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Revue | Critique internationale |
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Numéro | no 103, avril-juin 2024 |
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- Éditorial - Catherine Burucoa p. 5-8
Varia
- Le gastro-nationalisme de la vache en Inde. L'instrumentalisation d'un symbole religieux dans le renforcement du sentiment national hindou et la stigmatisation des musulmans - Mathieu Ferry p. 11-38 La protection de la vache, symbole religieux hindou, fait l'objet d'un investissement politique par les forces politiques incarnant le nationalisme hindou en Inde. Entre institutionnalisation légale de l'interdiction de l'abattage de vaches, campagnes politiques de protection de la vache et violences par des groupes de défense de la vache sacrée, ce symbole est au cœur de la stratégie politique favorisant une hindouisation de la société indienne. À partir de données d'enquêtes d'opinion et d'entretiens, l'article adopte une approche d'étude de la nation par le bas, telle qu'elle est vécue de manière ordinaire. Cette perspective permet de souligner le rôle saillant de la protection de la vache dans la définition des frontières du groupe hindou, tout en mettant au jour l'importance de ce symbole dans l'attachement au sentiment national au sein de la population et dans la légitimation des violences envers les musulmans, perçus comme des mangeurs de viande bovine. L'instrumentalisation de la protection de la vache illustre ainsi le processus de cristallisation de l'identité nationale indienne autour de la communauté hindoue, en s'appuyant sur une forme de gastro-nationalisme religieux.The cow, a Hindu religious symbol, has been politically leveraged by forces embodying Hindu nationalism in India. From the legal institutionalization of the prohibition of cow slaughter to political campaigns advocating for cow protection and violence perpetrated by groups defending the sacred cow, this symbol lies at the core of a political strategy promoting the Hinduization of Indian society. Drawing on survey data and interviews, this article adopts a bottom-up approach to studying the nation as experienced in ordinary life. This perspective emphasizes the prominent role of cow protection in defining the boundaries of the Hindu group, while also revealing the significance of this symbol in fostering a sense of national identity among the population and legitimizing violence against Muslims, perceived as beef consumers. The instrumentalization of cow protection thus illustrates the crystallization process of Indian national identity around the Hindu community, relying on a form of religious gastronationalism.
- Courtiers d'autochtonie. En Guinée, les « entrepreneurs-frontières » du Manden-Djallon - Gabriel André p. 39-63 Cet article propose une sociologie des acteurs intermédiaires des mobilisations autochtonistes. Il invite à dépasser la contradiction apparente entre une approche « par le haut » et une approche « par le bas », en s'intéressant aux trajectoires de ceux qui se situent à la lisière de ces espaces sociaux hétérogènes. Ces courtiers d'autochtonie sont ici présentés comme des figures essentielles des mobilisations identitaires. Ils seront décrits comme des « entrepreneurs-frontières », tirant profit non seulement de leur inscription interstitielle dans l'ordre social, mais aussi des projections et des manipulations dont ils font l'objet de part et d'autre de leur entreprise. Le rôle de ces élites secondaires dans les mouvements autochtonistes sera abordé depuis le Fouta-Djallon, en Guinée. Entre 2010 et 2015, une vaste campagne identitaire, dite du Manden-Djallon, a en effet cherché à promouvoir une nouvelle communauté autochtone de la région. Dans un contexte fortement ethnicisé et marqué par la perpétuation des hiérarchies esclavagistes du passé, les partisans du Manden-Djallon prétendaient unir tous les descendants des anciens subalternes de la zone en rappelant leur légitimité de premiers occupants. Nous faisons le choix de présenter cette controverse depuis « le milieu », c'est-à-dire à travers les trajectoires de quatre courtiers d'autochtonie, à l'interface du local et du (trans)national, du moral et de l'instrumental.This article proposes a sociology of intermediaries in autochtony-related mobilisations. It invites us to look beyond the apparent contradiction between a “top-down” and a “bottom-up” approach, by focusing on the trajectories of those who stand on the margins of these heterogeneous social spaces. These brokers of autochtony are presented here as essential figures in the mobilisation of identity. They are referred to as “boundary-entrepreneurs”, who take advantage not only of their interstitial position in the social order, but also of the projections and manipulations to which they are subjected on both sides of their enterprise. The role of these secondary elites in autochtony-related movements is examined from the Fouta-Jallon in Guinea. Between 2010 and 2015, a major identity campaign, known as the Manden-Jallon campaign, sought to promote a new autochtonous community in the region. In a highly ethnicised context, marked by the perpetuation of slave hierarchies, Manden-Jallon supporters claimed to unite all descendants of the region's former subalterns by reclaiming their legitimacy as original inhabitants. The controversy is presented “from the middle” (rather than “from above” or “from below”), through the trajectories of four of these brokers of autochtony, situated at the intersection of the local and the (trans)national, the moral and the instrumental.
