Contenu du sommaire : Produire les 'bons' et les 'mauvais' sujets féministes
Revue |
Raisons Politiques ![]() |
---|---|
Numéro | no 95, août 2024 |
Titre du numéro | Produire les 'bons' et les 'mauvais' sujets féministes |
Texte intégral en ligne | Accès réservé |
- Pages de début - p. 1-4
Éditorial
- Conceptualiser les hiérarchies épistémiques, morales et politiques entre les sujets féministes - Emmanuelle David, Éléonore Lépinard p. 5-14
Dossier
- Comment mal dire « nous » ? Judith Butler et les différents écueils du « sujet féministe » - Léa Védie-Bretêcher p. 15-32 Dans cet article, je prends les premiers travaux de Judith Butler comme matériau théorique privilégié afin de penser comment le féminisme, en affirmant sa dimension collective, peut être conduit à pratiquer des exclusions. Certains sujets seront alors considérés comme inassimilables au « nous » féministe. Je défends que Butler, dans sa critique du « nous » féministe, confond plusieurs processus d'exclusion différents et amalgame ainsi plusieurs manières de mal dire « nous », lorsque la théorie féministe, au contraire, doit nous permettre de distinguer clairement les différents aspects d'un même problème. En mobilisant les notions d'agentivité et d'identité, je distingue donc deux formes différentes d'exclusion et de constitution de « mauvais » sujets du féminisme.In this article, I take Judith Butler's early work as a privileged case study, in order to assess how feminism while asserting its own collective dimension can perform exclusions, categorising certain subjects as unassimilable to the feminist “we”. I argue that Butler confuses several different dynamics and thus mixes up different ways of fashioning a “we” on exclusionary basis. By mobilising notions of agentivity and identity, I distinguish two different types of building up “bad” feminist subjects, thus fulfilling the purpose of theory as a tool for distinguishing between the various faces of a particular problem.
- Les « autres » du féminisme français : Penser les répressions épistémiques de l'universalisme au prisme des débats sur le lesbianisme et le voile islamique - Ilana Eloit, Éléonore Lépinard p. 33-57 À partir d'une analyse croisée de discours féministes sur le lesbianisme au sein du Mouvement de libération des femmes dans les années 1970 et sur le voile islamique dans la dernière décennie, cet article entend montrer comment l'adhésion au régime de l'universalisme abstrait produit, au sein du féminisme, des répressions et des exclusions épistémiques qui instituent en retour des positions dominantes. L'analyse analogique de la régulation épistémique des différences s'appuie sur un corpus d'entretiens, d'archives et de textes publiés par des actrices des mouvements féministes et vise à identifier des processus similaires de traitement de la différence lesbienne et de la différence raciale. Nous identifions en particulier trois tropes rhétoriques à travers lesquels l'universalisme est déployé dans les discours féministes et approprié par un « Nous, les femmes » excluant (hétérosexuel et blanc ou laïc) : le nationalisme, le séparatisme et l'extrémisme. Mettant en résonance le sujet « lesbiennes » avec le sujet « femmes musulmanes voilées », l'article montre comment la construction d'un privilège hétérosexuel et d'un privilège racial fonctionne selon des modalités discursives et épistémiques qui se répètent à travers le temps et permet ainsi de compléter les analyses existantes des usages français de l'universalisme à des fins de légitimation de la raison majoritaire.Based on a cross-analysis of feminist discourses on lesbianism within the Women's Liberation Movement in the 1970s and on the Islamic veil in the last decade, this article intends to show how adherence to the regime of abstract universalism produces, within feminism, epistemic repressions and exclusions through which dominant positions are established. The analogical analysis of the epistemic regulation of differences is based on a corpus of interviews, archives and texts published by actresses of feminist movements and aims to identify similar processes in the treatment of lesbian difference and racial difference. In particular, we identify three rhetorical tropes through which universalism is deployed in feminist discourses and appropriated by an exclusionary (heterosexual and white/secular) “We, women”: nationalism, separatism, and extremism. Bringing together the subject “lesbians” with the subject “veiled Muslim women”, the article shows how the construction of heterosexual privilege and racial privilege functions according to discursive and epistemic modalities which are repeated over time, and thus allows to complete existing analyses of the French uses of universalism seeking to legitimise the majority reason.
