Contenu du sommaire : Sans contact
Revue | Tracés |
---|---|
Numéro | no 42, 2022/1 |
Titre du numéro | Sans contact |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Éditorial
- Des mondes sans contact ? - Mathieu Aguilera, Alice Doublier, Stefan Le Courant, Camille Paloque-Bergès, Jean-Baptiste Vuillerod p. 7-32
Articles
- Les salles d'étude en ligne (camstudy) en période untact en Corée du Sud. Penser la possibilité des liens sans échange - Juhyun Lee p. 35-52 La pratique nommée « camstudy » consiste à se connecter volontairement avec d'autres internautes inconnus pour des sessions de travail, en gardant la caméra allumée dans le but de se surveiller les uns les autres et de bloquer les distractions, ce qui favorise la concentration sur le travail. Cette nouvelle pratique s'est développée dans le contexte de la généralisation des modes de vie sans contact connue depuis 2017 en Corée du Sud sous le terme « untact », néologisme d'un mot-valise « un- » (préfixe négatif en anglais) et « contact ». S'appuyant sur une enquête de terrain par observation participante réalisée en 2021 pendant la crise sanitaire, cet article explore cette pratique de camstudy et propose de montrer comment l'appropriation par les utilisateurs conduit à une diversité des formes et des contenus dans les interactions personnelles qui prennent place par le biais d'un écran. Pour finir, cette recherche suggère la possibilité de « liens sans échange » ayant émergé des interactions limitées de cette pratique.The practice called “camstudy” consists in voluntarily connecting to other unknown users for work sessions with the camera on, to monitor one another and to avoid distractions so that users can concentrate on their work. This new form of interaction has developed in the context of contactless lifestyles in South Korea, known since 2017 as “untact” a neologism combining the prefix “un-” and “contact”. Based on a field survey through participant observation carried out in 2021 during the health crisis, this article explores the practice of camstudy, and proposes to show the diversity of forms and contents of interpersonal interactions through a screen, achieved by the appropriation of users. Finally, this research suggests the possibility of “links without exchange” that have emerged from the limited interactions of this practice.
- Une peur de l'autre typiquement japonaise ? Théoriser la phobie sociale au Japon dans la seconde moitié du xxe siècle - Sarah Terrail-Lormel p. 53-73 La phobie sociale ou anxiété sociale est actuellement un trouble psychique largement reconnu et diagnostiqué à travers le monde. C'est toutefois au Japon d'abord, entre les années 1960 et 1990, que cette forme de timidité pathologique a acquis une légitimité médicale, en tant que diagnostic psychiatrique, et sociale, en tant que modalité reconnue d'expression de la souffrance psychique, sous le nom de « phobie interpersonnelle » (taijin kyôfu ou taijin kyôfushô). Ce qui peut sembler étonnant rétrospectivement est que les psychiatres japonais considèrent alors qu'il s'agit là d'une névrose japonaise, ce qui conduira dans les années 1990 à sa reconnaissance au niveau international en tant que « syndrome lié à la culture ». Nous analysons dans cet article le déploiement d'une lecture culturaliste dans la réflexion psychopathologique sur la phobie interpersonnelle, les circulations et les réagencements conceptuels qui la déterminent, dans le contexte historique des années de haute croissance économique.Social phobia or social anxiety disorder is currently a widely recognised and diagnosed psychological disorder throughout the world. However, it was in Japan, between the 1960s and the 1990s, that this form of pathological shyness first acquired both medical legitimacy –as a psychiatric diagnosis– and social legitimacy, as a recognised mode of expression of psychological suffering, called “interpersonal phobia” (taijin kyôfu or taijin kyôfushô). What may seem astonishing in retrospect is that Japanese psychiatrists then considered this to be a Japanese neurosis, which led in the 1990s to its international validation as a “culture-bound syndrome”. In this paper, I analyse the development of the culturalist perspective in psychopathological theories on interpersonal phobia and the conceptual circulations and rearrangements that determined it, in the historical context of the decades of high economic growth.
