « désassignation » identitaire. Comme expérience collective, elle est de l'ordre de la performance discursive et située qu'il nous faut lire « comme un texte » pour identifier les émotions et constructions subjectives politiques qui s'y jouent et s'y partagent. Construction d'un commun en situation, elle est une expérience politique du corps. Les matériaux d'enquêtes multisituées et échelonnées sur quinze années sont interrogés au crible de cinq opérateurs : le rapport à la peur, la reconfiguration collective des corps, le dévoilement des dominations dans la convocation de l'État, la prescription par la performance et l'esthétique.The riot experience is the result of a personal decision to put oneself in danger, which cannot be reduced to its “causes”. An ethnography of this bodily commitment questions it as the founding experience of an identity “de-assignment.“ As collective experience, it is of the order of a discursive and situated performance that we must read “as a text” in order to identify the emotions and subjective political constructions that are played out and shared. Construction of a common in situation, it is a political experience of the body. The materials of multisituated investigations spread over fifteen years are examined through the sieve of five operators: the relationship to fear, the collective reconfiguration of bodies, the unveiling of dominations in the convocation of the State, the prescription by performance and aesthetics.
- Soulèvements Gilets jaunes - Davide Gallo Lassere, Cécile Lavergne p. 63-84 Notre article vise à discuter les principales analyses philosophiques et politiques des émeutes, à partir du soulèvement des Gilets jaunes. Une telle démarche permet de comprendre à quel point cette forme d'action a joué un rôle fondamental au sein du mouvement, sans pour autant faire des « actes » du samedi son moment de vérité. Contre toute stigmatisation ou fétichisation de l'émeute, notre approche fondée sur la parole des Gilets jaunes restitue à cette pratique l'importance politique cruciale qu'elle a assumée depuis quelques décennies et notamment depuis l'enclenchement de la crise de 2008.Starting from the yellow vests uprising, our article aims to discuss the main philosophical and political analyses of the riots. Such an approach allows us to understand to what extent this form of action played a fundamental role within the movement, without making the Saturday “acts” its moment of truth. Against any stigmatization or fetishization of the riot, our approach based on the words of the yellow vests restores to this practice the crucial political importance that it has assumed for several decades and particularly since the onset of the 2008 crisis.
- Devenir ingouvernable : Pour une approche processuelle de l'émeute - Sophie Del Fa, Samuel Lamoureux p. 85-117 Revenant sur la littérature en sciences humaines et sociales qui traite de l'émeute, cet article propose une avenue théorique nouvelle pour appréhender cette forme d'insurrection particulière : une approche processuelle. Ancré dans les recherches en études organisationnelles qui mobilisent cette approche, l'article analyse l'émeute qui a mené à l'incendie du commissariat de police du 3e district à Minneapolis en mai 2020. L'approche processuelle permet de déplier l'émeute et d'explorer comment elle est incarnée non pas par des criminels et des fous, mais bien par des stratèges qui communiquent intensément tout en se répartissant les tâches sur un territoire particulier. In fine, l'article invite à porter un regard différent sur l'émeute pour ainsi la considérer comme une organisation en mouvement qui fait et défait constamment, cette organisation étant constituée de corps co-affectés et productrice de nouvelles formes de vie sociale.Reviewing the literature in the humanities and social sciences which analyse riots, this article proposes a new theoretical avenue for understanding this particular form of insurrection: a processual approach. Grounded in organizational studies research which mobilizes this approach, the article analyzes the riot that led to the fire of the 3rd District Police Station in Minneapolis in May 2020. The processual approach allows us to unfold the riot and explore how it is embodied not by criminals and madmen, but by strategists who communicate intensely while distributing tasks over a particular territory. Ultimately, the article invites us to take a different look at riots in order to consider them as a moving organization, made up of co-affected bodies and producer of new forms of social life.
