Contenu du sommaire : Religion et prééminence du droit dans le judaïsme antique

Revue Revue française d'histoire des idées politiques Mir@bel
Numéro no 57, 1er semestre 2023
Titre du numéro Religion et prééminence du droit dans le judaïsme antique
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  • Études

    • Introduction - Corinne Leveleux-Teixeira, Tristan Pouthier p. 9-11 accès réservé
    • Religion et prééminence du droit dans la théorie du développement politique de Francis Fukuyama - Tristan Pouthier p. 13-28 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
      Dans son ouvrage The Origins of Political Order paru en 2011, Francis Fukuyama élabore une théorie du développement politique qui se rattache aux vastes études comparatistes de la science politique américaine de l'après-guerre et, de façon explicite, à l'œuvre de Samuel Huntington. À la suite de Huntington, il soutient que le développement n'est pas nécessairement un phénomène unitaire qui envelopperait dans un même mouvement progrès institutionnel, progrès social et progrès économique. Cette idée est à la base de sa théorie de l'ordre politique. Celui-ci est composé selon Fukuyama de trois éléments qui, du point de vue historique, n'apparaissent, ne se maintiennent et ne disparaissent pas nécessairement ensemble : l'État, la prééminence du droit et le gouvernement représentatif. Fukuyama propose dans ce cadre une thèse originale au sujet de l'origine de la prééminence du droit : celle-ci serait un produit de la religion. Reconnaissant pleinement l'effectivité politique des idées religieuses, Fukuyama soutient que la prééminence du droit trouve son origine dans un processus de sacralisation d'un corps de règles et de principes fondamentaux de la communauté politique, qui se trouvent ainsi placés hors de portée de la volonté des décideurs politiques. Situant en Inde le modèle originel de la prééminence du droit, Fukuyama montre que celle-ci ne s'établit de façon durable qu'à la condition que les clercs jouissent d'une indépendance par rapport au pouvoir politique, et que l'État soit cependant suffisamment puissant pour assurer l'application effective du droit. Ces deux conditions n'ont été réunies qu'en Europe suite à la Réforme grégorienne.
      In his book The Origins of Political Order published in 2011, Francis Fukuyama puts forward a theory of political development that relates to the vast comparative studies of post-war American political science and, explicitly, to the work of Samuel Huntington. Following Huntington, he argues that development is not necessarily a unitary phenomenon that brings together institutional progress, social progress and economic progress. This idea forms the basis of his theory of political order. According to Fukuyama, political order is composed of three elements which, historically, do not necessarily come into being, persist and disappear together: the state, the rule of law and representative government. Fukuyama offers in this context an original thesis about the origin of the rule of law: this would be a product of religion. Fully recognizing the political effectiveness of religious ideas, Fukuyama maintains that the rule of law originates in a process of sanctification of a body of rules and fundamental principles of the political community, which are thus placed beyond the reach of political decision-makers. Situating the original model of the rule of law in India, Fukuyama shows that the rule of law is only established in a lasting way on the condition that the clerics enjoy independence from political power, and that the State is yet sufficiently powerful to ensure the effective application of the law. These two conditions were met only in Europe following the Gregorian Reformation.
