Contenu du sommaire : Provocations
Revue |
20 & 21. Revue d'histoire Titre à cette date : Vingtième siècle, revue d'histoire |
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Numéro | no 93, janvier-mars 2007 |
Titre du numéro | Provocations |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Provocations
- Didier Francfort- La provocation : un objet pour l'histoire culturelle - Didier Francfort p. 3
- La norme et la transgression. Remarques sur la notion de provocation en histoire culturelle - Jean-François Sirinelli p. 7 Le thème de la provocation apparaît essentiel pour l'histoire culturelle. Il est lié, en effet, à la notion de transgression, elle-même découlant de celle de norme. Il conduit donc à travailler sur la norme et la transgression culturelles, éléments essentiels du métabolisme des sociétés et des représentations collectives en leur sein. En même temps, il est vrai, force est de constater qu'une telle approche est de mise en œuvre complexe, la norme découlant de ce que l'on appellera, faute de mieux, la sensibilité d'une époque. On touche par-là aux représentations et aux imaginaires, et donc à ce qui balise, tout autant que le font le droit ou la coutume, les comportements individuels et collectifs au sein d'une communauté humaine donnée à une date donnée. Il s'agit là d'un domaine à la fois immense, puisqu'il touche à la vie privée et à l'intimité, et très imperméable à l'investigation de l'historien, puisqu'il concerne des notions aussi complexes que le rapport au corps ou la relation avec l'Autre. On a tenté ici de mieux préciser ce domaine en évoquant trois cas de figure relevant de la même décennie, les années 1960.Provocation is an essential notion in cultural history. It is linked to that of transgression, also coming from the notion of norm. It leads to working on cultural norms and transgression, essential elements of societies' metabolism and its collective representations. It is true that at the same time, such an approach must be recognized as being difficult to put into practice as the norm comes from what will be called, for lack of a better term, a period's sensibility. Here are the representations and imaginations, and thus what marks, just as much as law or customs, individual and collective behaviors within a given human community at a given date. This is both an immense area since it touches private life and intimacy and impermeable to a historian's research since it concerns notions as complex as the relation to the body or with the Other. The article aims to circumscribe this area by bringing up three cases from the same decade, the 1960s.
- Le théâtre de boulevard à la Belle Epoque en France et en Italie - Denis Saillard p. 15 Les regards sont attirés davantage par les avant-gardes culturelles que par des courants établis et populaires. Pourtant, vers 1900, des comédies de boulevard provoquent elles aussi régulièrement le public en heurtant certaines conventions morales ; l'histoire de leur réception en province et en Italie est ainsi émaillée de fréquents incidents. Au-delà de ces réactions, de nombreux critiques estiment que ces pièces, y compris les plus virulentes de Courteline ou de Georges Feydeau, ne prêtent finalement guère à conséquence. C'est ce que contestent, dès la Belle Époque, d'autres fins connaisseurs du théâtre, tandis que Henri Bergson et d'autres s'interrogent sur la signification du rire. Par ses transgressions, la comédie de boulevard peut servir à la société de révélateur grinçant. Elle remodèle également la culture de la bourgeoisie qu'il est trop habituel de considérer comme immobile. Enfin, elle influence durablement des dramaturges et des cinéastes, étrangers notamment (Pirandello, Ernst Lubitsch, etc.) qui à leur tour, dans les années 1920 et 1930, élaborent des œuvres où la provocation est loin d'être absente.More attention is often paid to cultural avant-gardes than to established and popular currents. Yet around 1900, popular or bedroom comedies also regularly provoked the public by upsetting certain moral conventions; the history of their reception in the provinces and in Italy was sprinkled with frequent clashes. Beyond these reactions, many critics believed that these plays, including the most virulent by Courteline or Georges Feydeau, were of no consequence. This is what other astute theater critics contested, starting at the Belle Époque, at the same time as Henri Bergson and others questioned the meaning of laughter. These transgressions enabled popular theatre to serve the society as harsh revelators. It also reshaped the culture of the bourgeoisie habitually considered as immobile. And lastly, it had a long-lasting influence on playwrights and movie directors, foreign for the most part (Pirandello, Ernst Lubitsch, etc.), who then wrote works in the 1920s and 1930s in which provocation was close at hand.
