Contenu du sommaire : La frugalité de la recherche
Revue | Socio |
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Numéro | no 17, 2023 |
Titre du numéro | La frugalité de la recherche |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Éditorial - Michel Wieviorka p. 5-8
- La frugalité contre l'extractivisme ? - Antoine Hardy, Arnaud Saint-Martin, Dana Diminescu p. 9-31 Proposer une conceptualisation de la frugalité dans la vie scientifique nécessite de problématiser ce terme et les nombreux concepts qui s'en rapprochent en retraçant les origines de cette tentative de restauration morale du capitalisme. Les promesses de l'innovation frugale renouvellent la croyance que le bricolage dans les règles du marché fournit une réponse aux problèmes sociaux, déclinaison de la vieille promesse technicienne, dans une version low-tech cette fois, mais sans en invalider les limites et les ambivalences. Si le terme de frugalité ne fait pas l'objet d'une tentative de mise à l'agenda dans le champ des politiques de la recherche, sa présence est inférée d'un certain nombre d'évolutions qui reposent sur l'idée qu'il serait possible de faire mieux ou pareil avec moins. Cette frugalité contrainte peut aussi se lire comme ce qui va limiter ou entraver l'extractivisme qui peut caractériser, dans des contextes très différents, le travail scientifique et le rapport aux savoirs et être comprise comme une forme de « braconnage culturel » au sens que lui donne Michel de Certeau (1990). Ce « braconnage frugal » ne consiste pas en un éloge de la débrouillardise dans les limites du fonctionnement actuel de la recherche mais cherche à inventorier la possibilité d'alternatives déjà présentes, sans nier leurs effets contrastés.Trying to conceptualize frugality in scientific life, and the many concepts that seem close to it, requires to understand the origins of this attempt to morally restore capitalism. The promises of frugal innovation renew the belief that tinkering with the rules of the market provides an answer to social problems, a variation on the old technicist promise, this time in a low-tech version, but without invalidating its limits and ambivalences. If the term frugality is not facing an attempt to put it on the agenda in the scientific field, its presence is inferred from a certain number of developments that are based on the idea that it would be possible to do better or the same with less. This constrained frugality can also be read as something that will limit or hinder the extractivism that can characterise, in very different contexts, scientific work and the relationship to knowledge, and can be understood as a form of “cultural poaching” in the sense given by Michel de Certeau (1990). This “frugal poaching” does not consist in a praise of resourcefulness within the limits of the current functioning of research but seeks to inventory the possibility of alternatives already present, without denying their contrasting effects.
Appel de 2010
- Pour un mouvement slow science - Joël Candau p. 33-36
- Slow science : l'appel de 2010 douze ans après - Joël Candau p. 37-46 L'appel de 2010 pour un mouvement slow science a été signé par plus de 4 600 chercheurs à travers le monde. Cependant, son effet a été négligeable. En douze ans, la situation critique de la recherche n'a pas fondamentalement changé, malgré un consensus autour du constat des nombreux effets nocifs de la fast science. Plusieurs leçons sont tirées de cet échec relatif, notamment à propos de l'intégrité scientifique, du rythme souhaitable de la recherche et de la notion d'excellence.The 2010 call for a slow science movement was signed by more than 4,600 researchers worldwide. However, its effect has been negligible. In twelve years, the critical situation of research has not fundamentally changed, despite a consensus on the many harmful effects of fast science. Several lessons are drawn from this relative failure, notably concerning scientific integrity, the desirable pace of research and the notion of excellence.
- De « faire nombre » à communiquer autrement - Ioana Galleron p. 47-65 Cet article s'intéresse à deux types de facteurs, externes et internes aux champs disciplinaires, ayant mené à l'augmentation considérable, au cours des dernières décennies, des publications dans les sciences humaines et sociales. Du côté des premiers, il s'intéresse au changement dans les politiques d'évaluation de la recherche, intervenu dans différents pays européens pendant cette période. Du côté du second, il se penche sur le besoin de publier plus, soit en vue d'une évolution professionnelle, soit pour communiquer de façon précoce des idées et des méthodes susceptibles d'être améliorées grâce au commentaire des pairs. Dans une troisième partie, il s'intéresse à des modes d'évaluation et de publication alternatifs, souvent expérimentaux, qui tentent de concilier le besoin de faire circuler rapidement l'information scientifique, avec celui d'abandonner le modèle productiviste stimulé par une approche managériale de la recherche.This paper studies two types of factors contributing to the considerable increase of the scientific publications in the SSH, during the last decades. On the one hand, a managerial steering of research activities has pushed SSH scholars to publish faster and faster. On the other hand, unwritten rules for career evolution, and the affordances of internet technologies, have exacerbated the same trend. In a third part, the paper looks at alternative models for publishing SSH research results, as well as at new trends in evaluation of research, aiming at reconciling the need to maintain a vibrant communication in the scientific sphere, with the need to reduce the productive pressure in academia.
