Contenu du sommaire : Interrogatoire

Sur la base de données empiriques recueillies lors d'une enquête menée essentiellement auprès de services d'investigation (brigades des mineurs, des stupéfiants et des mœurs, criminelle) d'un commissariat de sécurité publique d'une ville moyenne de province, cet article traite d'un dispositif central de l'administration de la preuve et de la reproduction du corps : l'interrogatoire. Pourtant indispensables à l'enquête policière, les techniques d'interrogatoire sont paradoxalement peu apprises à l'école de police, faiblement encadrées par le code de procédure pénale et guère détaillées par la doctrine. Aussi, les savoirs mobilisés lors de l'interrogatoire sont-ils essentiellement construits par et pour la pratique policière. C'est par imitation des « anciens » que les novices les acquièrent et intériorisent, par là même, les manières de faire, de penser et d'être policières. La maîtrise de ces savoirs pratiques distingue d'autant plus dans l'univers professionnel que l'interrogatoire est souvent le cœur de l'enquête. Les formes rudimentaires de classification et les techniques élémentaires d'extorsion mobilisées lors de cet exercice fabriquent non seulement l'aveu, mais permettent aussi la transmission des savoirs de police d'investigation : les « coupables » s'y découvrent et les héritiers s'y forment.

Le contrôle est devenu un instrument des politiques sociales, au sens où les procédures qui le constituent sont en elles-mêmes investies d'une fonction dans la réalisation des objectifs qui leur sont assignés. En revenant sur l'une de ces procédures (les enquêtes au domicile des bénéficiaires de minima sociaux), cet article analyse une forme particulière d'interrogation bureaucratique, dont le dévoilement des caractéristiques, des modalités et des usages, contribue à éclairer les modalités contemporaines du traitement institutionnel des assistés sociaux. La force contraignante de l'institution et de ses règles s'y combine à l'incertitude des situations des contrôlés, des modalités de leur contrôle et des règles mobilisées à cette occasion. Le paradoxe d'un contrôle conduit au nom de la rigueur juridique mais où domine l'incertitude et le pouvoir discrétionnaire des agents de base révèle ainsi plus largement le fonctionnement d'un gouvernement des pauvres qui procède de la combinaison d'une multitude de relations individualisées, plus ou moins coordonnées mais néanmoins inscrites dans une logique structurelle, associant l'impératif économique de remise au travail à une entreprise morale de redressement des habitus non conformes aux exigences du marché de l'emploi et/ou à celles de l'institution d'assistance.

Les conseillers prud'hommes en audience sont des juges non professionnels qui détiennent un mandat de leur organisation syndicale ou professionnelle. Ils s'inscrivent à l'intersection du champ judiciaire, du champ syndical et du monde du travail. Si le moment de l'interrogatoire leur permet de rappeler qu'ils sont des juges comme les autres, à la recherche de la vérité, il les autorise aussi à mettre en scène leur identité de représentant syndical ou patronal et à promouvoir leur expertise du monde du travail. Articulant savoir juridique, savoir-faire syndical et connaissances de terrain, les conseillers prud'hommes montrent en acte ce qu'ils incarnent : une justice du travail rendue par des pairs.

