Contenu du sommaire : Le beau
Revue | Terrain |
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Numéro | no 32, mars 1999 |
Titre du numéro | Le beau |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Revue de presse du numéro 32
Le beau
- « Dédommager le désir » - Monique Jeudy-Ballini p. 5-20 Chez les Sulka de Nouvelle-Bretagne (Papouasie-Nouvelle-Guinée), la beauté des masques traditionnellement fabriqués à l'occasion des cérémonies d'initiation et de mariage est une condition de leur efficacité rituelle. Obtenue avec le soutien des ancêtres convoqués au moyen des magies appropriées, la beauté, signe d'accord cosmologique entre humains et esprits, s'assimile à une manifestation de la transcendance. Explicitée en termes de brillance et d'éclat, elle est spécifiée par son pouvoir d'emprise, sa capacité à provoquer des émotions. Mais dans une culture qui considère l'intériorité affective et psychique des êtres comme difficilement pénétrable, l'émotion suscitée tient d'une atteinte à la personne. C'est à cette considération que l'on rapporte ici la coutume sulka exigeant de tout organisateur d'une fête qu'il dédommage matériellement quiconque exprime son admiration pour la beauté d'un masque ou d'une prestation.«Indemnifying desire»: The price of emotions in New Britain (Papua New Guinea)Among the Sulka (New Britain, Papua New Guinea), beauty is a condition for the ritual effectiveness of the masks traditionally made for initiation and marriage ceremonies. Obtained with the support of the ancestors summonedby the appropriate magic, beauty is a manifestation of transcendence, a sign of cosmological agreement between human beings and spirits. Explained in terms of brilliance and vividness, it is characterized by its power to arouse feelings. But in a culture that considers the affective and mental inwardness of beings as hard to penetrate, the thus felt emotions are a sort of infringement on the person. This helps account for the Sulka custom that requires of any one organizing a ceremony that he pay a material indemnity to whoever expresses admiration for the beauty of a mask or a ceremonial act.
- Ce qui est bien est beau - Nelson Graburn, Pamela Stern p. 21-36 En inuttitut, la langue inuit, le concept de « beauté » peut être traduit grossièrement par « bonté ». On souligne plus les qualités morales que l'esthétique visuelle. Sémantiquement, ce qui est beau est ce qui convient, qu'il s'agisse d'apparence, d'activités ou de relations sociales : pour l'homme, c'est être un bon chasseur et un bon mari ; pour la femme, une bonne mère et une bonne épouse ; pour la terre, de produire en abondance. La beauté est reconnue à ceux qui font les choses « comme il faut », de manière appropriée. Dans l'idéal, ce sont les savoir-faire et le sens de la responsabilité qui attirent l'homme et la femme l'un vers l'autre. L'attirance physique et sexuelle est considérée comme superficielle. Depuis cinquante ans, les Inuit canadiens ont commencé à produire des sculptures en pierre, des lithographies et des dessins au pochoir qu'ils vendent et exportent. Cela a provoqué une prise de conscience du concept de beauté en tant qu'esthétique visuelle, mais cette production reflète toujours la division sexuelle du travail.Goodness is beautiful! A look at beauty among the Canadian InuitIn Inuttitut (the Inuit language), the concept «beauty» translates roughly as «goodness». Emphasis is placed on the moral and truthful rather than the visually aesthetic. What is beautiful is what is most appropriate in looks, actions and relationships: for men to be successful hunters and husbands; for women to be good wives and mothers; for the land to be a source of abundance. Beauty thus refers to ideals within everyone's reach. Beauty in actions refers to doing things properly and well, comme il faut. Ideally, men and women are attracted to marry each other owing to their skills and sense of responsibility. The Inuit recognize the superficiality of sexual and physical attractions. About fifty years ago, the Canadian Inuit started making stone carvings as well as lithographic and stenciled prints for export and sale. The language of beauty as visual aesthetics has thus risen into consciousness, but still reflects the Inuit division of labor by sex.
- Des « œuvriers » ordinaires - Véronique Moulinié p. 37-54 Des « œuvriers », comment qualifier autrement ces ouvriers qui, pendant leurs loisirs, s'adonnent aux créations les plus diverses – statues, tableaux, maquettes en bois, en ciment, en fer, etc. –, objet de l'admiration unanime de la communauté qui, pour autant, hésite à les qualifier de belles. En effet, cette « production de l'inutile » est un lieu de dialogue entre des mondes d'ordinaire pensés comme hermétiques, voire opposés. On y entend d'abord parler du monde du travail et de ses valeurs dont ces réalisations s'inspirent tout en les niant. Mais cela ne suffit pas à en épuiser le sens. Elles sont aussi à appréhender en relation avec le décor ouvrier, les activités de bricolage et la passion des collections dont elles participent.On «ordinary workers of art»: When workers make something beautifulHow to qualify other than as «workers of art» those workers who devote their leisure to various forms of creation (making statues, paintings, models in wood, cement or iron, etc.) that the community unanimously admires but nonetheless hesitates to consider as «beautiful». This «useless production» is a place of dialogue between worlds ordinarily seen as being sealed off from, or even excluding, each other. Talk about the «world of work» and its values denies the very values inspiring such works. But these values can also be understood in relation to home decoration and repair activities in the working class environment and to collectors' hobbies.
