Contenu du sommaire : Lawfare : le droit en procès

Revue Raisons Politiques Mir@bel
Numéro no 85, février 2022
Titre du numéro Lawfare : le droit en procès
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  • Éditorial

  • Dossier

    • Du droit contre la guerre à la guerre contre le droit : le lawfare, entre négation et critique du droit international - Julien Ancelin p. 17-38 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
      Le lawfare peut être envisagé comme un élément de discours sur le droit international. Alors que ce dernier a été développé au service de la paix dans le consensus de 1945, le lawfare tend à en faire un moyen de la conflictualité. Considérer l'instrument juridique comme un élément de l'équation politique internationale au même titre que d'autres intérêts (économiques, sociaux, culturels ou philosophiques) peut ne pas sembler très novateur. En effet, lorsqu'un acteur étatique poursuit une stratégie de lawfare, cette dernière peut apparaître comme l'illustration d'une forme de politique juridique extérieure. Toutefois l'utilisation de cet outil théorique contemporain façonné outre-Atlantique n'est pas neutre et ses effets apparaissent imprévisibles. Si pratiquer le lawfare pour un État permet d'habiller la critique d'une règle qui été prétendument dévoyée par un adversaire et de tenter de se défaire de son application, cette stratégie n'est pas sans risques pour la société de droit créée depuis la fin de Seconde Guerre mondiale. Le lawfare entretient un discours négateur de la norme, qui en affaiblit le contenu et qui réduit, avec plus ou moins de gravité, la sécurité juridique opérant dans l'intérêt de tous les acteurs de la société internationale.
      Lawfare can be seen as an element of discourse on international law. Whereas international law was developed in the service of peace in the 1945 consensus, lawfare tends to make it a means of conflictuality. Considering the legal instrument as an element of the international political equation in the same way as other interests (economic, social, cultural or philosophical) may not seem very innovative. Indeed, when a state actor pursues a lawfare strategy, the latter may appear as an illustration of a form of foreign legal policy. However, the use of this contemporary theoretical tool shaped across the Atlantic is not neutral and its effects appear unpredictable. If practicing lawfare for a State allows it to dress up the criticism of a rule that has allegedly been misused by an adversary and to try to get rid of its application, this strategy is not without consequences for the legal society created since the end of the Second World War. Lawfare maintains a discourse that negates the norm, that weakens its content and that reduces, with varying degrees of severity, the legal security that operates in the interests of all the actors of international society.
    • Lawfare : critique d'un concept défaillant - Adrien Schu p. 39-52 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
      Le terme de lawfare, l'un des concepts à la mode issus de la littérature sur les transformations de la guerre, a été développé pour rendre compte de différentes formes d'exploitation du droit par des acteurs, étatiques ou non, dans le cadre de conflits, armés ou non. Il relève d'un exercice de formation conceptuelle par lequel un label est apposé sur un phénomène social nouvellement identifié. Partant du principe qu'il convient de prendre au sérieux la formation des concepts et les concepts eux-mêmes, cette contribution entend souligner les nombreuses lacunes dont souffre le concept de lawfare, ainsi que le manque flagrant de rigueur qui a accompagné son élaboration. Nous montrerons que le concept de lawfare souffre notamment d'un grave problème en termes de différenciation, alors que ses promoteurs n'expliquent pas en quoi la pratique du droit qu'ils se proposent de rendre sous ce label se distingue de la pratique usuelle du droit.
      The term of lawfare, one of the concepts currently in vogue drawn from the literature on the transformations of war, was initially developed to describe several forms of exploitation of the law by states and non-state actors within armed and non-armed conflicts. It came through a process known as concept formation, through which a label is appended to a newly identified social phenomenon. Based on the premise that concept formation and concepts themselves need to be taken seriously, this article intends to point out the numerous shortcomings of this concept, as well as the staggering lack of rigor behind its elaboration. This paper attempts to show that the concept of lawfare suffers in particular from a serious problem of differentiation, as its proponents do not explain how the practice of the law they are prone to call lawfare differs from the common practice of the law.
    • Pour une approche descriptive du lawfare dans le conflitisraélo-palestinien - Amélie Ferey p. 53-71 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
      Quelle est la valeur analytique du lawfare ? Peut-il fournir un cadre scientifique pour analyser un conflit ? Sa politisation croissante laisse suspicieux sur sa capacité à remplir une telle ambition. Entendu normativement comme l'utilisation illégitime du droit, le lawfare fait face à trois faiblesses analytiques, pointant sa non-spécificité, sa partialité, et la fragilité de l'évaluation de l'intention. (I) Entendu de manière descriptive comme l'utilisation stratégique du droit, le lawfare a une valeur heuristique en ce qu'il permet de mettre en lumière des aménagements institutionnels visant à la pérennisation ou à la contestation d'un rapport de force. Son application au conflit israélo-palestinien fournit un cadre d'analyse sur les stratégies juridiques en présence. Alors que les dirigeants israéliens ont exclusivement utilisé le terme de manière péjorative pour délégitimer les stratégies palestiniennes une définition neutre du lawfare révèle la présence d'une stratégie juridique israélienne efficace. (II) Nous concluons en montrant qu'en dépit des faiblesses épistémologiques du concept, le lawfare met l'accent sur la diversité des manières dont le droit peut être utilisé dans des conflits armés.