L'observation ethnographique et la contextualisation des modes de production des sanctions qui caractérisent les conseils de discipline des collèges et des lycées permet d'en analyser la contribution au maintien de l'ordre scolaire et plus largement au fonctionnement du système d'enseignement. À travers la sollicitation du remords et la mise en scène de sanctions où, dans bien des cas, tout semble « joué d'avance », se rejouent la valeur de l'école et de ses verdicts, l'autorité pédagogique déléguée aux enseignants et les rapports de force internes à l'institution. On peut ainsi restituer ce qui, dans les pratiques aujourd'hui dominantes ou dans les cas plus atypiques, relève des principes formalisés lors de la genèse du dispositif ou bien leur échappe, ce qui rencontre l'assentiment des « usagers » ou ce contre quoi ils développent parfois des stratégies de résistance. Ce qui est alors en cause, c'est la constitution d'une parole plus autonome des représentants des parents d'élèves. C'est aussi le recours plus affirmé au droit, la place accordée à une discussion contradictoire des éléments du dossier. Mais ce réajustement du dispositif ne va pas de soi, tant il se heurte à la reproduction des usages de soumission ordinaire à l'autorité pédagogique, à la fonctionnalité même du conseil de discipline. La redéfinition des relations internes à l'institution scolaire est surtout recherchée par des représentants des parents issus des classes moyennes qui ne sont pas nécessairement présents dans les établissements où les conseils de discipline sont les plus nombreux. Et c'est en fait, pour une bonne part, au sein des commissions d'appel que trouvent à se constituer de nouveaux usages, et avec eux, les façons d'interroger et de produire le jugement.

L'entrée dans les écoles pour éducateurs spécialisés nécessite la réussite à un concours, consistant en une série d'épreuves écrites et orales. Depuis leur création, au cours des années 1940, ces examens affirment juger avant tout la « personnalité » du candidat, plus que les acquis scolaires ou mêmes les expériences pratiques quelles qu'elles soient. En réalité, derrière ce jugement de la « personnalité » se cache un jugement d'ordre social et c'est lors de l'oral de sélection que se repère l'existence ou non des schèmes incorporés recherchés chez les prétendants, produits de trajectoires sociales spécifiques. Véritable jeu de rôle, le candidat est placé dans une situation où il est contraint de faire preuve de dispositions diverses, qu'il mobilisera par la suite dans le cadre professionnel. Ainsi cette « interrogation » du candidat nous dit autant qu'elle fait dire. Elle constitue une véritable situation expérimentale, exceptionnelle dans la carrière d'un éducateur, au cours de laquelle peut s'observer l'actualisation de schèmes mentaux et corporels caractéristiques de la profession qu'on ne saurait saisir qu'approximativement par les voies de l'objectivation statistique ou du seul entretien.

Toutes les relations d'enquête n'impliquent pas une asymétrie favorable à celui qui questionne. C'est ce que montre l'analyse des interactions entre les enquêteurs des instituts de sondages et ceux qui acceptent de leur répondre. En effet, dans cette situation, la domination et le pouvoir sur le cours de l'interaction se situent du côté des enquêtés. Pour l'expliquer, il faut prendre en compte trois ordres de faits : la perception des instituts et des enjeux de l'enquête par les enquêtés ; la position des enquêteurs au sein des instituts ; la perception que les enquêtés ont du statut social de ceux qui les interrogent. Cependant, les enquêteurs ne sont pas démunis de ressources pour réduire l'asymétrie afin de ré-enchanter l'interaction : en la dégageant de l'interrogation officielle, ils lui donnent un autre sens.

En s'appuyant sur plusieurs enquêtes de terrain et sur l'étude de données d'entreprise, cet article propose une analyse du processus de recrutement des employés saisonniers d'une multinationale des loisirs. Parce qu'il confronte les représentants d'une institution, au sens large, à des candidats, l'entretien d'embauche correspond à une situation de face à face inégale qui éprouve la légitimité de l'institution à interroger et la croyance des candidats dans le fait que le jeu en vaut la peine. Le postulant accepte, temporairement, de se soumettre à l'autorité et, parfois même, à la violence de la Question et le recruteur, quant à lui, tente d'obtenir « la vérité » sur le candidat, celle qui permettra de juger – selon les critères de l'institution – de son adéquation ou non avec le poste offert. À la différence des théories portant uniquement sur les régimes d'action et les formes de jugement, il s'agit de montrer que les modalités de recrutement sont également fonction des dispositions et des propriétés sociales des candidats et des recruteurs. La situation de recrutement est ainsi un moment privilégié pour analyser les connivences d'habitus.