Contenu du sommaire : Spécial : Histoire des sensibilités au 20e siècle
Revue |
20 & 21. Revue d'histoire Titre à cette date : Vingtième siècle, revue d'histoire |
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Numéro | no 123, juillet-septembre 2014 |
Titre du numéro | Spécial : Histoire des sensibilités au 20e siècle |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Articles
- Le monde comme perception - Christophe Granger p. 3-20
- De la psychologie des profondeurs à l'histoire des sensibilités : Une généalogie intellectuelle - Hervé Mazurel p. 22-38 L'histoire des sensibilités suscite encore une méfiance persistante, avant tout parce que son projet intellectuel demeure mal identifié, parce que l'historiographie a souvent laissé penser que ses origines s'ancraient uniquement dans la continuité du projet de Lucien Febvre et de l'histoire des mentalités à la française. Or, en vérité, celle-ci n'est autre que la traduction historiographique d'un mouvement philosophique beaucoup plus ample et ancien, né du basculement incarné par Karl Marx, Friedrich Nietzsche et Sigmund Freud, ces penseurs du soupçon, qui nous ont appris à repérer derrière les idées, la raison et la conscience, le rôle des désirs et des appétits, le jeu des pulsions et des sentiments. Rendant ainsi l'homme moins transparent à lui-même, l'historien du sensible vise, outre à restituer l'historicité de notre vie sensible, à réévaluer la part des affects dans la détermination des conduites humaines. Pour ce faire, il s'appuie également sur la riche nébuleuse des savoirs critiques élaborés ensuite, dans l'Allemagne de la première moitié du 20e siècle, sous les appellations de « psychologie sociale » ou « historique » ou, à la manière nietzschéenne, de « psychologie des profondeurs ».From Depth Psychology to a History of Sensibility. The history of sensibility still continues to elicit suspicion, first and foremost because this intellectual project remains poorly defined, historiography often having led us to believe that its roots stemmed solely from Lucien Febvre's endeavours and the French history of mentalities. And yet in truth, the history of sensibility is nothing less than the historiographical translation of a much broader and older philosophical movement, born of the tipping point provoked by Karl Marx, Friedrich Nietzsche and Sigmund Freud. Those great sceptical thinkers taught us to unmask the role of desires, appetites and impulses behind our ideas, reason and consciousness. In addition to recreating the historicity of our lives of sensibility and thus rendering man less transparent to himself, the historian of sensibility aims to re-evaluate the role of affect in the shaping of human behaviours. To do so, we must reply on the rich constellation of critical knowledge developed in Germany during the first half of the 20th century, termed “social” or “historical” psychology, or, in a Nietzschean fashion, “depth psychology”.
- L'expression des émotions et la société - Maurice Halbwachs, Christophe Granger p. 39-48
- L'histoire des sensibilités en cinquante classiques - Christophe Granger, Hervé Mazurel p. 49-51
- De l'horreur du sang à l'insoutenable souffrance animale : Élaboration sociale des régimes de sensibilité à la mise à mort des animaux (19e-20e siècles) - Damien Baldin p. 52-68 L'article retrace, depuis le 19e siècle, l'histoire de la mise à mort des animaux de boucherie qui est dominée par deux grandes émotions : l'horreur du sang qui s'écoule lors de la saignée de la bête et la sensibilité toujours plus grande à la souffrance des animaux. Au 19e siècle, les abattoirs remplacent peu à peu les tueries pour rendre l'écoulement du sang invisible dans l'espace public. Cette invisibilité acquise, les autorités cherchent, au siècle suivant, à mettre en place un abattage sans souffrance pour les bêtes. L'étude de ces évolutions permet de révéler la construction historique des seuils de tolérance sociales et politiques en matière d'abattage et des régimes de sensibilité qui conditionnent l'acceptation de cette mise à mort.From Bloody Horror to Intolerable Animal Suffering. Starting in the 19th century, this article outlines the history of the killing of slaughterhouse animals, highlighting the two main emotions associated with this phenomenon : horror at the blood that was produced during animal slaughter, and a growing intolerance for animal suffering. During the 19th century, slaughterhouses slowly began to displace older killing methods and try to hide the runoff of blood in public spaces. Once this invisibility was obtained, during the following century authorities sought to implement a more humane form of slaughter that minimised animal suffering. Studying how these changes were implemented over time allows us to illustrate the historical construction of social and political tolerance levels with regard to animal slaughter, as well as the forms of public opinion that determined how these deaths were accepted.