- La Marseillaise de Serge Gainsbourg - Didier Francfort p. 27 La version reggae de La Marseillaise, enregistrée par Serge Gainsbourg en 1979, a été dénoncée comme une profanation. La polémique, lancée par Michel Droit dans Le Figaro, a peut-être faussé l'interprétation de cette chanson en insistant, en partie à tort, sur son caractère provocateur. D'autres adaptations d'hymnes nationaux, de la Marseillaise interprétée par Django Reinhardt et Stéphane Grappelli à l'hymne britannique revu par les Sex Pistols, n'ont pas été reçues comme des blasphèmes. Gainsbourg est ainsi condamné à être perçu comme provocateur dans tout ce qu'il fait. En retraçant les étapes de la polémique suscitée par Gainsbourg, on peut mettre en évidence la nécessité de penser l'autonomie du champ de la production culturelle. Le scandale naît de la réputation de Gainsbourg. L'intentionnalité du projet provocateur compte moins que la volonté de l'offensé (Michel Droit) à relever le défi et à adopter une posture de victime qui remet en cause l'identité même de celui qu'il veut poser en agresseur. Le caractère provocateur de l'adaptation vient ainsi avant tout du fait que Gainsbourg est Gainsbourg.The reggae version of La Marseillaise, recorded by Serge Gainsbourg in 1979, was denounced as a profanation. Michel Droit's polemic in Le Figaro perhaps falsified the interpretation of this song by emphasizing, partially wrongly, its provocative nature. Other adaptations of national anthems, from La Marseillaise interpreted by Django Reinhardt and Stephane Grappelli, to the Sex Pistols' rendition of the British anthem, were not considered blasphemous. Gainsbourg was thus condemned to be perceived as a provoker in everything he did. Going back over the steps of the polemic raised by Gainsbourg shows the necessity of thinking about the autonomy of cultural production. The scandal stemmed from Gainsbourg's reputation. The intentionality of the aim to be provocative counted less than the offended's (Michel Droit) desire to accept the challenge and become the victim, bringing into question the very identity of the one he wanted to put forward as the aggressor. The provocative nature of the adaptation came above all from the fact that Gainsbourg is Gainsbourg.
- Le Pen, un provocateur en politique (1984-2002) - Mathias Bernard p. 37 Dans une vie politique de plus en plus policée par les conseillers en communication, Jean-Marie Le Pen se distingue par ses multiples provocations, qui ne cessent pas au moment de l'ancrage électoral du Front national, entre 1983 et 2002. En refusant de s'en tenir aux seules explications psychologisantes, cet article cherche à comprendre les motivations de ces provocations. Celles-ci s'inscrivent d'abord dans une culture politique d'extrême droite autoritaire et contestataire. Elles soudent ainsi une communauté militante. Elles renforcent l'image non conformiste du leader d'extrême droite. Elles assurent au Front national une présence dans les médias, grâce aux réactions qu'elles provoquent. Elles permettent surtout à Jean-Marie Le Pen de resserrer ses liens avec son électorat, puisqu'elles empêchent tout rapprochement du Front national avec la droite traditionnelle.In a political life made more and more antiseptic by media consultants, Jean-Marie le Pen stood out by his many provocations that continued during the electoral rooting of the Front national, from 1983-2002. Refusing to be limited by a purely psychological explanation, this article attempts to understand the motivations of these provocations. They were first part of an authoritarian, extreme right political culture of protestation. They thus unified a militant community. They reinforced the non-conformist image of the far right leader. They guaranteed the presence of the Front National in the media, thanks to the reactions they provoked. They enabled Jean-Marie Le Pen to solidify his relations with his constituency since they kept the Front National from moving towards the traditional right wing.
