Contenu du sommaire : Histoire et bande dessinée

Prolongeant les efforts généalogiques entrepris dès les années 1960 par les bédéphiles, l'histoire s'est imposée au cœur des savoirs sur la bande dessinée. Après plusieurs générations de travaux menés par des amateurs, la bande dessinée est devenue un objet historique académique. Cet article retrace l'émergence des approches historiennes, en pointant les apports et les limites de l'héritage bédéphilique. De la bande dessinée comme témoignage sur des imaginaires historiques aux écritures visuelles de l'histoire, cet article restitue courants et tendances qui ont structuré les recherches sur la BD. Il présente quelques-uns des fonds d'archives qui permettent d'écrire une histoire culturelle des narrations graphiques, de ses modes de production, de transmission et de réception.

L'histoire culturelle du champ de la bande dessinée suppose de prendre en compte les spécificités nationales relatives au contexte éditorial, aux traditions culturelles et aux représentations propres à chaque aire nationale : ainsi, au sein de l'aire anglophone, la Grande-Bretagne et les États-Unis se distinguent par leur propension à privilégier des genres, des thèmes et des formats qui font écho à leur contexte socioculturel propre. Cependant, la variété et la complexité des échanges entre ces différentes aires permettent de faire émerger une lecture transnationale du champ. À travers l'étude du phénomène de l'« invasion britannique », cet article montre comment de tels échanges structurent le développement de l'industrie états-unienne mainstream à la fin du xxe siècle.

Cet article revient en détail sur les différents faux départs de la bande dessinée québécoise (BDQ), qui existe dès le début du xxe siècle, mais ne se conceptualise en tant que telle que dès la fin des années 1960. À partir de cette période, plusieurs mouvements, expérimentations et revues naissent dans la province en affirmant une BDQ (ou « kébécoise ») autonome de ses influences états-uniennes et franco-belges. Ce discours, porté par les auteurs et repris à bas bruit par les médias généralistes, accompagne de multiples créations qui apparaissent comme autant de naissances affichées, semblant ignorer ce qui a pu exister quelques années auparavant. Une situation qui crée un effet contradictoire, entre bouillonnement créatif reconnu et échecs commerciaux quasi constants. L'évolution de la BDQ s'inscrit dans un contexte général d'affirmation identitaire au Québec, particulièrement présent dans les années 1970. Il va permettre une certaine visibilité de la BDQ sur plusieurs années, avec notamment la parution du premier ouvrage dédié à ce sujet en 1975. L'étude approfondie d'un corpus de textes critiques et discours médiatiques de la période montre cependant que la BDQ ne s'affirme pas d'emblée et connaît son lot d'annonces, d'échec et de retours. Il faudra finalement dépasser un discours strictement identitaire pour que l'écosystème créé à ce moment débouche sur un premier succès structurant pour la profession, avec la revue Croc lancée en 1979, après de multiples annonces de (re)naissance.

Quand a été publiée en France la première bande dessinée à bulles ? Comment l'usage de la bulle s'est-il imposé auprès du public, des auteurs et des éditeurs ? Si des réponses factuelles à ces questions ont déjà été élaborées, permettant d'identifier la première moitié du xxe siècle comme la période charnière, les implications historiques du phénomène restent encore à analyser. Nous proposons dans cet article une analyse statistique des bandes dessinées à bulles parues en France entre 1904 et 1940. À l'aide d'une base de données systématique, il est possible de préciser la périodisation du phénomène. Notre interprétation envisage ainsi la généralisation de la bulle face au texte sous l'image sur le temps long de plusieurs décennies, en croisant des critères culturel, géopolitique et économique. Il pose des bases pour poursuivre l'étude d'une des mutations les plus marquantes de la culture visuelle française de la première moitié du xxe siècle : l'irruption de la parole dans l'image dessinée.

Cet article s'attache à comprendre comment, après la Seconde Guerre mondiale, la bande dessinée franco-belge contribue à une forme d'éducation populaire en transmettant la culture scolaire. Ceci est particulièrement visible dans la multiplication des récits historiques au sein des illustrés pour la jeunesse. Loin d'être des récits purement didactiques, ces histoires illustrées vont jusqu'à détourner avec humour la culture commune, et construisent ainsi un nouveau rapport collectif au savoir.

Annapurna 1950 en bandes dessinées est une narration graphique d'une recherche scientifique également publiée au sein de la revue Modern & Contemporary France dans une version bien différente, au format universitaire classique. Un dessinateur et deux historiens du sport ont collaboré afin de donner naissance à l'adaptation d'un article scientifique en bande dessinée. Les pages dessinées qui suivent sont le résultat de ce travail commun dont ils décrivent par la suite les diverses étapes. Cette expérience a été aussi l'occasion de pousser plus avant leurs réflexions sur ce processus d'écriture universitaire en bande dessinée qui, bien que marginal, ne cesse de poser question auprès d'universitaires et de dessinateurs de plus en plus nombreux. Ce travail a donné lieu à une exposition au musée d'Aquitaine à l'occasion du Congrès Européen des Historiens du Sport (CESH) organisé à Bordeaux en 2018.