- Terrains « sans contact » : l'enquête qualitative en sciences sociales pendant la pandémie - Camille Abescat, Pablo Barnier-Khawam, Alix Chaplain, Léonard Colomba-Petteng, Claire Duboscq, Ronan Jacquin, Elisabeth Miljkovic, Sophie Russo, Jusmeet S. Sihra, Anaëlle Vergonjeanne p. 75-93 Cet article propose un retour d'expérience sur les stratégies d'adaptation et les apprentissages qui ont permis à dix doctorant.es du Centre de recherches internationales (CERI, CNRS/Sciences Po) de poursuivre leurs recherches après l'instauration des mesures liées à la crise sanitaire du Covid-19. Malgré des méthodes et des terrains variés, nos recherches, tant sur la forme que sur le fond, ont été radicalement affectées par la pandémie. Nous montrons comment la conduite d'une recherche doctorale « sans contact » nous a poussés à développer des méthodes alternatives de récolte des données, à reformuler nos questions de recherche et à modifier nos objets d'analyse. Selon nous, la recherche qualitative à distance conduit à opérer un recentrement épistémologique, tant géographique qu'institutionnel. Elle détourne également le regard des chercheurs et chercheuses des acteurs et actrices non connecté.es ainsi que des pratiques informelles. Nous interrogeons enfin la dimension heuristique de ces « bricolages » méthodologiques, en réalité contingents à toute recherche en sciences sociales, et la valeur épistémologique de ces méthodes alternatives en proposant une formalisation de celles-ci.This article discusses the adaptation strategies and lessons that enabled ten PhD students from the Centre for International Studies (CERI, CNRS/Sciences Po) to continue their research after the implementation of the Covid-19 lockdown measures. Despite the variety of methods and fields, our research, both in form and substance, has been radically affected by the pandemic. We show how conducting “contactless” research led us to develop alternative methods of data collection, reformulate our research questions and modify our objects of analysis. We posit that qualitative remote research tends to operate an epistemological refocusing, both geographic and institutional, and to distract researchers from unconnected actors as well as informal practices. Finally, we question the heuristic dimension of this methodological “patchwork”, which is contingent to all research in social sciences, and the epistemological value of these alternative methods by formalising them.
- Les salles d'étude en ligne (camstudy) en période untact en Corée du Sud. Penser la possibilité des liens sans échange - Juhyun Lee p. 35-52
Proposition
- Mettre en contact plutôt que mettre à distance le monde sensible. Pour une épistémologie écoféministe du toucher - Anna Berrard, Anaïs Choulet-Vallet p. 97-122 Dans cet article, nous choisissons de mettre en commun nos travaux sur le toucher et l'écoféminisme afin de proposer une réflexion épistémologique sur ce sens. Nous étudions les conséquences de la politique de la mise à distance sur l'expérience sensible et, par conséquent, les manières de se réapproprier le contact au moyen du toucher. À partir d'une grille de lecture écoféministe et d'une critique du « visiocentrisme » (terme que nous définissons à cette occasion), nous questionnons la manière dont les procédés de mise à distance structurent nos paradigmes scientifiques et nos représentations sociales, donc nos actions. À travers l'exemple filé de l'endométriose et des conditions d'exercice du soin, nous interrogeons les paradoxes de l'expérience sensible en contexte productiviste et patriarcal, en développant les concepts de « travail sensible » et de « toucher sans contact ». Enfin, nous soulignons les potentialités épistémologiques et politiques radicales d'un toucher écoféministe, qui permettrait, d'une part, de multiplier les sujets de connaissance et, d'autre part, de proposer des théories alternatives sur la compréhension du monde social.In this article, we brought together our researches on the sense of touch and ecofeminism to introduce a new epistemological approach to this sense. We study the consequences of the politics of distancing on sensitive experiences and the possibilities of reclaiming contact through touch. Using an ecofeminist and a critical visiocentric conceptual grid, we question how “distancing” structures our scientific paradigms, social representations and, therefore, our actions. Through the extended example of endometriosis and care practices, we discuss the paradoxes of sensitive experience in a production-driven and patriarchal context through the development of concepts such as “sensitive work” and “touch without contact”. Eventually, we underline the epistemological and radical political possibilities of an ecofeminist sense of touch which could, on the one hand, multiply epistemic agents and, on the other hand, introduce renewed and alternatives understandings of the social world.
