Contenu du sommaire : La création de contenus. Un marché comme un autre ?

À travers les figures emblématiques des influenceurs, YouTubeurs et streameurs, émerge une industrie de la création de contenus qui séduit les marques, mais laisse subsister de nombreuses zones d'ombre quant aux conditions de production et aux mécanismes économiques qui la structurent. En montrant comment des activités autrefois perçues comme des loisirs sont devenues des professions à part entière, cet article traite des conditions et des implications de cette transformation. À partir d'une synthèse de la littérature sur le sujet, il acte de la difficulté d'étudier le marché des contenus à partir des plateformes en raison de leur opacité. Il propose donc de passer par les créateurs et les intermédiaires de ce marché pour en recomposer la logique économique. Ce faisant, les thèmes du travail, des configurations marchandes, du cadre d'activité et des inégalités de revenus sont successivement évoqués. La question des créateurs de contenus apparait dès lors s'inscrire dans la perspective d'une évolution plus profonde du marché du travail faisant de l'entrepreneuriat de soi, du travail indépendant et de la précarité des standards professionnels.

YouTube est un objet en apparence sans limite et en perpétuelle évolution. À partir d'une analyse de données inédites de l'un des principaux intermédiaires de YouTube en France, cet article met en avant trois résultats. Premièrement, la partie marchande de YouTube ne représente que 10% des chaînes ciblées comme constitutives du YouTube français. Deuxièmement, ce segment marchand s'avère hétérogène, allant de hauts à de faibles revenus. Troisièmement, l'analyse conduit à dégager quatre régions de revenus au sein de ce marché, distinctes mais permettant des passages de l'une à l'autre. En conclusion, l'article souligne la manière dont les mesures de performance incitent les créateurs et créatrices de contenus à passer de l'une à l'autre de ces régions en augmentant le volume et la qualité de leurs productions.

Dans la suite des travaux de Viviana Zelizer sur l'articulation entre pratiques monétaires et relations sociales, cet article examine le rapport des vidéastes à leurs différentes sources de revenu : monétisation par la plateforme, dons des internautes, partenariats commerciaux et financements publics. Chacune de ces sources est investie de « qualités », au sens de Zelizer, qui sont indépendantes des quantités d'argent en jeu. L'enquête est fondée sur 24 entretiens de créateurs de contenu proposant des vidéos d'apprentissage et de vulgarisation, principalement sur YouTube et Twitch. L'article distingue trois ensembles de vidéastes selon leur place dans la hiérarchie du succès : les « aspirants », les « vidéastes institutionnels », et les « youtubeurs installés ». Il montre que les différentes rémunérations sont à la fois cumulatives et antagonistes, et doivent faire l'objet d'arbitrages quant à la façon de mettre en scène leur légitimité et leurs usages. Cet exercice rhétorique apparaît particulièrement nécessaire et difficile pour les vidéastes les plus visibles.

En proposant une sociographie de l'argent sur Twitch, cet article cherche à mettre en évidence les logiques et les déterminants sociaux de l'économie du don par streaming. Pour cela, il mobilise et met en regard deux bases de données sur les streamers et les viewers qui, éclairées par des entretiens et une ethnographie virtuelle, exposent et expliquent la répartition des revenus des vidéastes et la propension de leur public à donner. Le don apparaît alors comme une forme socialement acceptable de monétisation des émotions, des interactions et de l'intégration sociale dans la sphère numérique, favorisant économiquement la performance de la féminité en ligne et ciblant les jeunes les plus fragiles socialement. Exploité par la plateforme, ce système de monétisation par don déploie une mise valeur capitaliste non marchande et profondément encastrée dans les logiques du lien social sur Internet.

