Contenu du sommaire : Ego et Narcisse

S'appuyant sur des corpus épistolaires classiques, cet article suggère que la lettre interpersonnelle offre une occasion singulière de comparer, dans le long terme historique, le « parler de soi », dans un texte où les individus ont à la fois construit et éprouvé très tôt la complexité d'une représentation de l'individu, échappant parfois à son auteur. Quête de gloire politique, présente et future, du citoyen romain Cicéron ; érémitisme mis en public de Saint-Jérôme ; inquiétude d'un Pétrarque multilingue se réinventant à travers la réappropriation de thèmes antiques ; performance maternelle de Madame de Sévigné ; intime épistolaire de Flaubert permettant de confesser un désir de gloire à peine avouable : diverses formes de soucis du moi s'expriment très tôt, et conduisent à reconsidérer l'idée d'une différence essentielle entre notre âge « narcissique » contemporain, et ceux qui l'ont précédé.

Jusqu'à la fin du xviiie siècle, le moi est pensé comme unitaire et fondé sur la conscience du sujet et si des clivages existent, ils sont en Occident attribués à la folie ou à la possession diabolique. Quand en 1784 apparaît une nouvelle forme de fragmentation produite par le somnambulisme magnétique qui en 1843 prend le nom d'hypnose. L'individu garde la conscience de lui-même dans les différents états que prend son moi et un long processus d'investigation des médecins et des philosophes débute alors pour comprendre ce qui se passe. L'article en décrit les formes et les analyse.

Dans les critiques sociales et culturelles des quarante dernières années, l'affirmation selon lesquelles les cultures axées sur le consommateur et saturées de médias ont donné lieu à un « nouveau narcissisme » a été maintes fois reprise. Au sein des cultural studies, ont récemment proliféré des analyses de la montée du narcissisme dans le contexte de la culture de consommation, de la culture des célébrités et de la croissance des nouveaux médias. Revenant aux textes les plus influents dans les années 1970, qui ont émergé dans la critique sociale et les médias populaires, cet article interroge l'affirmation selon laquelle le narcissisme est la pathologie de notre temps. En se concentrant sur la politique sexuelle et raciale du narcissisme, il montre comment le narcissisme a acquis son sens et sa force en tant que terme critique à travers son attribution stigmatisante à des groupes sexuels et sociaux spécifiques. L'histoire culturelle et politique controversée du narcissisme doit être prise en compte dans les théories contemporaines du « narcissisme culturel » et du « narcissisme médiatique ».

Cet article étudie l'évolution de l'expression de soi dans les émissions radiophoniques de confidences nocturnes en France, depuis les premières émissions de dialogues téléphoniques de nuit dans les années 1970 (avec la création de la Ligne Ouverte de Gonzague Saint-Bris sur Europe n° 1 en 1975), jusqu'aux programmes de libre-antenne pour adolescents apparus dans les années 1990, en passant par ceux, sans filtre, des radios pirates et radios libres de la fin des années 1970 et du début des années 1980.

Utilisant tour à tour les ressources de l'acteur et du médiateur, le metteur en scène Avi Mograbi a bâti au fil de son œuvre une réflexion articulant sa propre expérience d'engagement aux non-dits et aux violences cachées de l'identité israélienne. Théâtre narcissique burlesque et politique, son cinéma, qui brouille les frontières de l'auctorialité et de la démarche documentaire, se construit autour d'un travail sur la notion de point de vue et sur la présence du « je » à l'écran dans une dimension éthique. Cette réflexion sur la première personne est la condition de l'interrogation sur le sens du « nous » israélien, et de l'apparition du spectateur comme témoin, protagoniste, et alter ego.