- Mettre en contact plutôt que mettre à distance le monde sensible. Pour une épistémologie écoféministe du toucher - Anna Berrard, Anaïs Choulet-Vallet p. 97-122
Entretiens
- La vie sensible, demeure vive de l'histoire. Entretien avec Hervé Mazurel par Mathieu Aguilera et Stefan Le Courant - Mathieu Aguilera, Stefan Le Courant, Hervé Mazurel p. 125-138 In this interview, Hervé Mazurel looks back on his career, between philosophy and history, which has led him to take an interest in the history of the body, the senses and sensibilities. In light of the “cultural and historical diversity of the ways of feeling and sensing”, he proposes a long-term reflection on the place of touch within the sensory order.
- Microdéconnexions : discontinuités et ruptures du contact communicationnel. Entretien avec Laurence Allard et Edgar Mbanza - Camille Paloque-Bergès, Laurence Allard, Edgar Mbanza p. 139-166 Le contexte pandémique a révélé des sociétés inquiètes, en pratique comme en théorie, d'organiser une proxémie de la distance sociale. Or les ressources numériques existantes et développées pour l'occasion font plutôt penser à une société prête à faire les choses à distance en contexte de crise, hyperconnectée : « sans contact » direct, le citoyen covidé est néanmoins activement communiquant grâce aux médiations numériques, devenues enjeu sanitaire. De fait, le domaine communicationnel s'appuie sur le principe de la mise en contact médiée (par les sens ou des appareils) et généralisée dans des systèmes de transmission et de rétroaction. Tracés s'est demandé, dans le cadre des interrogations de ce dossier, comment une communication pouvait être « sans contact » : c'est-à-dire, au-delà des raisons techniques de la transmission d'information (une carte bancaire interagit « sans contact » avec le terminal de paiement), que se passe-t-il quand le courant ne passe plus, au propre et au figuré, quand les systèmes de communication défaillent, s'interrompent, disparaissent… voire ne sont jamais vraiment construits ou mis à disposition. Cette autre inquiétude, envers de supposés excès communicationnels comme envers leur mise en défaut, va jusqu'à voir naître de nouveaux domaines d'études en media studies, les études de déconnexion qui se penchent sur les applications, les usages et les systèmes des manières de rompre, temporairement ou de manière plus radicale, avec le tout-numérique. Nous avons invité deux sociologues des usages et de la communication, Laurence Allard et Edgar Mbanza, qui, à travers leur intérêt pour les pratiques, ont eu à faire très concrètement à ces ruptures de communication – des microdéconnexions – sur leurs terrains. L'intérêt du regard de nos deux invités sur le sujet de la déconnexion consiste d'abord à casser le dualisme usage/non-usage qui prédomine dans la pensée des connexions numériques aujourd'hui. Cette interview invite à penser le fait d'être non connecté comme une pluralité de ces phénomènes et ceci à plusieurs échelles d'observation, d'où l'idée de microdéconnexions qui éclaire la diversité des pratiques tout en signalant la norme existante de l'hyperconnexion. Elle ouvre également le regard aux territoires de la communication en rupture, depuis l'individu incorporant la technique jusqu'au renforcement des collectifs, depuis les contextes locaux de la débrouillardise au quotidien jusqu'aux politiques publiques, voire supranationale, d'équipement numérique des pays et de leurs populations, des applications aux infrastructures. En ceci, cette conversation montre toute la difficulté de penser le non-usage en contexte de communication, comme les apories d'une distinction trop binaire d'avec la notion d'usage. L'idée d'une « communication sans contact » reposerait ainsi sur l'attention à des pratiques non normatives des connexions numériques et de leurs appareils, à une géographie sociale des systèmes de communication qui ne serait pas tout entière prise dans la convergence des technologies mais révélerait ses effets d'échelle et de fragmentation, et au regard critique face aux discours injonctifs sur la « nécessité de communiquer ».TThe pandemic context has revealed societies concerned, in practice as well as in theory, about organising the proxemics of social distance. However, the digital resources developed on this occasion are rather suggestive of a hyperconnected society ready to do things