Contenu du sommaire : Le tatouage face au droit : de la littérature aux pratiques sociales
Revue | Droit et cultures |
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Numéro | no 85, février 2023 |
Titre du numéro | Le tatouage face au droit : de la littérature aux pratiques sociales |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Éditorial
Le tatouage face au droit : de la littérature aux pratiques sociales
- Présentation. La peau encrée dans la fiction : crimes en trompe-l'œil et infra-droit - Anne Chassagnol
- L'aveu du corps : la marginalité révélée de la femme tatouée dans trois romans du XIXᵉ siècle - Jeanne Barnicaud Au XIXᵉ siècle se développe un topos dans la littérature française : celui du dévoilement d'un tatouage sur le corps d'une femme, entraînant un changement de perspective sur son personnage. Ces scènes de révélations se nourrissent de la relative rareté du tatouage féminin : y est accentué l'effet transgressif d'une marque corporelle déjà associée aux domaines de la prostitution, du crime et de la délinquance. Dans cet article, je propose l'analyse du tatouage féminin et d'autres marques corporelles associées, dans des romans dans lesquels figurent des scènes de révélations significatives, particulièrement Les Mystères de Paris (1843) d'Eugène Sue, Les Trois Mousquetaires (1844) d'Alexandre Dumas et Madame la Boule (1889) d'Oscar Méténier. Signe d'un monde aux normes inversées, actualisation saillante de la flétrissure légale, « acte de mariage » alternatif signant le refus de l'entrée dans la société ordinaire : dans ces fictions, le tatouage féminin devient l'aveu d'une déviance.During the 19th century, a new topos emerges in French literature: revealing a tattoo on a woman's body provokes a shift in perspective on her character. This topos is built on the fact that tattooed women are then considered an unusual sight. Hence, it adds a transgressive component to a mark already commonly associated with prostitutes, criminals, and delinquents. In this article, I analyse three revelation scenes in novels that features tattooed women, or women with marks commonly associated with tattoos: Eugène Sue's Les Mystères de Paris (1843), Alexandre Dumas' Les Trois Mousquetaires (1844) and Oscar Méténier's Madame la Boule (1889). Tattoos can be written as the symbol of the reversed norms of a troubling ‘underworld', as a new kind of prisoner's brand, or as a type of popular, semi-official marriage contract. But, most importantly, they seem to be the unmistakable sign of a woman's marginality.
- « L'âme du juste se sert du corps comme d'un outil ou d'un instrument ». L'intérêt des juristes pour le tatouage, entre médecine légale et pratique judiciaire (XIXe-XXe) - Solange Ségala L'histoire juridique du tatouage commence modestement, au début du XIXe siècle : les médecins légistes utilisent l'observation de toutes les marques corporelles pour aider la justice à identifier un cadavre, confondre un coupable ou un récidiviste. Au cours de la IIIe République, les progrès de l'identification judiciaire par les mesures anthropométriques auraient dû reléguer le tatouage au second plan. Il n'en sera rien. Celui-ci devient au contraire un sujet d'affrontement idéologique : l'École de Lyon (Lacassagne, Locard) y voit un indice d'appartenance à une « classe dangereuse » que le gouvernement devrait sanctionner sévèrement au nom du progrès social. Cette vision déterministe a suscité les critiques d'une partie des praticiens du droit, en particulier des magistrats. Passé ce temps de débats parfois vigoureux, le tatouage se répand dans la société, justifiant des préoccupations d'ordre sanitaire, un encadrement strict des professionnels ou encore des interrogations sur le rapport entre les tatoueurs et leur œuvre. Plus fondamentalement, en ce début du XXIe siècle, il participe à une réflexion concernant son support, le corps humain, dont le statut connaît de profonds bouleversements, entre remise en cause du principe d'indisponibilité et revendications « intactivistes ».The legal history of tattooing began modestly, in the early 19th century: forensic pathologists used the observation of all bodily marks to help the judiciary identify a corpse, and convict a culprit or repeat offender. During the Third Republic in France, advances in forensic identification using anthropometric measurements should have diminished the importance of tattoos to the background. But this was not to be. On the contrary, it became a subject of ideological confrontation: the Lyon School (Lacassagne, Locard) saw it as an indication of belonging to a “dangerous class”, which the government should severely punish in the name of social progress. This deterministic vision became a source of criticism by some legal practitioners, particularly judges. After this period of sometimes heated debate, tattooing spread throughout society, justifying health concerns, strict supervision of professionals and questions about the relationship between tattoo artists and their work. More fundamentally, at the start of the 21st century, tattooing has become part of a reflection on its medium, the human body, whose status is undergoing profound changes, foregrounded by the principle of unavailability and demands for “intactivism”.
