Contenu du sommaire : « L'origine des inégalités » : résurgences et réappropriations d'un grand récit

Revue Tracés Mir@bel
Numéro no 45, 2024
Titre du numéro « L'origine des inégalités » : résurgences et réappropriations d'un grand récit
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Éditorial

  • Articles

    • Plaisanter sur les inégalités pour bâtir la hiérarchie : le rôle des alliances à plaisanterie dans la formation de la hiérarchie sociale à Madagascar (côte ouest) - Maurizio Esposito La Rossa p. 25-44 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Dans la littérature anthropologique océaniste, l'émergence des inégalités a été liée au passage de la guerre aux échanges compétitifs de « dons », instaurant un principe d'équivalence entre vie humaine et biens matériels. Partant de l'intuition de Marcel Mauss selon laquelle les « relations à plaisanterie » représentent une autre forme d'échange compétitif, cet article démontre comment les alliances ziva de Madagascar, fondées sur ces relations à plaisanterie, ont favorisé non pas tant l'émergence des inégalités de biens que la formation d'une hiérarchie sociale à partir d'inégalités existantes. En transformant la dette de vie entre preneurs et donneurs d'épouses en une relation de dépendance entre leurs descendants, ces alliances ont en effet cristallisé les inégalités entre beaux-frères en une hiérarchie entre leurs groupes respectifs. Celle-ci a ensuite été englobée et transformée par la royauté sakalava de la côte ouest, grâce aux alliances à plaisanterie contractées entre les rois étrangers et les groupes locaux conquis. Ainsi, plutôt que de retracer l'origine rêvée des inégalités, cet article analyse le processus d'institutionnalisation des inégalités dans une hiérarchie par le biais d'échanges compétitifs de biens, de plaisanteries et de services rituels.
      In Oceanic anthropological literature, the emergence of inequalities has been associated with the shift from warfare to the competitive exchange of “gifts”, establishing a principle of equivalence between human life and material goods. Drawing on Marcel Mauss's insight that “joking relationships” represent another form of competitive exchange, this article shows how Madagascar's ziva alliances, based on such joking relationships, have favoured not so much the emergence of wealth inequalities as the formation of a social hierarchy based on existing inequalities. By transforming the debt of life between the takers and givers of wives into a dependency relationship between their offspring, these alliances have effectively consolidated inequalities between brothers-in-law into a hierarchy between their respective groups. This hierarchy was subsequently embraced and transformed by the Sakalava kingship of the West Coast, thanks to the alliances forged between foreign kings and conquered local groups. Thus, rather than tracing the imagined origins of inequalities, this article analyses the process of institutionalising inequalities into a hierarchy through the competitive exchange of goods, jokes, and ritual services.
    • Les « princes de la Manche » : des États royaux dans l'Europe de l'âge du Bronze ? - Clément Nicolas, Yvan Pailler, Cyril Marcigny p. 45-67 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Les sociétés du Bronze ancien de part et d'autre de la Manche sont bien connues grâce aux nombreuses sépultures monumentales sous tumulus disséminées dans le nord-ouest de la France et le sud de l'Angleterre. Dans une perspective néo-évolutionniste, elles sont classiquement rangées parmi les chefferies du fait de la présence de tombes « princières ». Les données sociales et territoriales suggèrent l'existence d'une série d'entités politiques circonscrites dans l'espace (160 à 2 000 km²). Celles-ci semblent fonder leurs richesses sur le contrôle de la production des ressources vivrières, du sel et des minerais, ainsi que de leurs échanges. Ces faits et les interprétations que l'on peut légitimement en tirer (hiérarchie marquée, division en classes, propriété fundiaire, monopole de la violence symbolique, souveraineté du territoire, contrôle du religieux) suggèrent que ces sociétés du Bronze ancien pourraient tout à fait correspondre à des sociétés royales ; et, par conséquent, à une première forme d'« État ».
      Early Bronze Age societies on both sides of the Channel are well known for the many monumental burial mounds scattered across northwestern France and southern England. From a neo-evolutionist perspective, they are classically considered chiefdoms because of the presence of “princely” graves. Social and territorial data suggest the existence of a series of spatially circumscribed political entities (160 to 2,000 km²). These entities appear to have based their wealth on controlling the production of food resources, salt and ores, and trade. These facts and the interpretations that we can legitimately draw from them (pronounced hierarchy, class divisions, fundiary property, monopoly of symbolic violence, territorial sovereignty, control over religion) suggest that these Early Bronze Age societies could well correspond to royal societies and, consequently, to an early form of “State”.
    • Matriarcat et origine des inégalités dans la première école de Francfort - Salima Naït Ahmed p. 69-86 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article est consacré à la réception et la réinvention du thème du « matriarcat » dans les tout premiers temps de l'école de Francfort. Cherchant à mettre en lumière la transmission méconnue à l'école de Francfort des conceptions évolutionnistes de Engels sur les sociétés primitives, on interroge le surprenant maintien de la notion de « matriarcat » dans le contexte de sa remise en question et de sa complexification par les ethnologues. On expose les modalités épistémiques, historiques et politiques du maintien et des transformations du thème en distinguant deux grandes périodes : la première, de 1923 à 1931 sous l'égide de Carl Grünberg, et la seconde de 1931 à 1938 sous l'influence du programme de recherche de Erich Fromm. Alors que la première est marquée par une conception évolutionniste du développement social, la seconde est caractérisée par une inflexion « culturaliste », laquelle va de pair avec la tentative de « libérer » l'hypothèse matriarcale d'une compréhension littérale.
      This article focuses on the reception and reinvention of the theme of “matriarchy” in the early days of the Frankfurt School. In an attempt to shed light on the little-known transmission of Engels' evolutionary conceptions of primitive societies to the Frankfurt School, I question the surprising survival of the notion of “matriarchy” in the context of its questioning and complexification by ethnologists. I examine the epistemic, historical, and political ways in which the theme has been maintained and transformed, distinguishing two main periods: the first, from 1923 to 1931, under the aegis of Carl Grünberg, and the second, from 1931 to 1938, under the influence of Erich Fromm's research program. While an evolutionary conception of social development characterises the former, the latter is characterised by a “culturalist” turn, which goes hand in hand with the attempt to “liberate” the matriarchal hypothesis from a literal understanding.
  • Note