remotely in the context of a crisis: directly “contactless”, the Covid citizen nevertheless actively communicates thanks to digital mediations, which have become a health issue. In fact, the communication field postulates that there is always some kind of contact happening through mediated senses or technical means, something which becomes a system through the generalisation of transmission and feedback processes. Tracés wondered, within the framework of this special issue, how communication can be “contactless”: that is to say, beyond the technical reasons behind information transmission (a bank card interacts in a “contactless” manner with the payment terminal), what happens when the current no longer flows, literally and figuratively, when communication systems fail, are interrupted, disappear,... or even are never really implemented or made available. This other concern, regarding supposed communicational excesses as well as regarding their failure, goes so far as to open up new research fields in Media studies: Disconnection studies, which look at the applications, uses and systems of ways to break away, temporarily or more radically, from the all-digital. We invited two sociologists of uses and communication, Laurence Allard and Edgar Mbanza, who, through their interest in practices, have had to deal very concretely with these breakdowns in communication –micro-disconnections– in their fields. Our two guests help us, first of all, to break away from the use/non-use dualism which predominates in digital connections thought today. Furthermore, this interview invites us to see the fact of being unconnected as a plurality of these phenomena –this on several scales of observation– hence the idea of micro-disconnections which sheds light on the diversity of practices while signaling the existing norm of hyperconnection. It also broadens our outlook on the territories of disruptive communication, from the individual who incorporates technology to the strengthening of collectives; from the local contexts of everyday resourcefulness to public and even supranational policies for the digital equipment of countries and their populations, from applications to infrastructures. In this respect, this conversation reveals the difficulty of thinking about non-use in the context of communication, as well as the aporias of an overly binary distinction from the notion of use. The idea of “contactless communication” would thus be based on the attention to non-normative practices of digital connections and their devices, to a social geography of communication systems that would not be entirely caught up in the convergence of technologies but would reveal its scale and fragmentation effects, and to the critical eye facing the injunctive discourse on the “need to communicate”.
- La vie sensible, demeure vive de l'histoire. Entretien avec Hervé Mazurel par Mathieu Aguilera et Stefan Le Courant - Mathieu Aguilera, Stefan Le Courant, Hervé Mazurel p. 125-138
Traduction
- Introduction. Peter Gow et les formes sociales de l'isolement volontaire en Amazonie - Olivier Allard p. 169-176
- « Qui sont ces Indiens sauvages ? » À propos de la politique étrangère de quelques peuples d'Amazonie en isolement volontaire - Peter Gow (1958-2021) p. 177-203 Cet article propose une réflexion sur le phénomène de l'isolement volontaire en Amazonie. Il questionne le rôle de l'anthropologie dans sa conceptualisation et ce que les anthropologues pourraient en dire en tant que phénomène concret. Malgré le peu de données ethnographiques et le maigre savoir disponible sur les populations volontairement isolées, la recherche anthropologique a produit des connaissances impressionnantes sur les formes sociales indigènes d'Amazonie, connaissances qui peuvent être d'une grande utilité pour aborder la question de l'isolement volontaire.This paper is a reflection on the phenomenon of voluntary isolation in Amazonia, about anthropology's implication in its formation as a concept, and what anthropologists might profitably say about it as a concrete phenomenon in the world. While knowledge based on ethnographic fieldwork might by minimal or even totally absent for people in voluntary isolation, anthropological research has produced a very impressive understanding of indigenous Amazonian social forms in general, knowledge that can be brought to bear on the question.