    • Dieu le législateur. À la recherche des origines intellectuelles des lois divines de la Torah - Konrad Schmid p. 29-49 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
      La Torah est la loi de Dieu. Ce concept biblique est d'une telle centralité, il est considéré comme tellement évident, qu'il n'a guère été perçu comme un problème historique jusqu'à aujourd'hui. Traditionnellement, il était conçu comme un élément de base de la Bible dans son contexte historique. Mais en réalité, il constitue une innovation dans le Proche-Orient ancien, et requiert pour cette raison une investigation historique : dans le monde antique, les rois, et non les dieux, étaient législateurs. Seule la tradition juridique de l'Israël antique a développé l'idée que Dieu lui-même formulait des lois et les transmettait à son peuple. Dans la Torah, Moïse joue un rôle de premier plan dans cette médiation. Les lois divines sont ainsi devenues un élément central de la religion dans le judaïsme, le christianisme et l'islam, mais quels sont les circonstances et les facteurs historiques qui leur ont donné naissance ? La disparition de la royauté en Israël a pu avoir un impact majeur, mais au-delà des développements politiques et sociohistoriques, il convient également de prendre en compte des transformations fondamentales dans l'histoire intellectuelle de l'Israël antique qui ont pu conduire à la formation de l'idée d'un Dieu législateur. Grâce à de nouvelles perspectives sur l'émergence historique de la Torah, issues de la recherche des dernières décennies, grâce aussi à des découvertes nouvelles sur la tradition juridique du Proche-Orient antique, il est désormais possible et nécessaire de reconstruire les forces historiques et les facteurs qui ont fait de la Torah la loi de Dieu.
      The Torah is God's law. This biblical concept is so prominent and is considered so self-evident that it has hardly been perceived as a historical problem until now. Traditionally, it was considered to be a basic element of the Bible within its historical context. But in fact, it represents an innovation in the ancient Near East, and for this very reason it should be investigated historically: In the ancient world, kings, not deities, were lawgivers. Only the legal tradition of ancient Israel developed the idea that God himself formulated laws and passed them on to his people. In the Torah, Moses plays a prominent role in this mediation. Divine laws then became a central element of religion in Judaism, Christianity, and Islam, but what historical circumstances and factors gave rise to them? The loss of kingship in Israel might have provided a major impact, but in addition to political and socio-historical developments, fundamental transformations in ancient Israel's intellectual history must also be considered, which could have led to the formation of the idea of God as a lawgiver. Due to new insights into the historical emergence of the Torah, which research has developed in recent decades, but also due to new findings on the legal tradition of the ancient Near East, there is both the possibility and the need for reconstructing the historical forces and factors that made the Torah God's law.
    • L'extension du droit sacral dans les traditions sacerdotales du Pentateuque - Christophe Nihan p. 51-78 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
      Depuis le XIXe siècle, les chercheurs ont identifié dans le Pentateuque, principalement dans les livres du Lévitique et des Nombres, un ensemble de lois désignées comme lois « sacerdotales » qui ont vraisemblablement été rassemblées en collection puis complétées au cours de la période perse ( Ve- IVe siècles avant notre ère). Or l'étude de textes clés de la législation sacerdotale révèle chez les législateurs sacerdotaux un travail d'extension du droit sacral aux domaines du droit civil et pénal ainsi que d'établissement de la prééminence du droit sacral sur les autres formes de droit. La conception du droit sacral que traduit la législation sacerdotale relèVe certes d'un idéal juridico-légal qui n'a vraisemblablement jamais été mis en pratique tel quel. Ce programme s'inscrit néanmoins dans un contexte historique caractérisé par le déVeloppement du rôle administratif, politique et juridique du sanctuaire de Jérusalem.
      Since the 19th century, scholars have identified in the Pentateuch, primarily in the books of Leviticus and Numbers, a body of laws referred to as « Priestly » laws that were presumably collected in a collection and then completed during the Persian period (5th-4th centuries BC). However, the study of key texts of priestly legislation reveals that priestly legislators worked to extend sacred law to the domains of civil and criminal law as well as to establish the primacy of sacred law over other forms of law. The conception of sacred law reflected in priestly legislation certainly stems from a juridico-legal ideal that has probably never been put into practice as such. This program is nevertheless part of a historical context characterized by the development of the administrative, political and legal role of the sanctuary of Jerusalem.