    • Ce que « sociologiser le biologique » peut bien vouloir dire - Chloé Mondémé p. 89-99 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Dans son dernier ouvrage, Bernard Lahire se propose de « sociologiser la biologie », en allant trouver des facteurs explicatifs de nature éthologique aux fondements des phénomènes sociaux. Formulé ainsi, le projet peine pourtant à se distinguer d'un programme classique de biologisation du social, certes débarrassé ici du déterminisme génétique, mais du même ordre que ceux développés par les diverses entreprises réductionnistes des cinquante dernières années. En effet, tant dans les références disparates maniées pour apporter la charge de la preuve, que dans la croyance en l'unité disciplinaire de « la » biologie par-delà les controverses qui peuvent la traverser, s'énoncent des arguments aussi définitifs que spéculatifs sur la nature de l'homme et les fondements de la société. Les importants programmes naturalistes contemporains, intéressés à bâtir une réflexion anthropologique interdisciplinaire, sont eux, pour la plupart, ignorés.
      Bernard Lahire's last book aims at “sociologising biology” by examining the ethological factors explaining and conditioning human sociality and society. As such, it instead looks like a classical reductionist program to biologise social behaviour (albeit free from genetic determinism) as defended by sociobiology fifty years ago. The overall argument rests on diverse references from this framework and the naive belief in the unity of biology (as a discipline somehow immune to internal debates and controversies). Recent anthropological programs grounded in evolutionary perspectives that could have provided interesting and informed discussions are neglected.
  • Entretiens

    • La Préhistoire des inégalités au prisme du genre. Entretien avec Anne Augereau, Claudine Cohen et Aline Thomas - Rémi Hadad, Jean-Baptiste Vuillerod, Anne Augereau, Claudine Cohen, Aline Thomas p. 103-123 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet entretien de la revue Tracés revient sur la question des inégalités de genre à la Préhistoire. Les chercheuses Anne Augereau, Claudine Cohen et Aline Thomas y discutent des méthodes archéologiques à partir desquelles il est possible de documenter les rapports sociaux de sexe au Paléolithique et au Néolithique, et elles expliquent les enjeux de ces recherches. Elles montrent notamment comment certains grands récits font obstacle à notre connaissance archéologique du genre et des rapports entre hommes et femmes. La mise à distance critique de l'idée d'une « nature » qui fonderait la division sexuelle du travail ou encore du mythe d'un matriarcat primitif apparaît alors non seulement comme la condition de possibilité d'un savoir scientifique sur le passé de l'humanité, mais aussi comme un moyen d'intervenir de manière pertinente dans les problématiques féministes actuelles.
      This interview in the journal Tracés looks at the issue of gender inequality in Prehistory. Researchers Anne Augereau, Claudine Cohen and Aline Thomas discuss the archaeological methods that can be used to document gender relations in the Palaeolithic and Neolithic periods and explain what is at stake in this research. In particular, they show how certain grand narratives stand in the way of our archaeological knowledge of gender and relations between men and women. Critically distancing ourselves from the idea of a “nature” that would underpin the sexual division of labour or from the myth of a primitive matriarchy is seen not only as a prerequisite for scientific knowledge of humanity's past but also as a means of making a relevant contribution to current feminist issues.
    • Autour d'une double origine : histoire du capitalisme racial. Entretien avec Sylvie Laurent - Igor Krtolica, Aurélia Michel, Sylvie Laurent p. 125-142 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Au cœur de l'histoire de l'Occident, la relation inaugurale entre race et capitalisme a été très tôt identifiée par les penseurs caribéens et africains-américains, depuis des sociétés où cette articulation est particulièrement sensible. Or, dès la fin du xviiie siècle, le capitalisme racial s'est noué en Amérique du Nord à une promesse démocratique. Dès lors, l'histoire des Amériques témoigne de cette intrication paradoxale du capitalisme et de la violence raciale d'un côté avec le fait démocratique de l'autre. C'est cette double – voire triple – origine qui est au cœur du travail de l'américaniste Sylvie Laurent dans son dernier livre, Capital et race (2024). À partir des principaux mythes intellectuels qui fondent les États-Unis, et plus largement l'Occident moderne, elle revient ainsi sur l'envers du récit de l'émancipation libérale : l'effacement d'une profonde opération de violence capitaliste et raciale. Ce dispositif fait de l'« origine des inégalités » modernes un récit impossible.
      At the heart of Western history, Caribbean and African-American thinkers identified the inaugural relationship between race and capitalism early in societies where this articulation is particularly sensitive. By the end of the 18th century, racial capitalism in North America had become intertwined with the promise of democracy. From then on, the history of the Americas bears witness to the paradoxical interweaving of capitalism and racial violence on the one hand and democracy on the other. This double – or even triple – origin lies at the heart of Americanist Sylvie Laurent's latest book, Capital et race (2024). Drawing on the central intellectual myths on which the United States, and more broadly the modern West, is founded, she focuses on the other side of the liberal emancipation narrative: the erasure of a far-reaching operation of capitalist and racial violence. This mechanism makes the modern “origin of inequality” an impossible narrative.