- Le corps expéditionnaire français en Italie : violences des "libérateurs" durant l'été 1944 - Tommaso Baris p. 47 Durant la campagne d'Italie entre 1943 et 1944, les troupes coloniales du corps expéditionnaire français furent responsables de nombreux actes de violences à l'encontre de la population civile italienne. Les vols, les attaques à main armée, les saccages et surtout les viols furent très fréquents. Initialement, ce ne furent que des actes isolés, commis par des individus seuls, et punis par les autorités alliées, françaises comme anglo-américaines. Au cours de l'offensive victorieuse de l'été 1944 qui permit de franchir la ligne Gustav dans le Latium méridional, les troupes françaises ont obtenu de la part de leurs supérieurs une relative liberté d'action, entraînant des viols de masse. Au début des années 1950, l'Unione Donne Italiane, a recensé environ douze mille victimes de violences sexuelles. Cette organisation communiste féminine a tenté d'obtenir des indemnités pour ces femmes victimes du corps expéditionnaire français. Ces violences sexuelles ont semble-t-il été tolérées comme une « désagréable » conséquence des habitudes guerrières des corps irréguliers, tels que les goumiers marocains. Elles ont aussi été un message clair adressé aux Italiens, et particulièrement à la composante masculine de la population. L'humiliation et l'outrage sexuel contre leurs femmes ont servi à réaffirmer leur nature de vaincus lors de ce conflit.During the Italian campaign, 1943 and 1944, the French expeditionary corps colonial troops were responsible for many acts of violence against the Italian civilian population. Theft, armed robbery, plunder, and especially rape were very frequent. At the beginning they were isolated acts committed by single individuals, and punished by the French or Anglo-American allied authorities. During the 1944 victorious summer offensive that made it possible to cross the Gustav line in the southern Lazio, the French troops garnered from their superiors a relative liberty of action, leading to rapes. During the 1950s, the Unione Donne Italiane counted about twelve thousand victims of sexual violence. This communist women's organization tried to obtain compensation for these women victims of the French expeditionary corps. This sexual violence was apparently tolerated as a “disagreeable” consequence of the war habits of irregular corps such as Moroccan goumiers [soldiers from a goum, an auxiliary military body of native North Africans, under French officers' authority]. They were also a clear message to Italians, particularly the men. The humiliation and sexual outrage against their wives served to reassert their status as the conquered during this conflict.
- La politique des occupants italiens à l'égard des Juifs de la France métropolitaine : humanisme ou pragmatisme ? - Davide Rodogno p. 63 Comme les chercheurs l'ont constaté depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, quelques milliers de Juifs (français et réfugiés) ne furent pas déportés ou livrés aux Allemands. Les forces armées et les autorités civiles italiennes les internèrent dans des camps où les conditions de vie étaient misérables, mais de loin meilleures que dans les camps croates ou dans les camps d'extermination allemands. Cet article répond à la question de savoir pour quelles raisons le régime fasciste, raciste et antisémite, allié de l'Allemagne nazie depuis 1936, refusa de livrer les Juifs vivant dans les territoires qu'il occupe militairement depuis novembre 1942. L'article utilise des sources italiennes largement inédites ; il examine les événements dans une perspective privilégiant le contexte politique de l'occupation militaire et les relations difficiles avec le gouvernement de Vichy et l'allié allemand ; il prend en considération la nature et les buts spécifiques de l'antisémitisme aussi bien que l'idéologie fasciste, tout en constatant l'échec total des projets expansionnistes de ce régime. Cet article remet en cause l'idée des Italiens brava gente (braves gens) comme clé explicative a priori des événements, et vérifie l'hypothèse selon laquelle la politique à l'égard des Juifs représenta la réaction la plus péremptoire à l'ingérence nazie dans le domaine réservé des affaires italiennes.As scholars have said since the end of the Second World War, several thousand Jews (French and refugees) were not deported or delivered to the Germans. The Italian armed forces and civil authorities interned them in camps where living conditions were awful but by far better than in the Croatian or German extermination camps. This article answers the question as to why the fascist, racist and antisemitic regime, allied with Nazi Germany since 1939, refused to deliver the Jews living in the territories militarily occupied by the Italian armed forces after November 1942. It refers to generally unpublished Italian sources; it examines the events from a political context of military occupation and the difficult relations with the Vichy government and the Germany ally; it takes into consideration the nature and specific aims of antisemitism as well as the fascist ideology while acknowledging the total failure of the regime's expansionist plans. The article rejects the notion of the italiani brava gente (the good Italians) as an a priori explanation of the events and verifies the hypothesis that the policy toward the Jews represented the most peremptory reaction to Nazi intervention in the area reserved for Italian affairs.