    • La prééminence du droit dans le judaïsme antique à l'épreuve du cas hasmonéen - Katell Berthelot p. 79-96 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article examine la question de la prééminence du droit («  the rule of law ») dans le judaïsme antique à l'aune du cas de la dynastie hasmonéenne, une lignée de prêtres qui, dans la Judée des IIe et Ier siècles avant notre ère, s'emparèrent non seulement du sacerdoce suprême, mais aussi des pouvoirs politique et militaire. L'étude du  Premier Livre des Maccabées, rédigé par un partisan des Hasmonéens, associée à la prise en compte de sources juives plus critiques de la dynastie, montre que la dimension transcendante de la Loi (Torah) ne fut pas suffisante pour garantir la prééminence du droit dans un contexte de cumul des pouvoirs entre les mains d'un dirigeant unique. Les critiques adressées aux Hasmonéens par les auteurs de certains textes de Qumrân, et ensuite par les rabbins, furent toutefois formulées au nom de la transcendance de la Torah.
      This article explores the question of the rule of law in ancient Judaism in light of the example of the Hasmonean dynasty. In the second and first centuries BCE, this priestly family succeeded in reaching the high priesthood and in holding political and military power as well. A close examination of  First Maccabees (written by a historian who was a vibrant supporter of the Hasmoneans), but also of other Jewish sources that were more critical of the dynasty, shows that the transcendent dimension of the Law (Torah) did not safeguard the rule of law in a context that saw religious, political and military power concentrated in the hands of a single ruler. However, the criticism against the Hasmoneans found in some Qumran scrolls and in later rabbinic texts was formulated in the name of the Torah's transcendence.
    • La prééminence du droit dans la Bible hébraïque - Dylan R. Johnson p. 97-116 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article vise à déterminer si le concept biblique de la Torah peut être compris comme un exemple ancien de « prééminence du droit » telle que l'a définie Francis Fukuyama. Bien que certains textes bibliques accréditent cette lecture du mot « Torah », plusieurs autres la contredisent. L'idée selon laquelle la Torah représente une autorité écrite qui circonscrit tout autre pouvoir politique ou judiciaire n'a pas toujours constitué une dimension du droit biblique. Cette idée provient plutôt d'un milieu particulier de scribes deutéronomistes, qui ont travaillé longtemps après la fin de la monarchie davidique. Ces scribes ont bien développé une conception de la prééminence du droit, mais seulement en l'absence du fondement traditionnel du système juridique israélite, à savoir le roi.
      In this article, I examine whether the biblical concept of “The Torah” represented an ancient example of a “Rule of Law,” as it was proposed by Francis Fukuyama. Although I find some biblical texts that support such a reading of the word Torah, there are many others that contradict it. The idea that the Torah represents a written authority that circumscribes all other political or judicial power was not always an aspect of biblical law. Instead, this idea originated in a particular milieu of Deuteronomistic scribes, who worked long after the end of the Davidic monarchy. These scribes did develop a conception of the Rule of Law, but only in the absence of the traditional foundation of the Israelite legal system, namely the king.
    • De la prééminence du droit dans le judaïsme antique : effectivité et limites - Rémy Scialom p. 117-152 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
      La conception d'un judaïsme antique fondé sur une Loi divine  ne varietur et sur un régime théocratique étranger à toute prééminence du droit est erronée ; car son système juridique, le droit hébraïque, est irréductible à la seule Loi sinaïtique, laquelle suppose et enjoint d'être interprétée par des règles herméneutiques consubstantielles à la Révélation. À cette fin, la Bible investit les juges de l'autorité légitime de créer et de dire le droit. En anthropologisant la Loi révélée, ils assurent le passage de la Loi au droit et instaurent un projet politique viable par l'unité du droit et la paix sociale. Loi de la majorité articulée à l'opinion minoritaire, séparation souple des pouvoirs, justiciabilité des dirigeants, endiguement de toute dérive théocratique en constituent certaines des manifestations, assurant ainsi une traduction effective, non à l'absoluité du droit, mais à son impérieuse prééminence.