- Sauveurs ou « voyous ». La production de l'autorité par les autodéfenses de PK5 à Bangui (2013-2019) - Mathilde Tarif p. 65-86 Comment l'autorité publique est-elle produite par des acteurs non-étatiques et comment expliquer sa remise en cause ? À partir de l'étude des groupes d'autodéfense du quartier de PK5 à Bangui, cet article propose d'analyser le processus de formation, de consolidation et d'érosion d'une forme d'autorité publique pensée comme « alternative ». Notre hypothèse est que les groupes d'autodéfense exercent de l'autorité en s'imposant à l'intersection de différentes échelles de pouvoir local, étatique mais aussi international, qui ne doit pas être laissée en dehors du cadre d'analyse. L'autorité des groupes d'autodéfense à PK5 fut produite à la fois à partir de demandes locales de protection, en lien avec le rôle joué par les autorités étatiques et par rapport aux normes internationales, qui influèrent sur leurs pratiques et leurs discours. Aussi leur autorité fut maintenue tant qu'ils parvenaient à répondre aux contraintes de cette configuration multiscalaire de pouvoir dans laquelle ils exerçaient leur autorité : la remise en cause de leur autorité à l'une de ces échelles de pouvoir tendit à déstabiliser l'ensemble de la configuration et à entraîner leur marginalisation.How is public authority produced by non-state actors and how is it challenged? Based on the study of self-defence groups in the PK5 neighbourhood of Bangui, this article aims to analyse the process of formation, consolidation, and erosion of an “alternative” form of public authority. My hypothesis is that vigilante groups exert authority at the junction of different scales of local, state, and international power, which should not be left outside the framework of analysis. The authority of the vigilante groups in PK5 emerged simultaneously from local demands for protection, in relation to the role played by state authorities and in connection with international norms, which also influenced their practices and discourses. Thus, their authority was maintained as long as they managed to respond to the constraints of this multiscalar configuration of power. The challenging of their authority at one of these scales of power therefore destabilized the entire configuration and led to their marginalization.
- La médiation policière entre « mandat populaire » et « mandat officiel ». Réforme et légitimation du travail de police dans les quartiers populaires du Malawi - Paul Grassin p. 87-112 Depuis la réforme policière des années 1990, inspirée par la doctrine du community policing, et la promotion d'une police « au service de la population » au Malawi, la médiation, pratique hybride entre modèle voyageur de « justice réparatrice » et modalité « traditionnelle » de résolution des conflits, s'est imposée au cœur du répertoire d'action policière. À partir de l'étude de cas de médiations dans le poste de police d'un quartier populaire de la capitale économique du pays, l'article analyse les modalités d'appropriation de cette pratique tant par les policiers que par les policés, en fonction d'intérêts et d'enjeux moraux qui leur sont propres. En favorisant l'exercice d'une justice sur-le-champ, sans recourir aux tribunaux, la médiation policière favorise l'ajustement entre le nouveau mandat policier issu de la réforme et les demandes de police des justiciables, constitutives d'un « mandat populaire ». Ces ajustements soulèvent alors la question des formes de « réparation » ainsi mises en œuvre et de la place de la coercition dans la médiation policière.Since the police reform that occurred in Malawi in the 1990s, inspired by the Community Policing doctrine and the promotion of a “police at the service of the population”, mediation, a hybrid practice between the traveling model of “restorative justice” and “traditional” conflict resolution methods, has become central to the repertoire of police action. Through a case study of mediations at a police station in a densely populated township of the country's economic capital, this article analyses the ways in which this practice is appropriated by both police officers and the township's inhabitants following personal agendas, interests, and moral stakes. By promoting on-the-spot justice without resorting to the courts, police mediation facilitates the alignment between the new police mandate resulting from the reform and the policing demands of the litigants, constituting a “popular mandate”. These adjustments then raise questions about the forms of “restoration” thus implemented and the role of coercion in police mediation.