- Theorising the “Perspective of Exit” as a Political Position Concerning Paid Domestic Work - Ana-Maria Szilagyi p. 59-77 Les théoriciennes féministes et les syndicats de travailleuses domestiques ont politisé la question du travail domestique en argumentant que le travail domestique est un travail nécessaire et essentiel et qu'il doit être reconnu comme tel. Les travailleuses domestiques se sont battues pour que leur travail soit inclus dans les législations du travail et pour que le statut de travailleuse leur soit accordé. Dans le même temps, certains travailleuses domestiques aimeraient avoir ou recherchent activement d'autres opportunités de travail en dehors du travail domestique rémunéré. Dans cet article, je soutiens que cette position a une valeur politique et qu'elle n'est pas incompatible avec les théories féministes et le travail militant concernant la nécessité de revaloriser le travail domestique. En outre, cette position ouvre au moins deux voies pour la théorisation féministe : premièrement, elle diagnostique l'accueil inexistant réservé aux diverses revendications des travailleurs domestiques ; deuxièmement, elle ouvre un horizon pour réfléchir à la fin du travail domestique rémunéré dans ses formes actuelles, genré et racialisé.Feminist theorists and domestic workers' unions have politicised the question of domestic work by theorising and campaigning on the grounds that domestic work is necessary and essential work and that it needs to be recognised as proper work. Domestic workers have fought for their work to be included in labour legislation worldwide and to be granted a regular status as workers. At the same time, some paid domestic workers would like or actively seek other working opportunities outside paid domestic work. In this article, I argue that this position has political value and that it is not incompatible with the scholarship and advocacy work regarding the need to re-evaluate domestic work. Moreover, it opens at least two avenues for feminist theorising: first, it diagnoses the lacklustre reception of domestic workers' diverse claims; and second, it opens a horizon for thinking about the end of paid domestic work in its current gendered and racialised forms.
- « Will the Real Bahujan Woman in the Room Please Stand up? » : Production et contestation du sujet « femme » au sein du féminisme indien - Virginie Dutoya p. 79-99 En 2017, le milieu féministe et universitaire indien est agité par une crise, celle de « la liste des harceleurs à l'université ». Au-delà de la dénonciation de la violence sexiste et sexuelle au sein des universités, cette affaire met en évidence des tensions de caste et de classe au sein du féminisme. Alors que la question des femmes dites « subalternes » a été historiquement centrale dans les débats féministes, que le concept d'intersectionnalité se diffuse rapidement dans les espaces académiques et militants, ces espaces demeurent dominés par les femmes de hautes caste et classe. Cet article analyse la façon dont les femmes sont constituées comme un objet/sujet de connaissance dans le champ académique indien, notamment au sein des études sur les femmes et de genre. Pour ce faire, différentes sources sont mobilisées ; des textes scientifiques produits sur les femmes et le genre, des documents liés à la vie académique (enseignements, programmes de séminaires, rapports gouvernementaux) ainsi qu'une base de données constituée des résumés de communications présentées lors de la principale conférence indienne d'études sur les femmes. Ces données sont complétées par des entretiens menés avec des universitaires, chercheur·es et étudiant·es.In 2017, India's feminist and academic community was rocked by a crisis, that of the “List of Sexual Harassers in Academia”. Beyond denouncing sexist and sexual violence within universities, this affair highlights caste and class tensions within feminism. While the question of so-called “subaltern” women has historically been central to Indian feminist debates, and the concept of intersectionality is rapidly spreading in academic and activist spaces, these spaces remain dominated by high-caste and high-class women. This article analyses how women are constituted as an object/subject of knowledge in the Indian academic field, particularly within women's and gender studies. To do so, the analysis mobilises scientific texts produced on women and gender, academic documents (teaching syllabuses, conferences and seminars programs, government reports) as well as a database constituted by the abstracts of communications at India's leading women's studies conference. These data are supplemented by interviews with academics (teachers and researchers) and students.