Dans les années 1970, de nombreuses bibliothèques désherbent leurs journaux au profit de microfilms : le collectionneur Bill Blackbeard fonde sa collection sur ces opérations de récupération et ouvre une institution publique dédiée aux bandes dessinées de journaux. Ces archives servent à de nombreuses rééditions et recirculations, partage d'une mémoire culturelle pour une forme médiatique particulièrement éphémère. En se penchant à la fois sur la constitution et la circulation de ces archives, cet article étudie les phénomènes de résurgence mémorielle dans la bande dessinée américaine, saisis à travers différentes générations et par des acteurs variés, traçant les contours matériels d'une histoire vernaculaire de la bande dessinée.

Cédées aux Archives de l'État belge à Tournai en 2008, les archives de l'entreprise d'édition et d'imprimerie Casterman conservent de nombreuses traces (correspondance, catalogues, statistiques de ventes, etc.) relatives à la production d'un acteur majeur de la bande dessinée francophone. Si l'absence d'inventaire rend plus difficile le travail de l'historien, l'investigation de ces archives offre une fenêtre pour comprendre les mutations du marché de la bande dessinée. En effet, les archives Casterman mettent en évidence le rôle de l'éditeur dans la construction et le succès des Aventures de Tintin d'Hergé. Ces archives éclairent également les motifs du virage de Casterman vers la bande dessinée pour adultes avec le lancement d'(À Suivre) en 1978 et donnent à voir le modèle économique de la revue.

Cet article revient sur la construction de l'histoire de l'éditeur de bande dessinée alternative L'Association par ses auteurs et, plus généralement, sur la fabrique de son discours. Il s'interroge sur comment un historien peut et doit se positionner lorsqu'il entreprend à son tour d'écrire cette histoire sans être prisonnier des strates de son discours. Ce faisant, il revient sur la méthodologie employée (analyse qualitative et quantitative des œuvres, du discours, du paratexte et, en particulier, recours à l'histoire orale) et montre en quoi celle-ci s'avère efficace pour se détacher de l'image publique de l'éditeur.

Alain Saint-Ogan (1895-1974) est considéré comme l'un des pères fondateurs de la bande dessinée française, ayant contribué à la propagation de la bulle dans la bande dessinée en France et influencé Hergé, qu'il rencontra en 1931. Son œuvre a été patrimonialisée de diverses manières : par la nomination de Saint-Ogan comme président du premier Salon international de la bande dessinée d'Angoulême en 1974, par la réédition chez Futuropolis (1986-1992) et chez Glénat (1995-2001) de Zig et Puce (1925-1959), sa série phare, et par le choix de son personnage Alfred comme emblème d'une série de conférences au Collège de France en l'honneur de l'année de la bande dessinée, en 2020. Cependant, son œuvre est profondément structurée par l'antisémitisme et le racisme colonial. La patrimonialisation institutionnelle a complètement ignoré ces deux composantes de son œuvre, tandis que les études universitaires et spécialistes les ont minorées ou écartées, sauf exception. Cet essai relève les traces de ces deux aspects de la production de Saint-Ogan, et plaide pour une patrimonialisation et des recherches scientifiques plus inclusives et critiques qui les prendraient en compte de manière sérieuse et soutenue.

Dans son article fondateur « Pourquoi n'y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? » paru dans ARTnews en 1971, l'historienne de l'art Linda Nochlin note que « [l]e choix offert aux femmes se pose semble-t-il toujours entre le mariage et une carrière – entre la solitude qui est la rançon du succès ou la sexualité et une compagnie qui récompensent le renoncement de la carrière ». Partant de ce dilemme entre création et procréation, vie privée et vie publique, convention sociale et désir d'émancipation avec lesquels les femmes artistes doivent constamment négocier, cet article analyse les discours et représentations du célibat des créatrices autour de 1900. Représentant à cette époque un groupe suffisamment visible et important pour menacer l'ordre établi des genres, les femmes artistes font communément les frais, dans les discours et les représentations (scientifiques, populaires, littéraires), de propos assimilant leur choix de vie – lorsqu'il ne répond pas à l'idéal conjugal et reproductif – à une forme de non-convenance, de malaise affectif ou encore de déviance pathologique. Cependant, face à cette stigmatisation dominante, nous verrons que les représentations évoluent lentement mais surement. Elles trouvent notamment un point d'aboutissement chez les femmes elles-mêmes qui réussissent à récuser le discours dominant en assumant pleinement leurs choix dans l'espace public.

Depuis 1945, les bibliothèques municipales occupent une place non négligeable sur la scène éditoriale, en produisant des livres destinés à valoriser leurs collections. Ces publications constituent une porte d'entrée intéressante pour étudier la manière dont la médiation ne se contente pas de manifester le patrimoine ; elle contribue aussi fortement à le créer de toutes pièces. Trois périodes apparaissent. Entre 1945 et 1970 environ, les bibliothèques s'en tiennent aux délimitations traditionnelles du patrimoine, en mettant l'accent sur les manuscrits, les incunables, les estampes, les reliures précieuses par exemple. Dans les années 1970 et 1980, la littérature contemporaine, nationale ou régionale est au cœur des explorations des bibliothèques, qui participent ainsi à la canonisation des auteurs et des œuvres. Depuis 1990, contraintes de se renouveler, elles s'engagent dans la patrimonialisation d'objets inédits, sans grand rapport avec le monde du livre.