- Curiosité gastronomique et cuisine exotique dans l'entre-deux-guerres : Une histoire de goût et de dégoût - Lauren Janes, Hélène Bourguignon p. 69-84 La fréquence des recettes et de l'écriture gastronomique sur le thème des colonies dans les revues Le Pot-au-feu et Le Cordon bleu à partir des années 1890 jusqu'à la fin des années 1930 reflètent l'intérêt des Français pour la cuisine coloniale. Malgré leur popularité, notamment pendant l'entre-deux guerres, la gamme des plats sur un thème colonial était très limitée, s'appuyant principalement sur les fruits tropicaux et de la poudre de curry, et ajoutant seulement une touche d'exotisme à la périphérie de la cuisine française. Ces revues ont aussi publié des articles de curiosité gastronomique qui exagéraient l'altérité des peuples non occidentaux, souvent par le trope de dégoût. La représentation des Autres exotiques comme des mangeurs d'aliments dégoûtants marquait les frontières de la cuisine française et limitait l'exploration culinaire. L'exotisme présent dans ces revues éloignait plus encore les Français des non-Occidentaux et renforçait les frontières culturelles entre colon et colonisé en France métropolitaine.Gastronomic Curiosity and Exotic Cuisine in Interwar France. The frequency of colonial-themed recipes and gastronomic writing in the cooking magazines Le Pot-au-feu and Le Cordon bleu from the 1890s to the late 1930s reflect the French interest in exotic dining and colonized peoples. Despite their popularity, especially in the interwar period, the range of colonial-themed dishes was very limited, relying mostly on tropical fruits and curry powder and adding only an exotic touch to the periphery of French meals. These magazines also featured gastronomic curiosity pieces which exagerated the alterity of non-Western peoples, often through the trope of disgust. The portrayal of exotic others as the eaters of disgusting foods marked the boundaries of French cuisine and limited culinary exploration. The exoticsm found in these magazines further distanced the French from non-Western people, solidifying the cultural borders between colonizer and colonized within metropolitan France.
- Le coq et le klaxon, ou la France à la découverte du bruit (1945-1975) - Christophe Granger p. 85-100 Les années 1950 et 1960, travaillées par de nouvelles exigences de bien-être, sont aussi celles d'une intolérance accrue au tumulte sonore de la vie moderne. Le motif, articulé vingt ans plus tôt, trouve alors une cohérence nouvelle. Le bruit se fait « fléau social ». Les médecins en scrutent les méfaits sur l'organisme, ils contribuent au tracé des vigilances nouvelles et légitiment les inquiétudes collectives. Tandis que le silence reprend place parmi les signes de distinction sociale, tandis que des associations se montrent habiles à ériger la « lutte contre le bruit » en juste cause, les pouvoirs publics instituent un moderne « droit au silence ». La réglementation des normes sonores, l'interdiction du klaxon en ville ou l'extension des dommages et intérêts en matière de bruits ordonnent cette entreprise historique de pacification sonore des existences. Cet article, qui éclaire un épisode des sensibilités contemporaines, entend questionner plus largement les mécanismes qui président aux déplacements des seuils de tolérance et les logiques sociales dont ils sont le produit historique.Honking and Crowing : France Discovers a New Noisy Existence (1945-1975). Underpinned by a new drive towards well-being, the 1950s and 60s witnessed growing levels of intolerance with regard to the auditory stress of modern life. Although introduced twenty years earlier, this theme found new resonance during this period. Noise became a “social scourge”. Doctors began to investigate its negative effects on the body and helped to develop new medical guidelines and address public concerns. While silence once again became a sign of social distinction, and organisations were successful in erecting “noise control” as a worthy cause, public authorities likewise established a modern “right to silence”. Regulating noise standards, a ban on honking cars in city centres and expanded punitive damages in terms of noise pollution structured this historical endeavour to ensure peace and quiet for all. By shedding light on a particular facet of contemporary attitudes, this article hopes to more broadly analyse the mechanisms that govern shifting tolerance levels and the social logic of which they are the historical consequence.
