Contenu du sommaire : Nommer les lieux : perspectives croisées sur le toponyme

Revue A contrario Mir@bel
Numéro no 33, 2022/1
Titre du numéro Nommer les lieux : perspectives croisées sur le toponyme
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  • Éditorial

  • Articles

    • De l'étiquette vide à la création de mondes : le toponyme chez Tolkien - Marine Verriest, Jean-Louis Vaxelaire p. 11-25 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      D'un point de vue épistémologique, les visions théoriques du toponyme qu'ont la linguistique et l'analyse littéraire tendent à s'opposer. Les linguistes, qui sont sous l'influence des thèses logiciennes depuis le début du xxe siècle, affirment généralement que les noms propres sont des étiquettes vides, alors que le poids sémantique de ces mêmes noms est un sujet bien plus ouvert à la discussion dans le domaine littéraire. Il existe toutefois la tentation de se rapprocher de l'approche linguistico-logique dominante chez Pavel (1979) ou Corblin (1983) en intégrant la notion de désignateur rigide dans l'analyse des œuvres littéraires. Cette importation cause sans doute plus de problèmes qu'elle n'en résout. Les toponymes de l'œuvre de Tolkien permettront d'en donner la preuve : par leur caractère construit, ils soutiennent et éclairent l'architecture mythologique et historique de la Terre du Milieu.
      The theoretical view of the toponym held by linguistics and literary research tends to be epistemologically opposed. Linguists, who have been under the influence of logicist theses since the beginning of the 20th century, generally assert that proper names are empty labels, whereas the semantic weight of these same names is much more debated in the literary field. Yet there is a temptation to move closer to the linguistic-logical approach by incorporating the notion of a rigid designator. We will illustrate the problems posed by this approach with the toponyms of Tolkien's work, which are not limited to referencing: in Tolkien's work, they have a dimension which we could describe as diachronic because they are places of memory. By their transparent nature, they support the mythological and historical architecture of Middle-earth and play a role in the diegesis.
    • Double nature du nom propre de lieu et concept individuel - Nicolas Laurent p. 27-47 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Le nom propre de lieu est à la fois une propriété (il est porté par la rue, la ville, le pays…), un désignateur, et ce qui permet une pensée virtuellement sans fin au sujet de son référent. Lieu nommé, lieu désigné, lieu indéfiniment conceptualisé : c'est à la chronologie du toponyme qu'est consacrée notre contribution. Nous rappelons d'abord dans quelle mesure l'hypothèse d'une « double nature » (Gary-Prieur) du nom propre permet d'éclairer certaines particularités du nom propre de lieu. Nous revenons ensuite sur certains emplois modifiés du nom propre de lieu, en particulier de l'odonyme du type « avenue, rue, place… + nom propre », avant de développer l'analyse du traitement sémantique réservé à « (la) rue Erlanger » dans la Vie de Gérard Fulmard de Jean Echenoz (Paris, Minuit, 2020). Cette rue est un « monde », une construction textuelle invitant à considérer le nom propre de lieu, non comme ce qui permet d'identifier et de distinguer, mais comme ce qui fait exister dans l'espace et dans le temps, et qui, au-delà des usages réflexifs parodiques qui sont ceux d'Echenoz, somme ce qu'on peut voir en lui : le signe d'un concept individuel.
      The proper name of place is both a property (it is carried by the street, the city, the country…), a designator, and what allows a virtually endless thought about its referent. Named place, designated place, indefinitely conceptualized place: our contribution is devoted to the chronology of the toponym. We first recall to what extent the hypothesis of a “dual nature” (Gary-Prieur) of the proper name sheds light on certain particularities of the proper name of place. We then come back to certain modified uses of the proper name of place, in particular of the odonym of the type “avenue, rue, place… + proper name”, before developing the analysis of the semantic treatment reserved for “(la) rue Erlanger” in the Vie de Gérard Fulmard by Jean Echenoz (Paris, Minuit, 2020). This street is a “world”, a textual construction inviting us to consider the proper name of place, not as what makes it possible to identify and distinguish, but as what makes it exist in space and time, and which, beyond the parodic reflexive uses that are those of Echenoz, sum what we can see in him: the sign of an individual concept.