- "Aujourd'hui en Espagne, demain en Italie" : l'exil antifasciste italien et la prise d'armes révolutionnaire - Stéfanie Prezioso p. 79 En novembre 1936, l'antifasciste italien Carlo Rosselli lance sur les ondes de Radio Barcelone un appel destiné à devenir l'étendard de l'engagement spécifiquement italien dans la guerre civile espagnole : « Aujourd'hui en Espagne, demain en Italie ». À la fois exhortation et avertissement, le mot d'ordre de Rosselli révèle en creux les limites de la lutte antifasciste menée jusque-là dans les pays d'accueil ; il soulève de même les potentialités d'un bouleversement révolutionnaire en Europe. L'Espagne se présente dans cette optique non seulement comme une occasion de revanche d'un antifascisme « moribond », mais également et peut-être surtout comme une étape nécessaire vers la réélaboration des options politiques et la reconstruction d'un antifascisme militant. Cette contribution vise à cerner les motivations d'une frange de l'antifascisme italien à s'engager au côté de l'Espagne républicaine, soit le partito repubblicano italiano (parti républicain italien), l'Azione repubblicana e socialista (Action républicaine et sociale) et le mouvement Giustizia e Libertà (Justice et Liberté). L'analyse de ces mouvements minoritaires, électrons libres dans le champ politique exilé, permet d'interroger et d'éclairer la configuration large de l'antifascisme italien à un moment si ce n'est crucial du moins déterminant de la lutte antifasciste internationale.“In Spain today, In Italy tomorrow!” This message, broadcast over Radio Barcelona airwaves by the Italian antifascist Carlo Rosselli in November 1936, would become the rallying cry of the Italian involvement in the Spanish Civil War. Both an invitation and a warning, Roselli's cry not only served as a foil for the limitations of the antifascist struggle led from the exiles' host countries, it also stirred up the possibility of a revolutionary upheaval in Europe. The Spanish Civil War not only provided a much longed-for opportunity to turn around the “moribund” antifascist movement, but also, and maybe even more importantly, it served as a necessary step towards the reworking of political options and the reconstruction of antifascist activism. This paper attempts to understand the motivation behind the support and involvement of three Italian antifascist fringe groups (the Italian Republican Party, the Azione repubblicana e socialista, and the Giustizia e Libertà movement) on the side of Republican Spain. These fringe groups acted like free electrons in the complex milieu of Italian political exile, but a close analytical study of this defining, if not crucial, moment of history allows us the opportunity to shed some light on a broader vision of the international struggle against fascism.
- Enjeu - Hitler a-t-il acheté les Allemands ? - Jean-Marc Dreyfus p. 93 Le livre de Götz Aly, Hitlers Volksstaat (L'État populaire de Hitler) paru en Allemagne en mars 2005, s'est révélé un véritable phénomène d'édition. Des dizaines de milliers d'exemplaires ont été vendus de cet ouvrage pourtant universitaire. Comment expliquer cet engouement ? L'auteur tente d'expliquer l'attrait que le national-socialisme a exercé sur une grande majorité des Allemands non pas par l'idéologie, ou par le magnétisme de Hitler, mais par l'intérêt matériel. Le Troisième Reich aurait ainsi « acheté » les Allemands en leur distribuant des avantages matériels, en baissant les impôts, en accordant des prébendes diverses. Cela aurait été financé par la spoliation des biens juifs en Allemagne d'abord, puis à travers toute l'Europe occupée, et par l'exploitation de la main-d'œuvre esclave. L'accueil réservé par les historiens allemands à cet ouvrage, dans son ensemble presque toujours négatif, a contrasté avec le succès public. L'analyse des débats provoqués par le livre de Götz Aly permet ici de décrire les récentes évolutions de l'historiographie du national-socialisme et de la Shoah en Allemagne.Götz Aly's book, Hitlers Volksstaat (Hitler's popular state), published in Germany in March 2005, was a real publishing phenomenon. Thousands of copies of this academic book were sold. How can this rush be explained? The author discusses the attraction national socialism had for the great majority of Germans, not by ideology or by Hitler's magnetism, but by material interest. The Third Reich thus “bought” the Germans by distributing material advantages, lowering taxes, granting various payments. This was supposedly financed by the spoliation of Jewish goods first in Germany and then throughout occupied Europe, and by the exploitation of slave labor. German historians' reception of this book was reserved and almost always negative, unlike the public's. The analysis of the debates provoked by Götz Aly's book describes the recent developments of the historiography of national-socialism and the Shoah in Germany.