- La séparation : L'amour à l'épreuve du départ au combat en août 1914 - Clémentine Vidal-Naquet p. 102-116 En août 1914, la mobilisation générale constitue sans nul doute un phénomène inédit à l'échelle nationale. Pour les couples, l'entrée en guerre signifie avant tout la séparation, expérience éminemment intime mais largement partagée au plan collectif. Cet article propose de saisir le moment décisif de la séparation conjugale en août 1914 à travers des aspects de l'expression des émotions. Il entend réfléchir à la façon dont la tendresse conjugale d'une part, la coulée des larmes d'autre part, sont mises en récit pour devenir des supports de la mobilisation, plaçant les relations de couple au cœur de la fabrication d'un discours sur l'événement. Il souhaite, en outre, par l'étude des premières lettres échangées après le départ du mobilisé, mettre en exergue l'importance, pour les couples séparés, du partage des émotions et des sentiments qu'ils sont contraints, par la distance, de formuler.The Long Goodbye. In August 1914, the general draft brought about by the impending war marked an unprecedented phenomenon on the national scale. For couples, the beginning of the war first and foremost entailed separation, an eminently intimate experience, but also one which was widely shared on the collective level. This article hopes to examine and understand the decisive moment of conjugal parting in August 1914 through the way in which emotions were expressed. We will think about how conjugal tenderness on one hand, and the shedding of tears on the other, were narrativised to support mobilization, putting couples' relationships at the heart of the event's rhetoric. By studying the first letters exchanged after the departure of those who were drafted, we also hope to show the importance of the shared emotions and feelings that the separated couples were compelled to express due to their distance.
- Les métamorphoses de l'intimité : Adultère, sentiment amoureux et conjugalité (1945-1960) - Anne-Claire Rebreyend p. 117-128 Cécile et Étienne sont amants. Elle est âgée de trente-six ans, mariée et mère, vit à Paris ; il a dix ans de moins, est célibataire, provincial et sans expérience sexuelle. Leur importante correspondance a été déposée à l'Association pour l'autobiographie et le patrimoine autobiographique (APA) et constitue une source d'une grande richesse. Faisant appel à la micro-histoire et attentive à l'analyse des discours, nous proposons de suivre le développement de l'histoire d'amour de Cécile et Étienne entre 1945 et 1960, en s'attardant sur ses prémices entre 1945 et 1949. L'analyse d'une relation adultère vécue de l'intérieur permet de mieux comprendre les métamorphoses de l'intimité au cours de cette période du baby-boom, en particulier les rôles masculin et féminin. Cette histoire singulière permet aussi d'éclairer, par un jeu de contrastes, les représentations de la conjugalité pendant les décennies d'après-guerre – période de doutes au sujet de l'intimité. En quoi ce couple adultère interroge-t-il et contourne-t-il les normes conjugales, tout en cherchant à s'y conformer ?The Metamorphosis of Intimacy. Cécile and Étienne were lovers. She was a thirty-six year-old mother, married and living in Paris ; he was ten years younger, single, living in the suburbs and lacking in sexual experience. Their vast correspondence, deposited with the Association pour l'autobiographie et le patrimoine autobiographique (APA, Association for Autobiography and Autobiographical Heritage), constitutes a documentary source of great value. Referencing the phenomenon of micro-history and relying upon discourse analysis, we shall attempt to follow the trajectory of Cécile and Étienne's relationship between 1945 and 1960, focusing in particular on its beginnings from 1945 to 1949. Analysing an adulterous relationship from such an inside perspective will shed light on the metamorphosis of intimacy that occurred during the Baby Boom era, in particular with regard to male and female gender roles. By playing with contrasts, this unique story can also provide information regarding the representation of marriage during the post-war era – a period of time fraught with doubts concerning the conjugal institution. How did this adulterous couple challenge and circumvent conjugal norms, while simultaneously seeking to conform to them ?
- Naissance de l'amour parental dans le Japon du début du 20e siècle - Mark Jones, Bruno Poncharal p. 129-146 Au Japon, entre les années 1890 et 1920, les promoteurs d'un nouveau style de parentalité proclamèrent fièrement qu'une émotion, l'amour, devait être un nouvel ethos directeur de la famille. Selon les partisans de l'amour, l'émotion devait inspirer chaque moment de l'attention parentale dirigée vers l'enfant. Cependant, la naissance de ce nouvel idéal d'un amour centré sur l'enfant était loin de constituer un processus simple ou évident. L'amour parental, comme toutes les émotions, n'est pas un sentiment intemporel, mais un sentiment marqué par des circonstances historiques particulières. La version de l'amour parental qui s'est développée au Japon au début du 20e siècle était analytique et scientifique, réaliste et clinique, elle était alors nommée « amour rationnel ». Et il fallut beaucoup de temps et d'efforts à ses promoteurs pour définir cette émotion, affirmer sa nécessité et comprendre son rôle dans l'éducation des enfants au Japon. Cette période de réorientation émotionnelle donna naissance non seulement à un nouveau style émotionnel de parentalité, mais aussi à une « communauté émotionnelle » de mères aimant rationnellement.The Birth of Rational Parental Love in Early 20th Century Japan. In Japan, between the 1890s and the 1920s, promoters of a new style of parenting proudly proclaimed an emotion, love, to be the family's new guiding ethos. According to love's advocates, emotion now needed to inform every moment of parental attention directed toward the child. Yet the birth of this new ideal of child-centered love was far from a simple or self-evident process. Parental love, like all emotions, is not a timeless feeling but a sentiment informed by particular historical circumstances. Japan's early 20th century version of parental love was analytic and scientific, hardheaded and clinical, what was called at the time “rational love”. And it took much time and effort for its 20th century promoters to define the emotion, promote its necessity, and to realize its employment in the rearing of Japan's children. This period of emotional reorientation birthed not only a new emotional style of parenting but also an “emotional community” of rationally loving mothers.