- Surveiller et punir. La pratique du tatouage dans l'antiquité gréco-romaine - Ralph Evêque Dans cet article, nous évoquerons l'usage du tatouage contraint dans l'Antiquité gréco-romaine. Durant la période antique, le marquage corporel ornemental, prophylactique, apotropaïque ou encore religieux était pratiqué dans de nombreuses civilisations avec lesquelles les Grecs et Romains avaient des échanges. Pour autant, ces derniers réprouvaient la coutume du tatouage volontaire en ce qu'il portait atteinte à l'intégrité du corps humain et s'opposait aux mœurs traditionnelles. Dans les sociétés hellène et romaine effectivement, le tatouage exprimait nécessairement la sanction ou la domination. Le tatouage pénal sanctionnait les prisonniers de guerre, les esclaves délinquants et les hommes libres criminels. Il servait à punir en frappant d'infamie son dédicataire, mais également à le distinguer d'autres individus afin d'éviter sa fuite. Quant au tatouage d'appartenance, il était le plus souvent apposé sur les soldats et les fonctionnaires impériaux romains. Son but était d'identifier les agents de l'État et ainsi de prévenir ou encore réprimer facilement la soustraction à leurs devoirs.This article examines the use of compulsory tattooing in Greco-Roman antiquity. During the ancient period, ornamental, prophylactic, apotropaic or religious body marking was practiced in many of the civilisations with which the Greeks and Romans interacted. However, the Greeks and Romans disapproved of the custom of voluntary tattooing on the grounds that it violated the integrity of the human body and was contrary to traditional morality. In Hellenic and Roman society, tattooing was necessarily an expression of punishment or domination. Penal tattoos were used to punish prisoners of war, delinquent slaves and criminal freemen. It served to punish by infamy the person who had it, but also to distinguish him or her from other individuals so as to prevent their escape. As for the tattoo of belonging, it was most often affixed to Roman soldiers and imperial officials. Its purpose was to identify agents of the state and thus easily prevent or repress the evasion of their duties.
- La peau humaine tatouée comme objet de propriété corporelle : à la vie, à la mort - Ronan Bretel La présente contribution explore le statut juridique de la peau humaine tatouée en tant qu'objet matériel, figure singulière de propriété pour le droit civil. Le corps et l'œuvre incarnée en tant que sujet d'appropriation : là est la voie problématique que nous traverserons avec quelques exemples clefs pour mettre en avant les faisceaux de droit en tension sur cet objet dit « sensible ». Nous proposons ainsi de décrire la mutation du tatouage réalisé dans son passage de la vie, alors pleinement inscrit dans le corps et donc participant au « sujet de droit », à la mort où il devient un bien singulier soumis aux principes d'indisponibilité du corps humain et d'exigence juridique de dignité.In this contribution, we will explore the legal status of tattooed human skin as a material object, a singular figure of property for civil law. We will focus on the problematic aspect of the body and embodied works of art as subjects of appropriation, using a few key examples to highlight the bundles of law in tension over this so-called "sensitive" object. We propose to describe the mutation of tattoos, examining their evolution from life, when they are fully inscribed in the body and thus "subjects of law", to death, when they become a singular asset subject to the principles of the unavailability of the human body and the legal requirement of dignity.