- L'idéologie des fonctionnaires du Troisième Reich dans les territoires occupés de l'Est - André Mineau p. 101 Bien que le présent article se situe dans le cadre général de l'administration publique allemande sous le nazisme, il a pour objet précis un ministère créé en 1941, celui des Territoires occupés de l'Est. Plus spécifiquement, il s'agit d'étudier les représentations idéologiques et éthiques des principaux fonctionnaires de ce ministère, dans le but de mettre en lumière le sens qu'ils conféraient à leurs fonctions et à leurs interventions. Ces représentations jouaient un rôle dans les politiques qu'ils proposaient, à leur niveau de compétence, ainsi que dans la manière dont ils décrivaient les situations auxquelles ils étaient confrontés. Si la pensée des fonctionnaires s'accommodait assez souvent d'un sens pratique des distinctions entre l'idéologiquement nécessaire et l'économiquement utile, elle comportait par ailleurs les éléments essentiels de l'éthique traditionnelle de la fonction publique. L'étude de cette pensée contribue à enrichir l'image d'ensemble de l'Ostministerium, trop souvent centrée sur le ministre lui-même ou sur des personnages à certains égards remarquables, tels que Erich Koch ou Wilhelm Kube.Although this article belongs in the general context of German public administration during nazism, its precise subject concerns a ministry created in 1941, the Eastern occupied territories. It studies the ideological and ethical representations of the major civil servants of this ministry in order to show the meaning they gave to their roles and actions. These representations played a role in the policies they proposed at their level of competence as well as in the way they described the situations they were confronted with. While the civil servants' thinking often went along with a practical sense of the distinctions between the ideologically necessary and the economically useful, it also included the essential elements of the traditional ethics of public service. The study of this thinking contributes to enriching the image as a whole of the Ostministerium, too often centered on the minister himself or on often remarkable personalities like Erich Koch or Wilhelm Kube.
- La "politique éthique" des Pays-Bas à Java (1901-1926) - Romain Bertrand p. 115 En 1901, une coalition de partis chrétiens remporte les élections législatives néerlandaises. La réforme de la politique coloniale figure en tête des priorités du nouveau gouvernement, dirigé par les hommes du parti antirévolutionnaire. Il est alors question de la mise en œuvre, aux Indes orientales, d'une « politique coloniale éthique » : la justification du fait de colonisation s'énonce, en rupture avec les discours économicistes des décennies précédentes, dans les termes d'une « responsabilité morale » de la métropole envers les populations indigènes. Cet article entend restituer l'histoire de la genèse de ce paradigme de la « politique coloniale éthique » et de la mise en œuvre, à Java, de nouvelles politiques publiques axées sur l'« éducation morale » des indigènes. Il s'agit ainsi de s'intéresser en premier lieu à l'émergence, en métropole, d'une arène de débat public sur les « affaires coloniales » associant des membres des partis chrétiens conservateurs et des militants du mouvement ouvrier et des mouvances social-démocrates. Il est ensuite question de dresser un bref inventaire des mesures prises à Java, entre 1901 et 1926, dans les domaines, à l'époque idéologiquement connexes, de la scolarisation des indigènes, de la modernisation médicale et sanitaire, de la réforme du système pénitentiaire, et de la « décentralisation » politique.In September 1901, a coalition of Christian parties won the Dutch legislative elections under the leadership of the Anti-Revolutionary Party. Colonial issues were given a strategic dimension by the new government, which strongly advocated the “moral reform” of the Netherlands' colonial policy in the Far East. The “ethical colonial policy” (1901- c.1926), which was defended both by leaders of the conservative Christian parties and by members of the worker-led social-democratic movement, aimed at fulfilling the “moral obligation” of the metropolitan state towards the native population of the East Indies. By focussing on the “moral education” of the native Javanese, this article begins by summarizing the institutional and political developments that gave birth to this “ethical policy”. It then examines a number of actions taken by the colonial state in Java concerning educational policy, medical and hygienic modernisation, prison reforms and political “decentralization”. The article demonstrates how these public policies were seen as contributing to the “moral reform” of the native Javanese, by introducing them to a capitalist, bureaucratic and Christian “modernity” – a modernity ultimately deemed to be contradictory with political protest and Islamic mobilization.