    • Lieux de vie et de séjour portant nom d'écrivain. La toponymie entre hommage patrimonial et levier touristique (xixe-xxie siècles) - Marie-Clémence Régnier p. 49-68 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      L'article porte sur les anthroponymes portant noms d'auteurs. Une tendance sera en particulier interrogée, qui paraît caractéristique de la période contemporaine : la mise en récit des toponymes dans une logique de branding patrimonial et touristique utilisant le « nom d'auteur ». Deux cas d'étude exploratoires seront successivement considérés : celui de Veules-les-Roses et celui de Cabourg, en Normandie, région qui revendique haut son identité littéraire, respectivement autour de Victor Hugo et de Marcel Proust.
      The paper deals with anthroponyms derived from names of authors. It particularly analyses one specific trend which, nowadays, consists in writing narratives about these toponyms according to a logic based on branding touristic places of cultural heritage. Two situations will be investigated: the example of Veules-les-Roses and the one of Cabourg, two Norman sea resorts which respectively promote themselves through Victor Hugo on the one hand, on Marcel Proust on the other, in a region that claims its literary identity.
    • Du toponyme au cryptoponyme : la ville de R… dans Aurélien d'Aragon - Aurélien d'Avout p. 69-78 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Aurélien d'Aragon (1944) se distingue par un phénomène toponymique relativement rare. Alors que l'ensemble des noms de lieux du roman relèvent d'une géographie réaliste et sont situables sur l'atlas, il en est un qui se dérobe au lecteur : R…, dont l'importance est stratégique puisqu'il s'agit de la ville d'origine de Bérénice et du théâtre des retrouvailles des deux amants. Piquant la curiosité, la réduction du toponyme à l'initiale provoque une paradoxale extension de ses possibles sémantiques et référentiels. Le présent article tire profit du potentiel herméneutique du nom pour interpréter la « volonté de roman » de l'auteur, la psychologie des personnages ainsi que les différents effets de lecture suscités par ce cryptoponyme.
      Aragon's novel Aurélien (1944) is characterised by a relatively rare toponymic phenomenon. While all the names of places are consistent with realistic geography and can be found on an atlas, R… eludes the reader. Its importance is strategic since it is the town of origin of Berenice and the scene of the two lovers' reunion. Piquing the reader's curiosity, the reduction of the toponym to an initial letter provokes a paradoxical extension of its semantic and referential possibilities. This paper makes use of the hermeneutic potential of the name R… to interpret Aragon's “will to novel”, the psychology of the characters as well as the different reading effects that this cryptoponym generates.
    • Se perdre en « Forests » : Le Berger extravagant de Sorel - Adrien Mangili p. 79-93 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      L'Anti roman de Charles Sorel met en scène la mystification comique du berger extravagant Lysis par certains de ses amis. Ces derniers lui font croire qu'ils l'ont emmené dans le Forests, région française qui est aussi le décor de l'Astrée d'Honoré d'Urfé, alors qu'ils sont en Brie. La plaisanterie repose sur un jeu de substitution des toponymes. Cette étude souhaite montrer que la folie de Lysis, son extravagance, consiste aussi en une forme de désorientation relevant d'une conception trop abstraite de la carte, dont la responsabilité revient avant tout à l'écriture romanesque, laquelle ne cesse de produire, pour Sorel, des lieux communs. La dénonciation épistémologique est inséparable de la critique esthétique : contre la désorientation, il faut une langue et une topographie du particulier.
      Charles Sorel's Anti-roman depicts the comic mystification of Lysis, the “berger extravagant”, by some of his friends. The latter make him believe that they have taken him to the Forests, a French region that is also the setting of the very famous Honoré d'Urfé's Astrée, whereas they are in Brie. The prank is built on the substitution of toponyms. This study wishes to show that the madness of Lysis, his extravagance, also consists in a form of disorientation coming from an overly abstract conception of the map, for which the responsibility lies above all with the novelistic writing, full of common places. The epistemological denunciation is inseparable from the aesthetic criticism: against disorientation, a language and a topography of the particular are needed.
    • Sur les lieux de l'utopie. D'un nom propre à un nom commun (and back again) - Francesco Deotto p. 95-108 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Le terme utopie peut désigner des phénomènes très différents et parfois opposés. Il est régulièrement associé aux rêves, à l'idée d'un monde idéal ou aux totalitarismes. Mais avant tout, le terme est un toponyme ; il renvoie au nom de l'île dont Thomas More parle dans son ouvrage de 1516. Cet article étudie deux caractéristiques de ce toponyme. En premier lieu, d'un point de vue historique, il analyse comment son usage a évolué au fil des siècles, selon un mouvement qui est marqué par la diffusion progressive du terme en tant que nom commun. Ensuite, d'un point de vue plus théorique, on analyse le rapport entre nom propre et nom commun : un rapport dialectique qui est étroitement lié à la vocation émancipatrice de la tradition utopique.