- Les enjeux d'un affichage intersectionnel : Tensions, méconnaissances et usages stratégiques de l'intersectionnalité au sein de #NousToutes - Irène Despontin Lefèvre p. 101-120 À partir de l'étude du collectif féministe #NousToutes, qui a émergé en France à la fin des années 2010, cet article a pour objectif d'interroger les enjeux de la prétention à la représentation d'un sujet féministe pluriel par une organisation militante. Dans ce cadre, cette étude s'appuie sur l'analyse de la manière dont le collectif se positionne vis-à-vis de l'intersectionnalité que ce soit dans ses discours publics ou au travers des différents usages qui en sont faits – et cohabitent – en interne. Pour réaliser cette étude, une enquête (n)ethnographique a été réalisée entre janvier 2018 et novembre 2021. En plus d'une observation participante dans un comité local, 33 entretiens semi-directifs ont également été menés avec des militantes.Based on a study of the feminist collective #Nous
Toutes, which emerged in France in the late 2010s, this article aims to examine the issues involved in an activist organisation's claim to represent a plural feminist subject. The study is based on an analysis of the way in which the collective positions itself in relation to intersectionality, both in its public discourse and through the different ways in which it is used and coexists in the organisation. To carry out this study, a (n)ethnographic survey was carried out between January 2018 and November 2021. In addition to participant observation in a local committee, 33 semi-structured interviews were also conducted with activists. - « Bon » sujet féministe pour l'Occident, « mauvais » sujet au Maroc, et vice versa : La définition des sujets légitimes du féminisme à l'épreuve des logiques raciales et des rapports Nord-Sud - Emmanuelle David p. 121-139 La remise en question du sujet unitaire du féminisme doit beaucoup au concept d'intersectionnalité et aux travaux sur les rapports sociaux de race. La question des rapports de domination entre pays dits du Nord et du Sud a quant à elle a été largement abordée par les études postcoloniales. En revanche, nous avons encore peu de connaissances sur l'interaction entre ces deux logiques dans la définition des sujets légitimes du féminisme. À partir d'un terrain au Maroc auprès d'acteurs·trices se réclamant d'un féminisme intersectionnel et/ou décolonial (collectifs militants, monde de l'art), cet article apporte des éléments de réponse à la manière dont les logiques sociales des rapports raciaux se mêlent aux configurations Nord-Sud pour créer de la friction dans l'idéal égalitaire. Il montre comment le recours à des figures simplificatrices, même positives, fait obstacle à une coalition féministe internationale libérée des rapports de domination.The questioning of the unitary concept of feminism owes much to the notion of intersectionality and research on racial social relations. The issue of power dynamics between so-called Northern and Southern countries has been extensively explored by postcolonial studies. However, we still have limited knowledge about the interplay between these two logics in defining legitimate feminist subjects. Drawing from fieldwork in Morocco among activists identifying with intersectional and/or decolonial feminism (activist collectives, the art world), this article provides insights into how the social dynamics of racial relations intersect with North/South configurations to create friction within the egalitarian ideal. It demonstrates how the use of simplifying, even positive, figures hinders the formation of an international feminist coalition free from power imbalances.
- Au nom de l'intersectionnalité : Travail d'inclusion et reproduction d'un ordre racial et genré dans le self-help féministe - Lucile Quéré p. 141-156 À la faveur d'une enquête sur des collectifs de self-help féministe luttant pour une reprise en main par les femmes des savoirs sur les corps et la santé, cet article explore ce que les usages militants de l'intersectionnalité font aux rapports sociaux de domination. Les militantes du self-help féministe se déclarent engagées en faveur de l'intersectionnalité et cherchent à traduire cet engagement dans leurs pratiques militantes. Cet article propose d'envisager l'intersectionnalité comme un travail militant, et soutient qu'examiner comment ce travail est approprié ou rejeté, prescrit ou proscrit, valorisé ou dévalué, réparti ou non, permet d'objectiver les processus de subversion ou de reproduction des hiérarchies et des inégalités dans et par l'action collective. L'analyse de la division du travail militant intersectionnel révèle que la revendication d'inclusivité a un caractère ambivalent au regard de la promesse de dépassement des inégalités entre femmes offerte par le concept d'intersectionnalité.Drawing on a study of feminist self-help collectives reclaiming women's control over knowledge about bodies and health, this article questions how the ways in which intersectionality is used in mobilisations can, paradoxically, reproduce inequalities. Feminist self-help activists claim to be committed to intersectionality and seek to translate this “intersectional” commitment into their militant practices. This article proposes to consider intersectionality as a form of militant work and argues that paying attention to how this work is appropriated or rejected, prescribed or proscribed, valued or devalued, distributed or not, enables to objectify the processes of subversion or reproduction of hierarchies within and through collective action. The analysis of the division of intersectional labour reveals that the claim of inclusivity has an ambivalent character regarding the promise of overcoming inequalities among women offered by the concept of intersectionality.