- Contester par les chiffres : analyse des collectifs d'audit citoyen de la dette en France, en Espagne et en Belgique - Jessy Bailly p. 113-137 Dans cet article, on étudie comment les chiffres sont utilisés par des militants issus de collectifs d'« audit citoyen de la dette locale » (en France, en Espagne et en Belgique) afin de critiquer la gestion par les gouvernants de la dette et des finances locales. L'article offre deux contributions. D'une part, on rend compte d'usages critiques des chiffres déjà repérés dans la littérature (alerter, critiquer les conventions comptables, introduire des indicateurs alternatifs), mais également d'usages encore non recensés mais bien présents chez les collectifs étudiés (imputer les responsabilités politiques par la quantification et pointer du doigt l'irresponsabilité des représentants politiques du fait de l'opacité des données à disposition du public). D'autre part, il s'agit d'éclairer, dans le prolongement des travaux d'Alain Desrosières et de Joel Best, le rapport aux chiffres de ces militants. Cela permet de rendre plus intelligible les usages hétérogènes et ambivalents des chiffres par les collectifs d'audit. On insistera sur certaines limites auxquelles ces activistes font face en recourant aux chiffres pour porter leur critique.This article examines the uses of official numbers by activists associated with groups involved in the citizen audit of local debt, in France, Spain, and Belgium, as a means to critique government management of local debt and finance, during the European debt crisis in the 2010s. The contribution of the article is twofold. Firstly, it delves into previously documented critical uses of numbers in the literature, such as issuing warnings, challenging accounting conventions, and introducing alternative indicators. However, it also highlights previously uncharted uses of numbers to challenge public authorities, which involve assigning political accountability through quantification and highlighting the irresponsibility of political representatives due to the opacity of publicly available data. Secondly, building upon the research of Alain Desrosières and Joel Best, the article seeks to illuminate the activists' relationship with numbers (their numerical consciousness). This exploration aims to provide a deeper understanding of the diverse and ambivalent ways in which activists employ public numbers. Special attention is given to the constraints and challenges these activists encounter when using numbers to articulate their criticisms.
- Gouverner le territoire minier. Entreprises extractives et développement local au Chili - Mathilde Allain p. 139-163 Cet article étudie la manière dont les entreprises extractives façonnent les territoires, s'adaptent aux législations nationales et mettent en place des modalités « d'ancrage politique » au niveau local. En se penchant sur le cas du Chili et de la commune de Til Til, il s'inscrit dans une discussion plus ample sur l'évolution du capitalisme minier et des politiques de développement local dans des contextes où les ressources naturelles continuent d'être au cœur de l'économie politique des États. Comment l'ancrage politique des entreprises prend-il forme dans les territoires et comment les acteurs privés mettent-ils en place des modalités de gouvernement des populations ? En miroir de « l'État en action », appréhendé par ses acteurs, ses pratiques et ses politiques publiques, je propose d'aborder également les entreprises « en action » à travers leur histoire locale, leur rapport aux institutions publiques, leurs pratiques ainsi que les normes qu'elles développent. Je montre d'abord que l'ancrage politique des entreprises minières passe par un pouvoir structurel – observable au niveau local à travers l'histoire minière de Til Til – et instrumental – saisissable à travers leur rôle dans la co-construction et l'utilisation des politiques publiques environnementales. J'explique ensuite comment les dispositifs locaux de RSE (responsabilité sociale et environnementale) des entreprises minières sont des modalités d'ancrage politique des firmes au niveau local.This article examines the ways in which extractive companies shape territories, adapt to national legislation and establish “political anchoring” arrangements at the local level. Focusing on the case of Chile and the commune of Til Til, it is part of a broader discussion on the evolution of mining capitalism and local development policies in contexts where natural resources remain central to the political economy of states. How does the political anchoring of companies take shape in territories, and how do private players set up ways of governing populations? As a mirror image of the “state in action”, through its actors, practices and public policies, I propose to look at companies “in action” through their local history, their relationship with public institutions, their practices and the norms they develop. First, I show that the political anchoring of mining companies involves structural power – observable at the local level through the mining history of Til Til – and instrumental power – graspable through their role in the co-construction and use of environmental public policies. I then explain how the local CSR (social and environmental responsibility) mechanisms of mining companies are a means of political anchoring at the local level.
