Contenu du sommaire : Vies des morts en Asie
Revue |
Extrême-Orient, Extrême-Occident ![]() |
---|---|
Numéro | no 47, 2024 |
Titre du numéro | Vies des morts en Asie |
Texte intégral en ligne | Accès réservé |
- Les véhicules des morts ou comment présentifier les défunts dans les pratiques rituelles en Asie - Florence Galmiche p. 7-16
I. Représenter et présentifier
- Vu de Chine : rendre présents les morts en les représentant - Alain Arrault p. 17-54 L'image cultuelle, l'objet par excellence du rapport des vivants avec les morts, ne fut pas une donnée immédiate, par tous et en tout temps admise. Elle oscilla entre iconomachie et iconodoulie, entre des discours dépréciatifs et des discours de justification, entre des théories et des pratiques souvent contradictoires. Nous essaierons dans le cadre de cet article d'examiner au plus près, grâce aux sources littéraires, les soubresauts que subirent au fil du temps, à partir de l'ère commune, les images en particulier des ancêtres et des maîtres, mêlant ainsi la généalogie biologique et la généalogie spirituelle, le rôle et le type qu'elles accordèrent à la représentation des morts. Nous nous efforcerons dès lors d'analyser de manière transversale lesdites religions chinoises, le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme, afin d'en faire émerger le régime différencié du culte des vivants aux morts.The cultic image, the matter par excellence of the relationship between the living and the dead, is not an immediate given, accepted by all and at all times. It has oscillated between iconomachy and iconoduly, between disparaging and justifying discourses, between often contradictory theories and practices. In this article, I use literary sources to take a closer look at the upheavals that images of ancestors and masters underwent over time, from the beginning of the Common Era onwards, blending biological and spiritual genealogies, and the role and type they accorded the representation of the dead. I thus endeavour to analyze the so-called Chinese religions —Confucianism, Taoism and Buddhism— in a transversal manner, so as to bring to light the differentiated regime of the living's worship of the dead.
- Reinventing the Afterlife in Japan (1960-2020): From Temple Dioramas to Architect-designed Hell and Heaven Parks - Mary Picone p. 55-74 Au Japon, les tombes et les tablettes mortuaires sont censées constituer un lieu matériel pour les morts ancestralisés. Cependant, le contact le plus tangible ainsi que le plus élaboré avec la masse des malemorts ou de ceux dont le sort est incertain est constitué par des recréations de l'au-delà en trois dimensions transposant les rokudō-e (rouleaux peints des six voies de la réincarnation). Des représentations contemporaines des enfers, du monde des démons affamés (gaki) et des paradis se trouvent dans des temples avec des statues du roi et juge des enfers Enma (Yama), ou en tant qu'annexes récentes d'autres temples, ou encore sur des sites de « loisirs bouddhiques » proches des parcs à thème si communs dans l'archipel. On en trouve également en tant qu'attractions touristiques mineures situées le long des routes. Le divertissement rejoint l'enseignement religieux sur certains lieux sacrés tels que le mont Tateyama, anciennement vu comme habitat des morts puis devenu lieu de pèlerinage célèbre. Dans les années 1990, afin de relancer le tourisme, le bureau culturel de la préfecture a fait construire des musées complétés par le parc de divertissement du mandala de Tateyama (Tateyama mandara yūen), une représentation symbolique et multisensorielle complexe des célèbres rouleaux peints locaux sous la forme d'un grand parc à thème. Cet ensemble ambitieux a été imaginé par un architecte connu en tant que vision de l'itinéraire posthume de l'âme à travers les voies de la réincarnation, agrémenté par pas moins de sept paradis, en fait des installations imaginées par des artistes. D'autres tentatives de réinvention des au-delàs prennent la forme de petits musées bricolés tels que l'Izu gokurakuen (parc du paradis d'Izu), apprécié par certains en tant qu'exemple de « nostalgie de la période Shōwa ». Il s'agit d'un bâtiment contenant une énième version des dioramas en plâtre et plastique des tortures infernales coutumières avec effets son et lumière ainsi qu'un paradis voisinant avec un « musée du sexe ». Parmi d'autres exemples de réinventions, on évoquera des modèles en carton de nouveaux enfers (tels celui des « voleurs de gommes ») réalisés par des enfants auxquels un artiste et ancien instituteur avait montré le Tateyama mandara comme source d'inspiration.In Japan the ancestralized