      What is the analytical value of lawfare, if any? Does it provide a relevant scientific framework to analyse armed conflicts? Its growing politicisation raises doubts on its ability to fulfill such an ambition. Normatively understood as an illegitimate use of law, lawfare faces three analytical weaknesses, pointing out its non-specificity, its bias, and the difficulty of assessing intention. (I) Descriptively understood as a strategic use of law, lawfare has heuristic value in that it highlights institutional arrangements aimed at perpetuating or challenging a balance of power. Its application to the Israeli-Palestinian conflict provides a framework for identifying legal strategies at play. While Israeli leaders have exclusively used the term pejoratively to delegitimise Palestinian use of law, a neutral definition of lawfare reveals the presence of an effective Israeli legal strategy. (II) To conclude, despite its liabilities, lawfare as a concept emphasises the diversity of ways in which the law can be used in armed conflicts.
    • De la lutte écologique au lawfare climatique ? : Les usages contestataires des normes environnementales contre le secteur de la défense aux États-Unis - Adrien Estève p. 73-87 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
      Alors que le concept de lawfare fait l'objet de plusieurs critiques dans la littérature juridique et politique, cet article s'intéresse au développement récent du terme de « lawfare environnemental ou climatique » pour désigner les usages stratégiques des normes environnementales et climatiques, qui viseraient à imposer une transformation écologique aux gouvernements. En prenant le cas du secteur de la défense aux États-Unis, il montre que ce terme est utilisé par certains auteurs dans le but de discréditer les campagnes juridiques lancées par des associations écologistes et des organisations non-gouvernementales (ONG) pour faire respecter le droit de l'environnement au niveau national comme international. Afin de remettre en cause cette affirmation, cette contribution propose de considérer ce lawfare environnemental ou climatique comme le prolongement d'actions en justice intentées depuis les années 1970, et qui pourraient être qualifiées d'usages protestataires plutôt que stratégiques du droit.
      While the concept of lawfare is currently being criticised within both the political and legal literature, this article investigates the recent emergence of the concept of “environmental” or climatic lawfare to designate the strategic uses of environmental norms to impose an ecological transformation of certain actors. By focusing on the defense sector in the United States, it demonstrates how this concept is being used by some authors to discredit the legal campaigns launched by NGOs and ecologist associations to enforce environmental laws at both national and international level. In order to reject this claim, this contribution offers to consider environmental or climatic lawfare as the continuation of previous legal actions filed by victims and jurists since the 1970s, which could be defined as protesting rather than strategic uses of environmental norms.
    • Falü zhan : la « guerre du droit », une version chinoise du lawfare ? - Carine Monteiro Da Silva p. 89-99 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
      Pour nuancer les comparaisons entre le néologisme lawfare, popularisé par le militaire américain Charles J. Dunlap Jr., et la « guerre du droit » ( ), concept introduit en Chine en 2003, cet article puise dans la littérature sinophone pour souligner les distinctions qu'il faut faire entre ces deux notions. Contrairement au lawfare, la guerre du droit est un élément de doctrine, adopté avec la révision du Règlement sur le travail politique de l'Armée populaire de libération. Il s'inscrit dans un cadre stratégique qui lui donne du sens, celui des « Trois guerres » avec les « guerre de l'opinion publique » et « guerre psychologique », et plus largement s'entend comme une méthode de « guerre politique », héritage des pensées révolutionnaires d'origine marxiste.
      To offer a more nuanced comparison of the neologism “lawfare”, popularised by the American military officer Charles J. Dunlap Jr., and Chinese “legal warfare” ( ), concept introduced in 2003, this article draws from Chinese literature to highlight the distinctions that should be made between the two notions. Unlike lawfare, Chinese legal warfare is a doctrinal element adopted with the revision of the People's Liberation Army Political Work Regulations. It should be understood as part of a larger strategic framework that provides meaning to it: it is a component of the “Three warfares”, which also include “public opinion warfare” and “psychological warfare”, and a method of “political warfare”, which is inherited of Marxist-influenced revolutionary thoughts.