- Le droit à fleur de peau : entre protection du corps et protection de la création - Rhéa Eddé L'engouement récent pour le tatouage soulève des enjeux juridiques, éthiques, sociologiques et économiques. Cet article interroge la façon dont le droit français saisit ce phénomène et ce qu'il révèle de l'évolution de la conception du corps humain eu égard à sa transformation et à son exploitation en tant que création. Les possibilités de modification du corps oscillent entre deux principes, celui de la protection et celui de l'autonomie personnelle. Le corps, support d'une œuvre artistique, entrave les prérogatives dévolues à l'auteur de la création. Aussi, c'est dans la perspective de la personne tatouée et sous le prisme du corps vivant, à travers deux moments différents, avant et après la réalisation du tatouage, que cet article aborde cet usage du droit en tension.The recent enthusiasm for tattooing raises legal, ethical, sociological, and economic issues. This article questions how French law captures this phenomenon and what it reveals about the evolution of the conception of the human body in view to its transformation and exploitation as a creation. The possibilities of changing the body oscillate between two principles, that of protection and that of personal autonomy. The body, medium of an artistic work, hinders the prerogatives assigned to the author of the creation. Also, it is in the perspective of the person tattooed and under the prism of the living body through two different moments, before and after the realization of the tattoo, that this article addresses this use of the law in tension.
- Peaux tatouées comme œuvres d'art et objets de collection : enjeux éthiques et légaux - Alix Nyssen En 1952, Roald Dahl publie Skin, une nouvelle macabre qui relate le destin d'un homme tatoué dans sa jeunesse par l'artiste Chaïm Soutine. Celui-ci, devenu vieux et désargenté, finit dépecé après avoir montré son tatouage à des amateurs d'art avides d'en tirer profit. Au regard de certaines œuvres et collections de peaux tatouées à travers le monde, la réalité semble avoir depuis rattrapé la fiction. Deux projets artistiques se démarquent pour s'être directement inspirés de l'histoire de Dahl : Chaïm Soutine (2004) en Angleterre et Skin (2011) aux États-Unis. Ils se fondent sur l'implication de volontaires prêts à offrir leurs corps à des artistes qui les utilisent comme toiles vivantes pour y encrer leurs dessins. À travers l'analyse de ce passage d'un récit littéraire à de véritables projets artistiques, l'objectif de cet article est de mettre en lumière les problématiques éthiques et légales liées à l'exposition, la conservation, l'achat et la vente d'œuvres dont le support est le corps humain.In 1952, Roald Dahl published Skin, a macabre short story about a man tattooed in his youth by the artist Chaïm Soutine. Soutine, now old and penniless, ends up sacrificed after showing his tattoo to art lovers eager to make a profit from it. Looking at some of the works and collections of tattooed skin around the world, reality seems to have since caught up with fiction. Two art projects have been directly inspired by Dahl's story: Chaïm Soutine (2004) in England and Skin (2011) in the United States. They are based on the involvement of volunteers willing to offer their bodies to artists who use them as living canvases on which to ink their drawings. Through an analysis of this transition from literary narrative to genuine artistic projects, the aim of this article is to highlight the ethical and legal issues involved in exhibiting, conserving, buying and selling works whose medium is the human body.
- Tatouages et handicap : histoire d'une réappropriation corporelle entravée - Enka Blanchard Cet article étudie l'expérience du tatouage des personnes handicapées. En sus des finalités esthétiques habituelles, cette population a d'autres usages des modifications corporelles, allant de la dissimulation d'une déficience à la réappropriation du corps par le retournement du stigmate. Malgré ces motivations supplémentaires, les personnes handicapées souhaitant modifier leurs corps font face à de nombreux obstacles arbitraires qui vont jusqu'au déni de leurs droits civiques. Nous analysons ces obstacles dans le cadre d'une négation de l'autonomie handicapée et d'un contrôle amplifié des corps hors-normes, en faisant le parallèle avec d'autres corps divergents.This article investigates disabled people's experiences of tattooing. On top of the usual aesthetic ends, disabled users have additonal reasons for body modifications, from hiding an impairment to reclaiming their bodies by embracing their non-normativity. Despite these numerous motivations, those very users who want to modify their bodies face increased obstacles, going up to the revoking of their individual rights. We analyse these obstacles through the lenses of increased policing and negation of disabled body autonomy, while making parallels with other non-normate bodies.