- Des rangements disciplinaires à l'expérience de la conflictualité - Élise Creully p. 119-138 Cet article interroge la manière dont les affects et les émotions sont intégrés à l'activité de maintien de l'ordre. Dans un premier temps, l'idée est de montrer les tentatives de formatage ou de contrôle qui s'exercent sur les membres des forces de l'ordre (via notamment la construction de leur ethos professionnel) et sur les manifestants (par exemple au moyen d'une emprise sur les représentations ou par la peur). Dans un second temps, nous interrogeons le devenir des émotions ainsi suscitées, de même que les effets de cette rationalisation des affects sur l'agir.This article questions how emotions are integrated to any law enforcement activity. Firstly, we describe the controlling and moulding attempts weighing on the forces of law and order—through the elaboration of their professional ethos in particular—, as well as the ones weighing on the demonstrators—through the ascendancy taken over their representations for instance, or their fear. Secondly, we question the future of emotions thus stirred up, as well as the effects of the rationalization and the way they take action.
- L'image disqualifiante de la « violence populaire » en démocratie - Jérémie Moualek p. 139-158 Comment la violence des Gilets jaunes a-t-elle été visuellement représentée dans les médias ? Dans quelle mesure cette représentation a-t-elle participé à délégitimer le mouvement ? Et, que cela nous dit-il du rapport médiatique, social et démocratique à la violence, qui plus est lorsque celle-ci finit par être qualifiée de « populaire » ? À partir d'un corpus de 847 articles tirés de 26 quotidiens nationaux et locaux, cet article explore la dimension sensible, affective et sociale de la violence en démocratie. Il examine en premier lieu comment l'assimilation du mouvement des Gilets jaunes à des émotions négatives et à des actions répréhensibles a pu se faire au moyen de représentations mettant en avant une « violence événementialisée » qui masque le social. Il montre ensuite que cette mise en images relève d'un « régime de représentation » révélateur d'un ethnocentrisme de classe : à la « violence visuelle symbolique » dont les Gilets jaunes ont été l'objet répond ainsi une euphémisation voire une légitimation de la « violence d'État » qui met en exergue la hiérarchie sociale du visuellement acceptable.How has the violence of the yellow vests been visually represented in the media? To what extent has this representation helped to delegitimise the movement? And, what does this tell us about the media, social and democratic relationship to violence, especially when it ends up being described as “popular”? Based on a corpus of 847 articles from 26 national and local daily newspapers, this article explores the sensitive, affective and social dimension of violence in democracy. First, it examines how the assimilation of the yellow vests to negative emotions and reprehensible actions has been achieved through representations highlighting an “event-based violence” that masks the social. It then shows that this imagery is part of a “regime of representation” revealing a class ethnocentrism: the “symbolic visual violence” of which the yellow vests were the object is thus matched by an euphemisation or even a legitimisation of “state violence”, which emphasises the social hierarchy of the visually acceptable.
- De l'activisme citoyen à l'engagement armé - Coline Maestracci p. 159-176 Le présent article s'attache au passage à la violence armée des combattants volontaires ukrainiens de la guerre du Donbass. Il analyse la façon dont le contexte de la mobilisation de l'hiver 2013-2014 et la répression des autorités bouleversent les individus sur le plan intime, qu'ils aient directement ou non participé à la mobilisation, et rendent envisageable le passage à la violence armée. Outre l'analyse des parcours d'engagement, l'article revient sur la perception qu'ont les individus de celui-ci, plusieurs années après. Si l'engagement est le résultat de bouleversements intimes qui se sont opérés à l'hiver 2013-2014, on remarque que les individus font preuve d'une rationalisation ex post de leur parcours d'engagement en lui conférant une dimension collective et sacrificielle.This article focuses on the transition to armed violence by Ukrainian volunteer fighters in the Donbass war. The mobilization of winter 2013-2014 and the repression of the authorities upset the individuals at the intimate level, even when they did not directly took part in the mobilization. In this violent context, the passage to armed violence becomes conceivable. The article analyses the engagement trajectories but also the perception that individuals have of their engagement after a few years. The passage to armed violence has a strong individual and emotional dimension, however individuals tend to put forward the collective and sacrificial dimension in an ex post justification of their engagement.