dead are generally associated with graves and memorial tablets. Yet the most tangible and elaborate form of post-mortem contact with the mass of those existing outside this status (for example in the hells or as hungry ghosts, gaki) is provided by three dimensional re-creations of the otherworld, based on the painted scrolls portraying the six paths of reincarnation (rokudō-e). They are to be found in temples containing halls dedicated to the infernal King and judge Enma (Yama), in relatively recent additions to other temples or, more generally, on sites of “Buddhist leisure” such as contemporary religious-themed amusement parks, or even as roadside attractions. Amusement and religious instruction continue to be combined also in sites such as the sacred mountain of Tateyama, anciently known as an abode of the dead and later as a pilgrimage destination. In order to develop tourism in the 1990s the local prefectural authorities built a museum housing the famous “pilgrimage mandala” scrolls as well as a series of parks. The most ambitious of these is the Tateyama mandara amusement park (Tateyama mandara yūen), a very complex symbolic and multisensorial representation of the world of the eponymous scrolls. Designed by a well-known architect it mainly portrays the souls' itinerary through the paths of rebirth and includes seven paradises in the form of installations by artists. Other attempts at recreating the afterlife include minor tourist attractions such as the Izu Gokurakuen (paradise amusement park), now prized by some as an example of retro Shōwa nostalgia, a building containing still another version of plaster dioramas of infernal tortures embellished by light effects, plus a paradise attached to a sex museum. Another type of re-creation is constituted by the models of new hells (such as that for “eraser thieves”) made by schoolchildren to whom an artist and former teacher had shown pictures of the Tateyama mandalas as a source of inspiration.
- Vu de Chine : rendre présents les morts en les représentant - Alain Arrault p. 17-54
II. Sensorialité et présence
- Écouter les revenants : sacrifices humains et cloches animées dans les légendes chinoises - Lei Yang p. 75-106 Dans les textes chinois anciens et la littérature orale contemporaine, nombre de récits mettent en scène une personne qui se jette dans une forge pour créer une cloche ou un autre objet en métal. Les conteurs de ces légendes étaient initialement attirés par le mystère de l'art de la métallurgie et les défis techniques auxquels les artisans devaient faire face. Au fil du temps, leur intérêt s'est déplacé vers la façon dont le sacrifice humain donne vie à un objet. En analysant les variantes écrites et orales de ces récits, cet article cherche à démontrer comment les légendes établissent un lien entre les comportements étranges des cloches fondues à partir du sacrifice humain et le retour des victimes. Nous verrons que les sacrifiés peuvent animer les cloches pour accomplir des miracles ou provoquer des troubles. Ces cloches peuvent émettre des sons étranges, souvent interprétés comme les paroles des trépassés. Les vivants cherchent à maintenir ou à modifier ces sons afin d'ajuster leur relation avec les revenants, invisibles, mais audibles. C'est à travers les contacts acoustiques que les cloches animées acquièrent une certaine subjectivité et développent de nouvelles relations sociales avec les vivants, sans pour autant apparaître sous une forme anthropomorphe.In ancient Chinese texts and contemporary oral literature, numerous narratives depict a person throwing himself into a forge to create a bell or another metal object. The storytellers of these legends were initially drawn to the mystery of the art of metallurgy and the technical challenges faced by artisans. Over time, their interest shifted towards the way in which human sacrifice brings an object to life. By analyzing the written and oral variations of these narratives, this article seeks to demonstrate how the legends establish a connection between the peculiar behaviors of bells cast through human sacrifice and the return of the victims. We will see that the sacrificed individuals can animate the bells to perform miracles or cause disturbances. These bells can emit strange sounds, often interpreted as the voices of the deceased. The living strive to maintain or modify these sounds in order to adjust their relationship with the unseen but audible spirits. It is through acoustic encounters that the animated bells acquire a certain subjectivity and develop new social relationships with the living, without assuming an anthropomorphic form.