      The term utopia designates very different and sometimes opposite phenomena. For instance, it is regularly associated with dreams, with the idea of an ideal world or with totalitarianisms. First of all, however, this term is a toponym: it refers to the name of the island that Thomas More mentions in his work published in 1516. This article examines two characteristics of this toponym. First, from a historical point of view, it analyzes how the use of the term utopia has evolved over the centuries. Then, from a theoretical point of view, it analyzes the dialectical relationship between proper and common name: a dialectical relationship that is closely linked to the emancipatory vocation of the utopian tradition.
    • Un cadre théorique d'analyse de la dénomination des lieux à l'épreuve de la littérature : La Fête de l'insignifiance ; The Black Dahlia ; Maria Chapdelaine - Frédéric Giraut p. 109-125 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      La littérature contemporaine dans ses développements toponymiques fictionnels axés sur l'imaginaire, le sensible ou le réalisme questionne un modèle de toponymie critique et en constitue un test éventuel sur sa pertinence à décrypter les logiques à l'œuvre dans les dénominations ou renominations de lieux. Sont ici envisagés trois romans de Kundera, Ellroy et Hémon, qui ont en commun de mettre la production et l'usage des noms de lieux au centre de l'intrigue et du récit. Ces trois romans, aux perspectives et à la forme très différentes, permettent de spécifier certaines parties du modèle, tels que les jeux d'acteur·ice·s et la valeur des lieux dans le sens accordé aux dénominations. Finalement, c'est la notion foucaldienne de dispositif appliquée à la toponymie qui s'en trouve éclairée.
      Contemporary literature, in its fictional toponymic developments based on imaginary, sensitive or realism, is able to question a model of critical toponymy. It constitutes a possible test of its relevance regarding the rationales in place naming or renaming. Three novels by Kundera, Ellroy and Hémon are considered here. They have in common that they put production and use of place names at the centre of the plot and the narrative. These three novels, with their very different perspectives and forms, allow us to specify certain elements of the model, such as the play of actors and the value of places in the meaning given to naming. Finally, it is the Foucauldian notion of dispositif applied to toponymy that is illuminated.
    • Ces belles villes suisses aux noms trop peu français : francisation des toponymes dans le Tableau de la Suisse de Marc Lescarbot - Maxime Leblond p. 127-153 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      À travers une lecture du Tableau de la Suisse (1618) du voyageur français Marc Lescarbot, cet article s'interroge sur l'altération des toponymes helvétiques. Parce qu'il s'agit d'un récit de voyage versifié, cette réflexion touche à des questions d'ordre poétique, mais aussi aux enjeux politiques relatifs à la posture diplomatique de Lescarbot en Suisse. Il est ainsi possible de rapprocher le Tableau de la Suisse de l'idéologie coloniale défendue par le voyageur dans son Histoire de la Nouvelle-France, publiée dix ans plus tôt, et rapportant les nombreuses tentatives d'établissement français outre-Atlantique.
      This paper studies both the poem Tableau de la Suisse (1618) and Histoire de la Nouvelle-France (1618), written by French traveler Marc Lescarbot. In these books, we observe that multiple names of places and cities are altered by the author. Therefore, this paper searches to what extent these alterations are due to poetic licenses or political reasons. Lescarbot's tendency to add a French touch to the names of foreign cities, especially in Switzerland, might express the same colonial endeavor he showed in America, where he explicitly sought to assimilate the country and the people to the French Kingdom.
    • Du nom comme trace au nom comme place. Enjeux épistémologiques du toponyme proustien - Pauline Mettan p. 155-167 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article souhaite montrer que la réflexion de Marcel Proust sur le toponyme est le lieu privilégié d'un questionnement sur les identités (raciales, nationales, de classe ou de genre) à un moment où ces dernières cristallisent des tensions de plus en plus fortes au sein de la société. L'évolution de la pensée du nom, mise en scène dans la Recherche, permet en effet de saisir un basculement épistémologique d'importance qui offre un contrepoint aux discours nationalistes et raciaux de l'époque : le nom, d'abord envisagé en diachronie comme la « trace » d'un passé et d'une essence première à découvrir, devient, dès le milieu du roman, l'indicateur d'une « place », arbitraire et susceptible de changer, au sein du système de relations qu'est la société. Il s'agira ainsi de dégager le nom proustien d'une lecture trop strictement poétique, qui domine depuis l'article de Roland Barthes sur « Proust et les noms » (1967), pour montrer que la littérature peut également être le lieu d'un savoir et d'une pensée politique, en dialogue constant avec les discours de son temps.