- La Coupe du monde de football de 1938 en France : émergence du sport-spectacle et indifférence de l'Etat - Joan Tumblety p. 139 Négligée par les historiens du sport étudiant la période de l'entre-deux-guerres, la Coupe du monde de football de juin 1938 a été éclipsée par d'autres événements sportifs plus prestigieux, tels les Jeux olympiques de Berlin de 1936 et le Tour de France, et par l'intérêt suscité par la politique du Front populaire relative aux sports et aux loisirs. Cet article analyse la nature et la réussite de la Coupe du monde de 1938, en le replaçant dans les débats actuels sur le sport-spectacle et le développement du tourisme et de la consommation. Malgré son succès populaire et économique considérable, le faible écho de cette manifestation sportive, en particulier par rapport à son homologue de 1998, suggère à la fois le peu d'importance culturelle accordée en France au football à ses débuts et la réticence de l'État, qui ne s'implique dans le sport-spectacle qu'après la seconde guerre mondiale. Bien que disposé à considérer dès 1924 les Jeux olympiques comme un vecteur de prestige culturel, l'État refusa pendant l'entre-deux-guerres d'envisager que le football professionnel puisse aboutir aux mêmes fins.The football World Cup of June 1938 has largely been overlooked by historians of sport interested in the interwar period, overshadowed by more high profile sporting events such as the 1936 Berlin Olympics and the Tour de France, and by interest in the sport and leisure policies of the Popular Front. This article will explore the nature and success of the 1938 football tournament, discussing it in relation to contemporary debates about spectator sport and to the phenomena of tourism and consumer spectacles. Although a significant popular and commercial success in its own right, the tournament's relatively low profile, certainly in comparison with the 1998 instalment, suggests both the lower general cultural status of football in France in this early era and the entrenched unwillingness of the French state to involve itself with spectator sport until after the Second World War. Although willing to see the Olympic Games as a vehicle for cultural grandeur as early as 1924, in the interwar period the French state remained blind to the potential of professional football to achieve the same ends.
- Parlement, administrateurs et experts (1900-1914) : le discours de la compétence - Francine Soubiran-Paillet p. 151 Cet article étudie, pour le début du 20e siècle, les différentes façons dont les expertises émanant de l'administration sont sollicitées par les commissions parlementaires. L'attention porte également sur ce qui transparaît des liens entre l'administration et les milieux scientifiques, liens qui rejaillissent sur les types d'expertises fournis. La question de l'autonomie des directeurs de la haute administration vis-à-vis de leur ministre comme vis-à-vis du Parlement est également posée. Plus précisément, la restitution d'un épisode survenu au sein de la commission du travail permet de mettre en évidence la concurrence entre députés et gouvernement à propos du contrôle des services de l'administration. Enfin, la question de la place des hauts fonctionnaires par rapport au gouvernement est soulevée, notamment à travers du directeur du travail, Arthur Fontaine.This article studies how expertise from the administration was requested by Parliamentary commissions in the early 20th century. The focus is also on the links between the administration and scientific circles, links that spill over onto the types of expertise provided. The question of the autonomy of the high-level civil service directors towards their minister and Parliament is also raised. More specifically, the reconstruction of an episode that occurred in the commission du travail (Labor Committee) shows the competition between the Members of Parliament and the government for control of the administration's departments. Lastly, the question of the place of high-ranking civil servants in relation to the government is brought up, particularly through the case of the director of Labor, Arthur Fontaine.