      The idea that Ancient Judaism is based on a  ne varietur divine Law and a theocratic regime alien to any rule of law is erroneous; because its legal system, that is, Hebraic law, is irreducible to Sinaitic law alone. Indeed, Sinaitic law presupposes and prescribes that it be interpreted in conformity with hermeneutic rules consubstantial with Revelation. To this end, the Bible invests judges with the legitimate authority to create and state the law. By anthropologising revealed Law, they ensure the transition from the Law to law, and establish a viable political project through the unity of law and social peace. Law of the majority articulated to the minority opinion, flexible separation of powers, justiciability of the leaders, containment of any theocratic drift constitute some of the manifestations, thus ensuring an effective translation, not to the absoluteness of the law, but to its imperious preeminence.
  • Varia

    • Une histoire des silences. Brosser l'histoire des idées politiques à rebrousse-poil - Clément Rodier p. 153-169 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
      L'histoire des idées politiques est-elle écrite par les vainqueurs ? Dans les pas de Walter Benjamin, cet article se propose d'élaborer une histoire des silences, attentive aux idées et penseurs ignorés ou méconnus. Les thèses Sur le concept d'histoire fournissent, en effet, les voies et la méthode pour repenser le canon officiel des idées politiques. L'histoire des silences, composée à leur suite, dévoile ainsi l'envers des textes consacrés et concourt à éclairer, par contraste, les forces idiosyncrasiques à l'œuvre dans les différents contextes intellectuels. Plus largement, l'historiographie benjaminienne amène une nouvelle conception de l'histoire des idées politiques. Dans celle-ci, les idées ne sont plus enfermées dans un passé révolu que l'historien aurait pour tâche de reconstituer. Elles surgissent, au contraire, dans le présent qui les découvre pour être entendues.
      Is the history of political ideas written by the victors? In the footsteps of Walter Benjamin, this article aims to elaborate a history of silences, attentive to ideas and thinkers ignored or unknown. The thesis “On the Concept of History” provides approach and methods of rethinking the established canon of political ideas. The history of silences, developed as a result, unveils the other side of well-known works and helps to enlighten, by contrast, the idiosyncratic forces at work in different intellectual contexts. More broadly, benjaminian historiography brings a new concept of the history of political ideas, wherein ideas are no longer locked into a bygone past that historians must reconstitute. Instead, they arise to be heard in the present.
    • Liberté, travail et responsabilité limitée : la commandite pour penser le gouvernement représentatif au xviiie siècle en France - Henri-Pierre Mottironi p. 171-195 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
      Ancêtre de la société à responsabilité limitée, la commandite est considérée en histoire économique comme un des jalons essentiels dans l'émergence de la gouvernance d'entreprise moderne. Moins connu est toutefois le rôle qu'a joué cette forme de société dans la pensée politique. Pourtant la commandite est fondée sur une forme de mandat représentatif qui ne va pas manquer d'inspirer juristes et penseurs politiques : les associés passifs déléguant au sein de cette société la gestion de leurs affaires, et avec elle la pleine responsabilité juridique en cas de faillite, à leurs commandités. On voit ainsi apparaître progressivement dans la littérature politique française de la fin de l'époque moderne des images où la commandite est convoquée pour penser l'État, les rapports entre gouvernés et gouvernants ou encore le rapport entre la liberté et la prospérité économique de la nation. C'est par un travail de recontextualisation dans les pratiques commerciales et juridiques de la fin de l'époque moderne que cet article se propose de saisir cette mise en analogie et son apport à la théorie du gouvernement représentatif à la fin de l'époque moderne.
      An ancestor of the limited liability company, the commenda is considered in economic history as an essential milestone in the emergence of modern corporate governance. Less known, however, is the role that this form of society has played in political thought. Yet the commenda is based on a form of representative mandate that has inspired legal and political thinkers. Indeed, in this type of company the limited partners delegated the management of their affairs, and with it full legal responsibility in the event of bankruptcy, to their active partners. We thus see gradually appearing in the French political literature of the late modern period images where the commenda is called upon to theorize the State, the relations between the governed and those who govern, or even the relationship between freedom and the economic prosperity of the nation. This article proposes to grasp this analogy and its contribution to the theory of representative government by recontextualising it within the commercial and legal practices of the late modern period.