      This article aims at showing that the Proustian toponym is the privileged place to question racial, national, class or gender at a time when these identities were crystallizing increasingly strong tensions within French society. Proust's thinking on the proper name reveals an important epistemological shift that offers a counterpoint to the nationalist and racial discourses of the time. The name is initially considered as the “trace” of a past and a primary essence to be discovered. Then it becomes, in the course of the novel, the indicator of an arbitrary and changeable “place” within the social system. With this demonstration, I would like to free the Proustian name from a too strictly poetic reading, which has dominated since Roland Barthes' article on “Proust et les noms” (1967), in order to show that literature can be the place for knowledge and political thought.
    • L'espace en question : les lieux de Georges Perec et Patrick Modiano - Lavinia Cairoli p. 169-181 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article souhaite explorer trois fonctions du lieu ou du toponyme dans les œuvres de Georges Perec et Patrick Modiano. Initialement envisagé comme « marqueur identitaire » ou témoin de l'origine d'un individu, le toponyme devient, dans les textes de ses deux écrivains juifs nés pendant ou à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le lieu d'un doute. Ces quelques pages proposent trois fonctions du lieu telles que représentées par Perec et Modiano : le toponyme comme garant d'une origine douteuse ou instable ; le lieu comme garant mémoriel des individus qui l'habitent (lieu qui donc, lorsqu'il disparaît, emporte avec lui les mémoires qu'il contient) ; et enfin le toponyme comme outil politique ou policier – et qui vise une surveillance ou, dans le cas de l'Occupation parisienne, une destruction. Entre écriture mémorielle et inlassable recherche identitaire, ces usages particuliers des lieux participent à construire – ou reconstruire –, pour les deux écrivains, une histoire personnelle tranchée par « l'Histoire avec sa grande hache ».
      This paper aims to explore three functions of the place or toponym in the works of Georges Perec and Patrick Modiano. Initially envisaged as an “identity marker” or witness to an individual's origin, the toponym becomes, in the texts of these two Jewish writers born during or at the end of the Second World War, a place of doubt. These few pages propose three functions of the place as represented by Perec and Modiano: the toponym as the guarantor of a doubtful or unstable origin; the place as the memorial guarantor of the individuals who inhabit it (a place which, when it disappears, takes with it the memories it contains); and finally the toponym as a political or police tool – which aims at surveillance or, in the case of the Parisian Occupation, destruction. Between memorial writing and a tireless search for identity, these particular uses of places contribute to the construction – or reconstruction – of a personal history truncated by the history of the 20th century for both writers.
    • Terrains minés. Le toponyme dans les haïkus de la Der des Ders - Magali Bossi p. 183-202 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      En France, la Première Guerre mondiale est l'occasion pour certains poètes d'expérimenter une forme nouvelle, récemment parvenue en Occident : le haïku. Sa brièveté percutante lui permet en effet de saisir toute la fulgurance d'un événement traumatique sans précédent. Après-guerre, le poète rémois René Druart se rend dans les régions dévastées du nord de la France. Ses haïkus, qui témoignent des paysages détruits, des villages disparus, dressent une cartographie précise des régions qu'il traverse, grâce à la présence massive de toponymes. Comment ces noms de lieux entrent-ils dans les haïkus ? Quels effets y provoquent-ils ? Quels impacts ont-ils sur une forme si brève, où le moindre mot s'avère essentiel ? Voici quelques-unes des questions auxquelles cette analyse se propose de répondre.
      In France, the First World War was an opportunity for certain poets to experiment with a new form, recently arrived in the West: the haiku. Brief and percussive, the haiku retranscribed the fulgurating effect of this unprecedented traumatic event. After the war, the Reims poet René Druart travelled to the devastated regions of northern France. His haikus describe destroyed landscapes and lost villages. Druart drew up a precise map of the regions he visited, thanks to the massive presence of place names. How do these place names enter the haikus? What effects do they have? What impact do they have on such a brief form, where the smallest word is essential? These are some of the questions that this analysis seeks to answer.