- "Pierre l'Ermite" (1863-1959). Un apôtre du cinéma à l'âge du muet - Yves Poncelet p. 165 L'historiographie des rapports qu'ont entretenu le cinéma et le catholicisme depuis les années 1910 se construit peu à peu. Cet article y concourt en étudiant l'engagement de l'un des prêtres français les plus célèbres de l'entre-deux-guerres, Edmond Loutil, curé de Paris, chroniqueur à La Croix et romancier à succès. Persuadé que les catholiques français s'étaient montrés pusillanimes face à la presse de masse, habité par le désir de concilier culture grand public et message chrétien, il s'impliqua sur ce nouveau terrain à partir de 1925. Par sa participation à la création de films commerciaux, ses chroniques, ses efforts pour doter les paroisses et les œuvres des moyens indispensables et ses interventions orales, il vanta à ses coreligionnaires la force de pénétration du nouveau média et sa valeur apologétique. En combinant des attitudes de prime abord hétérogènes – absence de véritable expertise professionnelle, accueil bienveillant à la modernité technologique, surestimation de l'impact des films d'idée, inscription claire dans un projet intégraliste, reconnaissance des droits de la création et refus des anathèmes... –, cette campagne de quelques années contribua, avec d'autres, à préparer le tournant de la fin des années 1920, celui du passage de l'âge des pionniers à l'essor des usages catholiques du cinéma. Tout au long, son action s'était appuyée sur le groupe de presse et d'édition assomptionniste La Bonne Presse.The historiography of the relations between the cinema and Catholicism since the 1910's has not been widely studied, but is gradually gaining ground. This article contributes to this emerging subject by examining the commitment of one of the most famous French priests of the interwar period, Edmond Loutil. Father Loutil was a parish priest in Paris, a columnist for La Croix, and a successful novelist. He was convinced that French Catholics were too timid when confronted with the popular press and so, in 1925, he undertook the task of reconciling the Christian message with popular culture. To further his cause, he took part in the making of commercial films, published articles, gave speeches, made efforts to provide parishes with essential funds, and praised the far-reaching value of the new media and its capacity to serve as an apology for Catholicism to his fellow religious leaders. Father Loutil possessed several disparate attributes – a lack of real professional expertise, an openness to technological modernity, an overestimation of the impact of ideological films, a clear adherence to the Catholic agenda, and an acknowledgement of the rights of creation and refusal of anathemas, all of which contributed to the nature of his campaign. This campaign lasted several years and contributed to an important turning point at the end of the 1920's, when Catholic cinema moved from a pioneering age to an age of expansion. All throughout, Edmond Loutil's actions leaned on the press and the Assumptionist publication La Bonne Presse.
- Enjeu - L'historien et l'oeuvre littéraire. Entretien autour des Vérités inavouables de Jean Genet - Ludivine Bantigny et Ivan Jablonka p. 183 Dans Les Vérités inavouables de Jean Genet (Seuil, 2004), Ivan Jablonka ambitionne de renouveler l'approche du célèbre écrivain français, en mettant en évidence l'importance des soutiens dont il a bénéficié à l'Assistance publique, sa fascination assumée pour le fascisme et l'opération par laquelle ses exégètes, Sartre au premier chef, en ont fait un opprimé insurgé contre l'ordre établi. Cette démarche n'a pas pleinement convaincu Ludivine Bantigny, qui souligne certains travers dans l'interprétation et dans le raisonnement. Leur désaccord a donné lieu à un débat à la fois contradictoire et positif concernant l'histoire de l'enfance irrégulière et la nature du fascisme, mais aussi, plus largement, sur l'exercice biographique et les relations entre histoire et critique.In Les Vérités inavouables de Jean Genet (Seuil 2004), Ivan Jablonka has the ambition of renewing the approach to the famous French writer, showing how much support he derived from the Assistance publique, his supposed fascination for fascism, and the operation by which his exegetes, Sartre in particular, made him out to be an oppressed rebel against the established order. This approach did not totally convince Ludivine Bantigny who points out several obstacles in the interpretation and reasoning. Their disagreement led to a debate that was both contradictory and positive concerning the history of his irregular childhood and the nature of fascism, but also, more generally, on the exercise of biography and relations between history and criticism.
Rubriques
Avis de recherches
- Sorties de guerre - Juliette Denis p. 197
- Travailler en entreprise 1940-1945 - Ludovic Laloux et Raphaël Spina p. 198
- L'Europe et la sécurité mondiale - Jenny Raflik p. 200
- Chaban-Delmas en politique - David Valence p. 201
- Le Figaro - Alice Bernard p. 202
Images et Sons
- Indigènes, un film contre l'oubli - Sylvie Thénault p. 205
- Cinéma et écriture de l'histoire, Fassbinder - Dimitri Vezyroglou p. 207
- Verdun, visions d'Histoire - Laurent Véray p. 213
- Photographier/Exposer Paris - Christian Chevandier p. 217