Entretien
- « La frugalité, un terme un peu radioactif » - Tamara Ben Ari, Olivier Berné p. 67-82
- Quantifier la frugalité de la recherche ? - Antoine Hardy, Camille Noûs p. 83-117 Au tournant des années 2000, des publications scientifiques ont commencé à s'interroger sur les gaz à effet de serre émis par les activités de recherche. Depuis la fin des années 2010, les travaux quantifiant l'« empreinte carbone » de la recherche se sont intensifiés et diversifiés. Plusieurs strates de temporalités distinctes doivent toutefois être identifiées afin de déplier le singulier du terme empreinte carbone. La première est celle qui renvoie à la filiation terminologique entre l'« empreinte environnementale » et l'empreinte carbone. La deuxième situe un processus de quantification carbone entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, qui s'inscrit lui-même dans l'histoire longue de la quantification. La troisième strate est l'utilisation de cette catégorie dans de nombreuses publications scientifiques, l'empreinte carbone de la recherche étant une partie d'un ensemble plus vaste. Se dessine alors un espace de commensurabilité scientifique : une fois sous la forme de cet équivalent dioxyde de carbone, des activités, ou des segments d'activités, sont rendus comparables par cette métrique commune. L'enquête de terrain menée dans le cadre d'une thèse de science politique permet de faire entendre la parole de personnels de recherche en France effectuant un travail d'estimation d'empreinte carbone de la recherche. Si ce processus de quantification aux motivations diverses conduit à interroger des pratiques ou des perceptions, ce qui est mis en nombre n'est pas seulement un « coût » de la recherche mais aussi différentes formes de temps de l'activité scientifique.At the turn of the millennium, scientific publications began to wonder about the greenhouse gases emitted by research activities, through the category of “carbon footprint”. Since the end of the 2010s, this quantification has intensified and diversified. However, several distinct layers of temporalities must be identified in order to unfold the singularity of the term carbon footprint. The first refers to the terminological filiation between the “ecological footprint” and the carbon footprint. The second situates the process of carbon quantification between the late 1990s and the early 2000s, which is itself part of the long history of quantification. The third layer is the use of this category in many scientific publications: the carbon footprint of research is part of a larger body of work. A space of scientific commensurability then emerges in the form of the carbon dioxide equivalent: activities, or segments of activities, are made comparable by this common metric. The fieldwork conducted as part of a political science dissertation allows us to hear the diverse motivations of research staff in France who are undertaking this carbon footprint estimation. If this process of quantification questions scientific practices or perceptions, what is quantified is not only a "cost" of research but also the different forms of time on scientific activity.
- Saisir la sobriété énergétique par la sobriété ethnofilmique - Violeta Ramirez p. 119-137 La légèreté du dispositif filmique, la polyvalence du chercheur-cinéaste, le principe de non-intervention sur le réel observé et le caractère expérimental de la démarche ethnofilmique constituent, d'une part, l'expression d'une débrouillardise scientifique permettant de mener une recherche ethnofilmique avec des moyens financiers limités. D'autre part, cette sobriété de gestes et de moyens peut être considérée comme la stratégie méthodologique la plus adaptée pour décrire et représenter le réel. À partir de la comparaison entre deux expériences professionnelles de production documentaire – une pour la télévision, avec des moyens significatifs et selon une logique semi-industrielle ; l'autre en autoproduction, avec des moyens limités et selon une logique artisanale – sont analysés les rapports entre la restitution du réel, l'organisation du travail et les moyens techniques employés. L'analyse montre que la frugalité permet de contrôler les moyens de production et d'atteindre ainsi une certaine autonomie au travail. L'article défend l'idée que l'autonomie et la limitation des moyens contribuent à une représentation fidèle du réel observé.The lightness of the filmic device, the versatility of the researcher-cinematographer, the principle of non-intervention on the observed reality and the experimental character of the ethnofilmic approach constitute, on the one hand, the expression of a scientific resourcefulness that allows ethnofilmic research to be carried out with limited financial means. On the other hand, this sobriety of gestures and means can be considered as the most appropriate methodological strategy to describe and represent reality. Based on a comparison of two professional documentary production experiences—one for television, with considerable means and using a semi-industrial logic; the other relying on self-production, with limited means and according to a craft logic—the relationships between the restitution of reality, the organization of work and the technical means employed are analyzed. The analysis shows that frugality makes it possible to control the means of production and thus to achieve a certain autonomy at work. The article defends the idea that autonomy and the limitation of means contribute to a faithful representation of the observed reality.