- Re-opening the Royal Road: The Unquiet War Dead of the Northern Marianas Islands - Ellen Schattschneider p. 107-127 Cet article explore les expériences croisées de paysages marqués par la mort dans les îles des Mariannes du Nord, à l'ombre des batailles brutales de la Seconde Guerre mondiale. Mon analyse s'appuie sur des travaux qui interrogent la manière dont le corps humain enregistre les traumatismes personnels et historiques. Je mets en relief le fait que dans les contextes de l'Asie de l'Est et du Pacifique, le « corps » peut souvent être mieux compris comme s'étendant aux environs spatiaux immédiats, pour inclure la topographie, les flux d'air et d'eau, ainsi que les entités de la flore et de la faune. Les processus rituels de guérison de ce continuum terre-personne, somatisé et traumatisé, consistent à agir sur la matrice corpo-paysagère et à reconfigurer le statut ontologique de ceux qui ont péri dans des circonstances terribles.This article explores intersecting experiences of landscapes of death in the Northern Marianas islands, in the shadow of brutal battles during World War II. My discussion builds upon prior work on how the human body registers personal and historical trauma. I emphasize that in East Asian and Pacific contexts, “the body” is often best understood as extending into the immediate spatial environs, to include topography, air and water flows, and floral and faunal entities. Ritual process of healing this traumatized somatized land-person continuum revolve around reworking the body-landscape matrix, reconfiguring the ontological status of those who perished under horrific circumstances.
- Écouter les revenants : sacrifices humains et cloches animées dans les légendes chinoises - Lei Yang p. 75-106
III. Capter et transformer les morts
- Threads of Connection: Souls and Garments in South Korean Shaman Practice - Laurel Kendall p. 129-151 Différents des lieux physiques caractérisant les hantises, ou des offrandes et des accessoires qui font partie des rites familiaux, les vêtements qui sont l'objet de cet article établissent un lien avec les âmes des morts d'une manière intime, visuelle et tactile. Ils jettent un pont entre la vie et la mort en tant qu'équipements d'une présence sociale quotidienne qui, dans ce contexte, est une non-présence inquiétante, ce qui fait que les vêtements en question sont loin d'être neutres. Les chamans coréens s'adressent aux morts connus en leur offrant de nouveaux vêtements, des vêtements autrefois habités par ces morts et ceux qu'ils désirent. D'autres vêtements, avec d'autres intentions, peuvent par inadvertance attirer les morts, nécessitant une intervention exorciste, alors qu'à l'inverse, un morceau de vêtement imprégné d'odeur humaine peut être utilisé volontairement pour attirer les fantômes et autres entités indésirables loin de corps vivants et mis en danger. Cet article explore l'utilisation du pouvoir évocateur des vêtements dans les relations avec les morts. Je me penche sur la manière dont les vêtements portés par les morts, désirés par eux ou utilisés pour les éloigner, « fonctionnent » comme véhicule de présence dans différents contextes rituels. L'article est basé sur des observations de chamanes (mansin), la gamme complète de rites qu'elles réalisent et sur des observations connexes réalisées sur le terrain depuis les années 1970.Different from the physical sites of historical hauntings, or the offerings and paraphernalia that are part of family ritual, the garments that are the subject of this paper make a connection to dead souls in ways that are intimate, visual, and tactile. They bridge life and death as the accoutrements of a quotidian social presence that is, in this context, an uncanny non-presence rendering the garments in question as far from neutral matter. Korean shamans engage the known dead with gifts of new garments, with garments once inhabited by the dead, and those desired by the dead. Other garments, with other intentions, might inadvertently lure the dead, requiring exorcistic attention, while conversely, a scrap of clothing infused with human scent might be used to lure ghosts and other unwelcome entities away from living and imperiled flesh. This paper explores the evocative use of clothing in dealings with the dead. I consider how clothing once worn by the dead, desired by the dead, or used to draw the dead away, “works” as a vehicle of presence in different ritual settings. The paper is based on observations of shamans (mansin), a full range of the rituals they perform, and related observations from fieldwork beginning in the 1970s.