- Cibler le « féminin universel » et invisibiliser les « mauvais » publics : Le positionnement des actrices de la politique d'égalité des sexes de la Ville de Paris - Manon Torres p. 157-179 Cet article propose d'étudier les effets du cadrage de la politique envers les femmes de la Ville de Paris. La légitimation de cette politique passe par l'affirmation des femmes comme sujet universel, ne s'apparentant pas un groupe social comme les autres. La politique parisienne d'égalité des sexes s'est spécialisée dans la lutte contre les violences envers les femmes et cette orientation permet de l'inscrire dans le cadrage du féminin universel et de le redéployer. La politique de lutte contre les violences de genre donne lieu à des débats concernant la spécification de l'action publique à différentes catégories de femmes, et en particulier aux femmes étrangères. On assiste à l'opposition de deux cadrages : l'intersectionnalité et le féminin universel, qui dans certains cas parviennent à coexister. En apparaissant comme un gage de vertu, l'affirmation d'un féminisme intersectionnel sert le même but que le cadrage du féminin universel : justifier une action qui invisibilise les femmes des minorités ethno-raciales.This article aims to study the effects of Paris City Hall gender equality policy's framing. The legitimisation of this policy goes through the affirmation of women as a universal subject, not belonging to a social group like the others. Paris City Hall gender equality policy has specialised in the fight against gender-based violence and this orientation makes it possible to fit into the universal feminine framework and to redeploy it. The policy addressing gender-based violence gives rise to debates concerning the specification of public action to different categories of women, and in particular to foreign women. Two framings work in opposite direction: the intersectional framework and the universal feminine framework, which in certain cases manage to coexist. By appearing as a guarantee of virtue, the affirmation of intersectional feminism serves the same purpose as the universal feminine framework: it justifies an action that invisibilises women from ethno-racial minorities.
- Géopolitique de la « sororité » : Construire un sujet féministe universel dans le cadre onusien (1975-1995) - Ioana Cîrstocea p. 181-204 Se concentrant sur les interactions entre mouvements des femmes et institutions, cet article revisite les conditions de structuration d'un féminisme à vocation « globale » autour de quatre conférences mondiales sur les femmes organisées par l'ONU de 1975 à 1995. Couramment envisagé comme un continuum, cet intervalle chronologique englobe la fin de la guerre froide, une confrontation idéologique qui se manifestait entre autres par des politisations divergentes du genre. L'emprise du contexte géopolitique sur les pratiques attachées à l'internationalisme des droits des femmes est restituée au gré d'une enquête multi-située qui porte sur les carrières, les discours et les ressources d'actrices et organisations basées aux États-Unis, qui ont orchestré des mobilisations transnationales depuis 1975. Si elles ont légitimé des mots d'ordre comme les « droits humains des femmes » et le gender mainstreaming, qui ont aujourd'hui une portée universelle, celles-ci effacent l'histoire et l'expérience des politiques, institutions et solidarités internationales promues par les États socialistes.By focusing on interactions between women's movements and institutions, this article considers the structuring of « global » feminist repertories within four world conferences on women organized by the UN between 1975 and 1995. Commonly seen as a continuum, this chronological frame encompasses the end of the Cold War, an ideological confrontation based, among others, on divergent framings of gender issues. The paper tackles the divided context's grip on women's rights internationalism through a multi-sited sociological investigation centered on the careers, discourses and resources of US-based individuals and organisations which called for global feminist mobilizations after 1975. While legitimising watchwords such as "women's human rights" and "gender mainstreaming" that are nowadays the main tools of UN gender politics, they also erased the history and the experience of norms, institutions and cross-border solidarities promoted by the socialist states.