Au cours des dernières années, le selfie est devenu une pratique culturelle quotidienne et un genre photographique d'une popularité extraordinaire – accompagné, peut-être inévitablement, par des controverses et une certaine hostilité du public. Dans le même temps, le selfie est devenu un nouvel objet d'intérêt scientifique. Et pourtant, peu de travaux ont théorisé l'esthétique du selfie. Cet article cherche à combler cette lacune. Reconfigurant trois concepts de la théorie de la photographie traditionnelle – l'indexicalité, la composition et le reflet – l'article soutient que le selfie est une image gestuelle qui transforme la représentation figurative quotidienne en un instrument de sociabilité médiatisée et incarnée. Les selfies intègrent ostensiblement les images fixes dans un circuit techno-culturel d'énergie sociale corporelle : ce circuit relie les corps des utilisateurs et leur mobilité macro-spatiale, à travers des lieux réels, et les mouvements micro-corporels des mains et des yeux qu'ils utilisent pour activer des interfaces numériques.

L'analyse d'entretiens avec des rappeurs amateurs concernant leurs auto-présentations dans les œuvres montre l'influence de la médiatisation du rap sur l'expression de soi dans les morceaux. Les rappeurs amateurs doivent composer entre l'exigence esthétique de cohérence avec l'univers associé au genre et l'exigence éthique de transparence à soi que celui-ci revendique. Le rap rejoue les rapports sociaux de genre, classe et racialisation sur les modes de l'authenticité, du stéréotype et de l'expressivité.

Pour saisir la manière dont les enseignants s'exposent sur le web, nous observons trois objets aux spécificités sémio-discursives variées. Le documentaire radiophonique Journal d'une jeune prof met en voix la vie des enseignants et des élèves d'un collège difficile. Le blog Je veux être maîtresse : journal d'une jeune prof passionnée trace le parcours professionnel d'une enseignante. Le vlog Entrez dans ma classe illustre la relation que l'enseignante entretient avec l'espace matériel de la classe.

La stupeur et l'effroi dans lequel les médias ont plongé leurs publics lors des attentats du 13 novembre ont parfois aboli les distances géographiques ou symboliques en faisant émerger une nation entière de « témoins par procuration médiatique ». À partir d'un extrait du corpus de témoignages du Programme 13-Novembre, nous proposons d'étudier quelques pistes pour montrer comment le suivi médiatique de ces attentats a forgé une représentation intériorisée et égocentrée d'un événement traumatique national.

Souvent éphémères, les pages personnelles, les blogs et aujourd'hui les écritures de soi et intimes sur les réseaux socio-numériques, jusqu'aux journaux de confinement nés lors de la crise COVID, sont toutefois partiellement préservés dans les archives du Web. En explorant leur conservation, notamment au sein de la Bibliothèque nationale de France, et les limites et défis que posent ces sources nativement numériques, il s'agit de saisir les enjeux de préservation de ces contenus personnels, intimes, littéraires, vernaculaires, multimédias, mais aussi les possibilités de recherche qu'ils offrent pour l'histoire du numérique et de ses cultures.

Sur la base du film documentaire « John and Jane » d'A. Ahluwalia en 2005, et se référant à la différenciation de la personne, du corps et de la conscience décrite par Niklas Luhmann, cet article analyse la double vie d'employés de centres d'appels en Inde, des représentants de la classe moyenne qui n'ont jamais voyagé à l'étranger. Pourtant, la nuit, ils deviennent pour leur besoin de leurs clients des pseudo-Américains. Ceci affecte leur identité, notamment la relation à la langue, à la culture et jusqu'au corps américain que ces employés revendiquent et s'approprient, à des degrés divers.

Autant la rumeur n'a pas toujours existé en tant que concept scientifique, autant le contrôle de la rumeur est une invention du xxe siècle. Le 1er mars 1942, une rubrique naît dans un quotidien des États-Unis, le Boston Herald, avec un nom programmatique : la « Clinique des rumeurs », conçue pour éradiquer le mal nouveau représenté par la diffusion des rumeurs de guerre. On pourrait croire qu'il s'agit d'une rubrique journalistique comme une autre, mais on découvre vite qu'elle est sous le patronage d'une organisation para-étatique et d'un comité de notables, et qu'elle a des caractéristiques singulières : un style mi-sérieux mi-populaire, un choix de sujets souvent anecdotiques, une révérence au « fait » et à la « source ». Sans le savoir, la Clinique des rumeurs pave la voie à l'émergence des rubriques et sites de fact-checking plusieurs décennies plus tard.