- Memory Politics of Mass Graves and Commemoration: Korea's Cheju April 3rd Incident - Seong Nae Kim p. 153-185 Cet article aborde les questions de la violence d'État, du traumatisme culturel, de la commémoration et de la politique de mémoire relatifve aux « événements » du 3 avril à Cheju ou « 4.3 » (1947-1954), considérés comme précurseurs de la guerre de Corée. Après l'adoption par le gouvernement, en 2000, de la Loi spéciale relative à la recherche de la vérité sur les événements du 3 avril à Cheju, le « 4.3 » a été officiellement reconnu comme un cas de violence d'État et de massacres de civils. Cependant, en raison du silence imposé pendant une longue période et de la suppression de la « mémoire du 4.3 », les divergences entre la mémoire de l'État et la mémoire individuelle locale ont créé des conflits quant à l'identité des victimes du massacre, la commémoration de l'événement et la politique complexe de la post-mémoire. S'appuyant sur le concept de « post-mémoire » de Hirsch (un type de mémoire intergénérationnelle qui médiatise la mémoire passée dans sa force affective), cet article explore la manière dont cette divergence est médiatisée dans les rites commémoratifs d'offrandes aux ancêtres et dans la réinhumation des corps exhumés des fosses communes. En tant que preuves matérielles des massacres et de leur présence affective, les restes « animent » l'action politique dans le sens d'un jugement moral sur la responsabilité des massacres. Placer les morts dans un tombeau familial approprié ou dans une salle d'inhumation publique partagée avec d'autres morts de masse dans le Parc de la Paix est devenu une préoccupation majeure pour les familles endeuillées. Cela montre comment l'implication de l'État dans la gestion des dépouilles et des pratiques de vénération ancestrale continue d'exercer une influence sur les familles des défunts ainsi que sur les victimes du « 4.3 ». En opposition à l'intervention structurelle de l'État, il existe une action communautaire qui cherche à réparer la perte des relations sociales et restaurer l'histoire commune en créant des tombes collectives d'enfants et des cimetières familiaux, et en inventant des rites chamaniques dans la sphère publique de l'île. Dans cet article, nous témoignons de la communauté de mort et de perte, nouvellement formée à travers le traumatisme culturel et la justice réparatrice dans la période post-atrocité.This article enquires into questions of state violence, cultural trauma, commemoration, and memory politics with respect to the Cheju April 3rd Incident or “the 4.3” (1947-1954), which is regarded as the precursor of the Korean War. After the Special Law for Investigation of the Truth about the Cheju April 3 Incident was established in 2000 by the government, “the 4.3” was officially recognized as a case of state violence and civilian massacres. Due to long-term enforced silence and suppression of “the 4.3 memory,” however, the divergence between state memory and local individuated memory has created conflict over the identity of the victims of mass killing, the commemoration of the event, and the complex politics of postmemory. Drawing on Hirsch's concept of “postmemory” (the type of inter-generational memory that mediates the past memory in its affective force), this paper explores the way in which this divergence is mediated in commemoration rituals of ancestor worship and reburial of dead bodies exhumed from mass graves. As material evidence of mass killing and its affective presence, the remains “animate” political action for moral judgement about responsibility for massacres. Placing the dead in a proper family tomb or public enshrinement hall shared with other mass dead in the 4.3 Peace Park becomes the most significant concerns of the bereaved families. It shows how state involvement in the management of remains and ancestral veneration custom continues to exert an influence on the surviving families of the dead as well as the victims of the 4.3. In opposition to the structural state intervention, there persisted a community action that continually repaired the loss of social relations and restored communal history through creating the children's collective grave and family cemetery and inventing island-wide shamanic rituals in the public sphere. In this article, we witness the community of death and loss, which is newly formed through cultural trauma and restorative justice in the post-atrocity era.
- Threads of Connection: Souls and Garments in South Korean Shaman Practice - Laurel Kendall p. 129-151
Regard extérieur
- L'escarpolette chinoise : véhicules des morts d'Asie vus d'Europe au XVIe siècle - Caroline Callard p. 187-197
- L'escarpolette chinoise : véhicules des morts d'Asie vus d'Europe au XVIe siècle - Caroline Callard p. 187-197