Les plateformes de streaming de vidéos en direct telles que Twitch reposent sur la production d'une grande quantité d'heures de vidéo en direct, chacune étant regardée par peu de spectateurs. Nous explorons ici le modèle de production sur lequel il repose : non pas des publications dispersées de fans, ou encore l'échec de stratégies de notoriété, mais bien la constitution d'un milieu de petits streameurs. En l'occurrence, une très grande majorité des créateurs qui se filment en direct sur Twitch ne recueillent qu'un nombre restreint de spectateurs. Nous montrons qu'il y a là un engagement dans une activité particulière et qu'au cœur de cet engagement se trouvent de multiples interactions qui nouent les petits streameurs : dans leur pratique, dans l'interaction avec leur public et avec les autres streameurs. Le streaming qui débute comme une interaction entre passionnés, le plus souvent de jeu, devient autre chose. De l'interaction personnelle - entre passionnés ou avec quelques amis - on passe à force de pratique à une interaction entre un streameur et son public. Aussi, ce public est largement formé d'autres streameurs. Il s'agit d'un milieu nouveau de la production audiovisuelle contemporaine qui a ses propres conventions, ni exactement celles des professionnels des médias, ni non plus la simple agrégation des communautés de pratique qui utilisent la plateforme pour publier leur passion.

Alors que la littérature sur la création de contenus numériques s'est concentrée sur les influenceurs et les influenceuses, peu de travaux traitent des usages professionnels et marchands d'internet par des indépendants recherchant des clients pour vendre leurs produits ou services. À partir du cas des coachs spécialisées dans les reconversions professionnelles, l'article propose de combler ce manque. En analysant comment le webmarketing transforme le travail des indépendants, il met en lumière l'écart entre l'image très positive renvoyée par les contenus numériques créés par ces professionnelles et la précarité de leurs conditions de travail et d'emploi. L'investissement temporel, émotionnel et financier requis par la création de contenus apparaît lui-même comme un facteur de précarisation. En particulier, les promesses de réussite entrepreneuriale véhiculées par les formations au webmarketing – dont les clients sont les coachs (mais aussi les consultants, les thérapeutes…) – contribue au développement d'un travail aspirationnel. Ainsi, le webmarketing favorise le développement de marchés du travail précaires.

Les publications sur les plateformes numériques, bien qu'abondamment étudiées en sciences sociales, reposent sur des infrastructures sociotechniques de qualification dont le fonctionnement reste largement méconnu. Pourtant, selon les acteurs associés au sein d'une organisation, la gestion, la représentation et la recommandation finale d'un contenu varient considérablement. À travers la mise en visibilité des parties qui composent le système de Dailymotion, cet article propose de suivre les étapes qui font passer les vidéos de l'état d'assemblages complexes d'images, de texte, et de son, à celui de lignes inscrites dans une base de données. En prenant comme point d'entrée l'algorithme d'indexation textuelle TagMe, il montre en quoi la qualification de contenus est à la fois choisie et imposée à l'entreprise. Les orientations initiales de ses créateurs, l'ontologie computationnelle adoptée, les exigences du traitement industriel des vidéos, ou les normes publicitaires en ligne sont autant de facteurs qui définissent la configuration du système et orientent, un temps, la qualification des vidéos.

La pandémie de Covid-19 a provoqué une exposition sans précédent de l'activité scientifique dans l'espace public. Les médias sociaux ont joué un rôle central dans ces échanges, suscitant à la fois enthousiasme et inquiétude sur l'évolution des relations entre science et société. Cet article se concentre sur la rétractation exceptionnelle d'un article du journal The Lancet – largement commentée sous l'appellation de Lancet Gate – conduite à marche forcée sous le feu des critiques menées sur Twitter. En relançant les débats sur l'efficacité de l'hydroxychloroquine, l'article publié le 22 mai 2020 a en effet suscité un débat massif sur Twitter, conduisant à sa rétraction le 6 juin. Cette séquence a pu être présentée par certains commentateurs comme une victoire de la vigilance collective permise par Twitter, occupant le rôle de plateforme de « post-publication peer review » (PPPR). À partir d'une enquête croisant l'analyse des échanges en ligne et la conduite d'entretiens, nous détaillons les conditions d'attention et de mobilisation sur la plateforme. Si de nombreux chercheurs sont présents et s'expriment, leur critique reste largement individuelle, délayée dans des commentaires largement politisés et polarisés, conduisant surtout à un « scepticisme désorganisé » fait d'une juxtaposition de prises de position.