- La mise en langage de l'écologie par les ingénieurs militants - Antoine Bouzin p. 139-160 Cet article s'intéresse à la mise en langage de la cause écologique élaborée par les ingénieurs français engagés dans les organisations militantes. Si la délimitation du problème pris en charge s'inscrit dans un diagnostic façonné par les autorités et les entrepreneurs de cause scientifiques, l'explicitation des chaînes causales de responsabilité et des revendications en termes de frugalité carbone suscite des divergences interprétatives partagées entre une vision technique présentée comme désencastrée de l'espace social et une appréhension politique critique des structures sociales et économiques. L'intérêt porté à la circulation des mises en langage permet de mettre en exergue un processus de politisation à l'œuvre dans les formulations militantes. Ce dernier s'établit selon deux modalités distinctes, dépendantes d'une part des schèmes de perception intégrés au cours de la sociabilisation primaire et d'autre part de l'expérience biographique d'épreuves engendrant des phases de latence.This article looks at the language used by French engineers involved in militant organisations to express the ecological cause. While the delimitation of the problem taken up is part of a diagnosis shaped by the authorities and scientific cause builders, the explanation of the causal chains of responsibility and the claims in terms of carbon frugality give rise to interpretative divergences shared between a technical vision presented as disencumbered from the social space and a critical political apprehension of social and economic structures. The interest in the circulation of language allows us to highlight a process of politicisation at work in the militant formulations. This process is established according to two distinct modalities, depending on the one hand on the perception schemes integrated during the primary socialization and on the other hand on the biographical experience of ordeals generating phases of latency.
- Innover dans les forces spéciales - Jean Frances, Violette Larrieu p. 161-185 Comment des militaires réussissent-ils à concevoir ou à perfectionner des équipements utiles à leur mission ? Il s'agit ici d'analyser le travail de production d'innovations matérielles, qui se caractérisent par leur capacité à répondre à un besoin opérationnel, dont la conception repose sur les compétences, les ressources et les habiletés de soldats engagés sur le terrain et dont le maquettage puis le prototypage n'imposent pas le déploiement d'importants moyens de recherche et de développement. Nous montrerons que ces activités s'appuient sur une forme inversée de « travail en perruque ». De manière plus générale, se pose la question des capacités d'une institution marquée par la rigueur de sa hiérarchie à rendre accessibles à ses personnels ces marges d'autonomie nécessaires à l'engagement de formes frugales de recherches et développements technologiques. À travers une analyse centrée sur deux études de cas – une perche lance-grenades et un masque à oxygène pour chien – d'innovation par et pour les opérationnels des Forces spéciales, nous mettons en exergue la difficulté, pour l'institution militaire, à faire coexister une « logique d'innovation » avec une « logique d'organisation » et à les articuler.How do military personnel succeed in designing or perfecting equipment useful to their mission? This paper will analyse the production of material innovations that are characterised by their ability to respond to an operational need, whose design is based on the skills, resources and abilities of soldiers in the field, and whose modelling and prototyping do not require the deployment of major research and development resources. We will show that these activities are based on an inverted form of “something on the side”. More generally, the question arises as to the capacity of an institution marked by the rigour of its hierarchy to make accessible to its personnel the margins of autonomy necessary for the engagement of frugal forms of technological research and development. Through an analysis centred on two case studies—a grenade-launching pole and an oxygen mask for dogs—of innovation by and for Special Forces operatives, we highlight the difficulty, for the military institution, of making an ‘innovation logic' coexist with an ‘organisation logic' and articulating them.
- Une astronautique « frugale » ? - Arnaud Saint-Martin p. 187-213 Cet article propose d'explorer les usages et les effets de la frugalité dans les organisations du champ de l'astronautique, des années 1960 à aujourd'hui. L'introduction de ce mot d'ordre n'a certes rien de récent. Son étude permet de rendre compte des stratégies d'adaptation des agences spatiales civiles et de leurs prestataires privés, de l'industrie aux politiques de restriction budgétaire en temps de crise durable. S'agissant du cas états-unien qui nous intéressera le plus, on décèle sans peine que les injonctions à la frugalité qui émanent des financeurs gouvernementaux achoppent sur le fonctionnement d'un champ d'activités et d'organisations. Les responsables de programmes et les agents chargés des affaires spatiales impliqués dans ces opérations justifient les surcoûts par l'existence d'aléas et d'impondérables dans la conduite des projets. C'est tellement convaincant que l'idée s'est longtemps imposée que la frugalité est un objectif inaccessible. Néanmoins l'émergence récente – aux États-Unis, mais aussi en Inde ou en Europe – de méthodes valorisant l'art de « faire mieux avec moins » remet en question ces justifications. Sans trancher ni valoriser un modèle d'activité plutôt qu'un autre, nous analysons les enjeux multiples de la « trivialisation » de ce mantra gestionnaire.This article investigates the uses and effects of frugality in the field of astronautics, from the 1960s to the present day. The adoption of this principle is certainly not recent. Studying it allows us to account for the strategies of adaptation of civil space agencies and their private industry contractors to budgetary restriction policies in times of enduring crisis. In the case of the United States, which will interest us the most, it is not difficult to detect that the injunctions to be frugal that come from governmental sponsors collide with the functioning of a field of activities and organizations. The program managers and the agents who are responsible for space affairs involved in these operations justify the extra costs by the existence of uncertainties and unforeseeable events in the conduct of the projects. This is so convincing that for a long time the idea that frugality is an unattainable goal has become commonplace. Nevertheless, the recent emergence—in the United States, but also in India and Europe—of methods that value the art of “doing better with less” calls into question these rationales. Without deciding or valuing one model of activity over another, we will analyze the multiple issues at stake in the “trivialization” of this management mantra.