- La fabrique d'un intolérable : Exécutions publiques et police des sensibilités - Emmanuel Taïeb p. 148-160 Étudiant la disparition des exécutions publiques au cours de la Troisième République, cet article émet l'hypothèse selon laquelle ce qui relève en apparence du somatique interroge en permanence les fonctionnements sociaux. Afin d'analyser ce que le corps fait au politique et à cette technologie punitive particulière qu'est l'élimination physique des criminels, il interroge les conditions d'utilisation de ce matériau historique spécifique que sont les sensibilités. Il explore leurs usages et la police dont elles font l'objet dans le passé. Cette police joue subtilement sur ce qu'il est légitime de ressentir face au spectacle de la guillotine, et prescrit de « bonnes manières » de le voir. C'est notamment par ce biais que le rituel sanglant est progressivement institué comme un intolérable. L'article montre finalement que ce qui change est moins la mise à mort que la façon de l'éprouver et de la regarder.A Growing Intolerance. By studying the disappearance of public executions during the Third Republic, this article hypothesizes that what may have at first seemed to belong to the physical realm was actually a means of questioning the social system. In order to analyse how the human body affected politics, as well as the particular punitive technology of physically eliminating criminals, we shall question the ways in which historically specific sensibilities were exploited. This essay explores how they were used and policed. This “policing” of emotions subtly played with what it was acceptable to feel when observing a guillotine execution, and ultimately prescribed the “right way” of viewing such spectacles. It was notably via these means that the bloody ritual of public execution gradually came to be seen as intolerable. Finally, this article shows that the changes that came about were less concerned with execution themselves than with how they were to be seen and experienced.
- De l'invention du traumatisme à la reconnaissance des victimes : Genèse et transformations d'une condition morale - Didier Fassin p. 161-171 Partant d'un événement dramatique survenu aux États-Unis, la tuerie de Fort Hood en 2009, et des interprétations contradictoires qui en ont été données concernant le rôle du traumatisme dans la genèse du massacre, cet essai propose une réflexion sur l'histoire de cette notion et de ses enjeux politiques. Dans un premier temps, il est montré comment, de catégorie clinique à connotation négative, le traumatisme est devenu, à la fin de la seconde moitié du 20e siècle, le marqueur positif d'un événement dramatique dont les conséquences psychiques attestent le bon état mental de la personne qui en souffre. Cette remarquable conversion morale autorise, en l'authentifiant, la reconnaissance d'un statut de victime. Dans un second temps, à partir de trois scènes, dans les suites de l'accident de l'usine AZF, pendant la seconde Intifada et lors de l'évaluation des demandes d'asile, il est analysé comment le traumatisme s'inscrit dans une triple politique de la réparation, du témoignage et de la preuve. Dans ces processus cependant, une inégalité demeure dans la manière dont on reconnaît les victimes.From the Invention of Trauma to Victim Recognition. Starting with a dramatic event that occurred in the United States – the 2009 Fort Hood shooting – and the contradictory interpretations that were produced regarding the role of trauma in the massacre's genesis, this essay reflects on the history of trauma and its political consequences. We shall first show how trauma transitioned from a clinical category with negative connotations to, at the end of the second half of the 20th century, the positive marker of a dramatic event whose psychological consequences attest to a victim's healthy mental state. This remarkable moral transformation both permitted and legitimised victim hood. Secondly, using three different incidents – the fallout from the AZF factory explosion, the second Intifada and the evaluation of asylum applications, we shall analyse how trauma participates in a three-pronged policy of reparations, testimony and proof. In these processes, however, the way in which victims are recognised still remains unequal.
- Retour sur la méthode - Christophe Granger p. 173-191
Rubriques
- Archives - p. 193-200
- Avis de recherches - p. 201-205
- Images, lettres et sons - p. 207-221
- Vingtième Siècle signale - p. 223-230
- Librairie - p. 231-261