    • Le droit comme outil diplomatique : le cas de l'offensive américaine contre Huawei - Mark Corcoral p. 101-116 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
      Depuis 2018, les États-Unis mènent une vaste initiative diplomatique visant à convaincre leurs partenaires et alliés d'exclure les équipements Huawei de leurs réseaux de télécommunications. Parallèlement, cette entreprise chinoise fait l'objet de poursuites pénales – dont l'une a conduit à l'arrestation de sa directrice financière – et de sanctions économiques – qui prennent pour cible ses chaînes d'approvisionnement. Examinant ce volet juridique de l'offensive américaine contre Huawei, l'objectif de cet article est de montrer comment les États-Unis utilisent leur droit à des fins de politique étrangère. Pour cela, nous procéderons en deux temps. D'abord, nous montrerons que l'engagement de poursuites pénales permet au gouvernement américain de tirer parti de l'aura symbolique du droit, dans le but de mettre en cause l'intégrité morale de la direction de Huawei. Ensuite, nous montrerons que le recours aux sanctions lui permet de tirer parti de la malléabilité du droit, afin de susciter des interrogations quant à la capacité du groupe à répondre à la demande de ses clients. Par conséquent, le droit est avant tout mobilisé pour provoquer de la méfiance envers Huawei. C'est donc moins le comportement de l'entreprise que les États-Unis cherchent ainsi à changer que celui de leurs partenaires et alliés. Instrument d'influence plus que de puissance, le droit apparaît alors davantage comme un outil diplomatique qu'une arme de guerre conventionnelle (lawfare) ou économique (economic lawfare) dans la politique étrangère américaine.
      Since 2018, the United States have been leading a broad diplomatic effort to convince their partners and allies to ban Huawei equipment from their telecommunications networks. At the same time, the Chinese company has been subject to criminal prosecutions—one of which led to the arrest of its CFO—and economic sanctions targeting its supply chains. In examining this legal track of the US campaign against Huawei, the aim of this article is to show how the American government used US law for foreign policy purposes. It will consist of two parts. First, it will argue that bringing criminal charges allowed the US government to take advantage of the symbolic aura of the law, in order to challenge the moral integrity of Huawei's senior management. Secondly, it will show that the use of sanctions allowed the US government to take advantage of the malleability of the law, in order to raise questions about the company's ability to satisfy its customers' needs. To that effect, the law was used first and foremost to undermine confidence and trust in Huawei. It is therefore less the company's behavior that the United States government was seeking to change than that of its partners and allies. Hence the law was used more as a diplomatic tool than a weapon of military or economic “lawfare”.
    • Entretien croisé : discussion sur le lawfare - Sébastien Laurent, Sharon Weill p. 117-125 accès réservé
  • Varia

    • Les nouvelles défenses de la propriété privée et leurs limites : libertarisme et droit naturel après Nozick - Éric Fabri p. 127-151 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
      La propriété privée est-elle un droit naturel ? Cette thèse défendue entre autres par les libertariens de droite dans le dernier quart du 20e siècle a connu un récent regain d'intérêt. Au cours des années 2010, Eric Mack, Billy Christmas et Bas van der Vossen ont cherché à restaurer la crédibilité de la théorie des habilitations de Robert Nozick en répondant à ses critiques. Ce-faisant, ils ont développé de nouveaux arguments pour conférer à la propriété privée un statut de droit naturel capable de justifier les inégalités économiques et de limiter les interférences redistributives de l'État. Après avoir clarifié la manière dont la théorie des habilitations de Robert Nozick mobilise la normativité supérieure associée à la théorie des droits naturels pour défendre l'État minimal, cet article examine trois des principales objections qui ont été adressées à cette théorie, ainsi surtout que les réponses à ces objections développées depuis 2010 respectivement par Eric Mack, Billy Christmas et Bas van der Vossen. Il conclut qu'aucun de ces nouveaux arguments ne réussit à sauvegarder le statut de droit naturel de la propriété privée.
      Following Robert Nozick, right-libertarians have argued that private property is a natural right. This controversial thesis was amply debated during the last quarter of the 20th century. It is again at the centre of the property debate since, in the 2010s, Eric Mack, Billy Christmas and Bas van der Vossen attempted to restore Robert Nozick's entitlement theory by responding to its main critics. In doing so, they have developed new arguments to argue that private property is a natural right strong enough to justify economic inequalities and limit the redistributive interference of the state. After clarifying how the entitlement relies on the superior normativity associated with natural rights, this article examines three of the main objections to Nozick's theory. Most importantly, it then discusses the new natural right arguments Mack, Christmas and Van der Vossen have built to answer these objections. The article concludes that none of these new arguments succeeds to demonstrate that private property is a natural right.