- Le gastro-nationalisme de la vache en Inde. L'instrumentalisation d'un symbole religieux dans le renforcement du sentiment national hindou et la stigmatisation des musulmans - Mathieu Ferry p. 11-38
Coulisses
- Accéder aux coulisses de la domination masculine grâce aux techniques de l'éducation populaire. L'exemple du Théâtre de l'Opprimé·e comme méthode d'enquête - Laura Carpentier-Goffre p. 167-192 Les outils conceptuels et méthodologiques classiques de l'enquête sociologique pâtissent d'un certain androcentrisme, lequel a conduit la littérature scientifique qui en est issue à sous-estimer la magnitude, aussi bien quantitative que qualitative, des violences patriarcales, en particulier conjugales et intrafamiliales. Tandis que les sociologues quantitativistes ont amorcé, depuis environ deux décennies, un processus de réflexivité pour remédier à ce problème, la sociologie qualitative francophone accuse en la matière un certain retard. À partir d'une réflexion issue d'une recherche qualitativiste sur les rapports ancillaires en Bolivie et au Pérou, le présent article retrace les étapes-clés du cheminement à la fois méthodologique, théorique et épistémologique qui m'a conduite à mobiliser les méthodes de l'éducation populaire, en particulier le Théâtre de l'Opprimé·e, comme dispositif de collecte de données. À partir des dynamiques heuristiques auquel cet outil a donné le jour, l'article propose une introspection disciplinaire et des pistes à la fois méthodologiques et éthiques visant à briser le cercle vicieux de l'invisibilisation des violences patriarcales.Standard methods in sociological enquiry have long suffered from an androcentric bias that has fueled the ensuing scientific literature. Despite the major advances made possible by feminist theorists, the tendency to underestimate the magnitude, both quantitative and qualitative, of gender-based violence, remains. In the French-speaking academic world, while quantitative sociologists have embarked on a process of reflexivity to address this issue for at least two decades, qualitative sociology lags behind in this regard. Based on my PhD research on paid domestic work in Bolivia and Peru, this article proposes both a disciplinary introspection and methodological avenues for overcoming the tendency to leave gender-based violence in the blind spot of sociological inquiries that are not directly related to this issue. To this end, I begin with recounting the key steps in the methodological, theoretical, and epistemological path that led me to incorporate the methods of popular education, the Theatre of the Oppressed in particular, to my research protocol. I then analyse the valuable insights that this tool has provided me regarding gender-based violence and trauma, on the one hand, and research methodology, epistemology, and ethics, on the other hand.
- Accéder aux coulisses de la domination masculine grâce aux techniques de l'éducation populaire. L'exemple du Théâtre de l'Opprimé·e comme méthode d'enquête - Laura Carpentier-Goffre p. 167-192
Lectures
- Camille Morel, Les câbles sous-marins : Paris, CNRS Éditions, 2023 200 pages - Victor-Manuel Afonso Marques p. 197-201
- Montassir Sakhi, La révolution et le djihad. Syrie, France, Belgique : Paris, La Découverte, 2023 328 pages - Catherine Hass p. 203-206
- Séverine Autesserre, Sur les fronts de la paix : The Frontlines of Peace, traduit de l'anglais américain par Stanislas de Haldat Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 2023 406 pages - Frédéric Ramel p. 207-210