- Représenter la radicalisation de l'action collective au Chili - Angelo Montoni Rios p. 177-193 Depuis le début des années 2000, l'ordre social néolibéral, imposé dans tous les aspects de la vie sociale chilienne, commence à être contesté. Le Chili se retrouve ainsi dans un processus de repolitisation de groupes longtemps exclus de la politique traditionnelle. Cette enquête parcourt différentes périodes de mobilisation en se focalisant notamment sur les formes de représentation que prend la radicalisation de l'action collective. Dans ce cadre, ce sont les pratiques artistiques qui seront analysées. Deux questions centrales guident cette enquête : comment l'art arrive-t-il et s'intègre-t-il dans les différentes formes d'action collective ? Et comment ces formes artistiques d'expression ont-elles évolué pendant ces trente dernières années ? Ce travail mobilise une méthodologie sociohistorique et une ethnographie visuelle. L'étude des matériels audiovisuels, des entretiens avec de jeunes manifestants et l'observation de différentes actions directes lors de ces mouvements, dans une activité immersive, complète notre cadre méthodologique.Since the early 2000s, the neoliberal social order, imposed in all aspects of Chilean social life, has begun to be disputed. Chile thus finds itself in a process of repoliticization concerning groups longtime excluded from traditional political process. This investigation covers different periods of mobilization and focus on the forms in which the radicalization of collective action is represented/performed. In this context, artistic practices will be analyzed as particular forms of radical action representation. This investigation deploys two central questions: how does art come about and become part of the different forms of collective action? Additionally, how have these artistic forms of expression evolved over the past 30 years? This work mobilizes a sociohistorical methodology and a visual ethnography. The study of audiovisual materials, interviews with young protesters and the observation of various direct actions during these movements, in an immersive activity, completes our methodological framework.
- Les Gilets jaunes au prisme d'objets culturels audiovisuels - Tristan Stohellou p. 195-214 En s'appuyant sur la théorie de la reconnaissance développée par Honneth (2013 ; 2008), nous questionnons les représentations du mouvement des Gilets Jaunes à partir d'objets culturels musicaux. Plus spécifiquement, il s'agit d'interroger la possibilité d'analyser un mouvement social à la lumière de la sphère de reconnaissance affective – ce qui ne va pas de soi dans le cadre de la théorie honnethienne – et, dans cette perspective, de questionner une éventuelle spécificité de l'expression d'une critique immanente, à travers la mise en mots ou en images d'une violence protéiforme. Cette dernière semble participer de l'expression d'une attente de reconnaissance affective implicite, dont la souffrance constitue un moteur, un indice. Expression publique d'un texte caché, cette violence peut ainsi être appréhendée comme un refus d'une abstraction des rapports sociaux, et, en regard, comme un appel à une politique prenant en compte les affects.Based on the theory of recognition developped by Honneth (2013; 2008), we investigate the representations of the yellow vests movement using musical cultural objects. More specifically, we question the possibility of analyzing a social movement from the sphere of love – which is not obvious in the framework of Honneth's theory – and, from this perspective, we question a possible specificity of the expression of an immanent critic through the putting into words or images of protean violence. This violence in its various forms seems to participate in the expression of an expectation of implicit emotional recognition, of which suffering constitutes a motor, an « indice ». A public expression of a hidden text, it can be apprehended as a refusal of an abstraction of social relations, and, oppositely, as a call for a policy taking into account the experienced affects.
Entretien
- Pour une histoire du sensible - Quentin Deluermoz, Hervé Mazurel p. 215-239
Témoignage
- Buffet à vif à Sarajevo - Pierre Meunier p. 241-247