- La maison, le beau et la mode - Françoise Dubost p. 55-66 Les maisons rurales du Sud-Beaujolais portent la marque des variations de la mode et du goût à travers le temps et selon les milieux sociaux. De ces variations, observées à l'échelle du « pays des Pierres dorées », on pourrait trouver l'équivalent dans bien d'autres régions françaises, qu'il s'agisse du « style château » affectionné par les notables sous le second Empire, de la « butte » inventée par les habitants pavillonnaires, des querelles qui opposent aujourd'hui les partisans de l'enduit à ceux des pierres apparentes, ou des réactions que suscite une construction insolite. Si les critères et les normes du beau sont changeants, l'amour du beau, lui, reste constant, et la moindre des architectures ordinaires en apporte la preuve.Home, beauty and fashionRural homes in the southern Beaujolais area bear the marks of changing fashions and tastes in different social settings. Equivalents to the variations observed in Pierres Dorées can be found in many other areas in France — whether of the «castle style» preferred by the local elite under Napoleon III, of the «mound» invented for single-family homes, of the ongoing quarrel between those who advocate plastering and those who prefer leaving stone surfaces uncovered, or of the reactions set off by an unusual building. Although the criteria and standards of beauty change, the love of beauty stays constant, as the most ordinary constructions prove.
- La « glocalisation » du beau - Jackie Assayag p. 67-82 La tenue de Miss Monde en Inde, en 1996, a provoqué de vives protestations, nombre de manifestations et plusieurs attentats. Ceux-ci ont transformé la ville de Bangalore en « zone de guerre » et de couvre-feu, avec un déploiement policier et militaire sans précédent. Relayée par la presse et les médias, la compétition qui devait célébrer le « glamour », la beauté et la « culture indienne » devint un événement planétaire. Mais les polémiques qu'avait provoquées antérieurement Miss Monde dans d'autres pays montrent la permanence du débat sur les reconfigurations régionales, nationales et internationales des représentations du beau assimilé à la femme, sujet hautement polémique au Nord comme au Sud. Occasion pour l'observateur d'étudier le processus de « glocalisation » de cette forme érotisée du beau, c'est-à-dire les rapports qu'entretient un type de représentations locales avec le « global » à l'âge du capitalisme électronique transnational.The «glocalization» of beauty: Miss World in India, 1996The 1996 Miss World contest, held in India, set off a public outcry and fueled several demonstrations. The city of Bangalore thus turned into a «war zone» under curfew as police and military forces were deployed. Reported through the press and media, the contest that should have celebrated «glamor», beauty and «Indian culture» became a planetary event. As the heated arguments about previous Miss World contests in other countries show, debate about regional, national and international conceptions of what is beautiful, itself associated with the image of women (a quite controversial topic in both the North and South), has always surrounded this contest. This provides an occasion for observing the process whereby an erotic form of beauty is «glocalized». This glocalization refers to the relations that a type of local cognitive representations has with «global» ones in the era of electronic, transnational capitalism.
- L'éclat de l'haliotide - Marie Mauzé p. 83-98 Les sociétés de la côte Nord-Ouest (Colombie-Britannique, Alaska) ont frappé les premiers observateurs européens par leur savoir-faire dans les divers domaines de la création plastique. Aujourd'hui, nous admirons leur art, à l'étude duquel est attaché le nom de Franz Boas. On ne saurait nier que ces peuples ont une conception du « bel objet » qui, par-delà sa forme, est inséparable de son efficacité. La beauté d'un objet pourrait être en définitive la « force » qui en émane dans le moment où il joue pleinement son rôle de médiateur entre le monde des humains et le monde surnaturel. La notion de beauté est également liée à la notion de personne : peuvent être mises en évidence une série d'équivalences sémantiques entre beauté et humanité, humanité et prestige, prestige et pouvoir, etc.The abalone's luster: On the conception of beauty in Northwest Coast societiesThe first Europeans to observe Northwest Coast societies (in British Columbia and Alaska) were amazed by native know-how in various applied arts. Nowadays, we admire the artworks produced by these societies, which are known through the studies made by Franz Boas. There is no denying that these peoples have ideas about designing «beautiful objects» whose forms cannot be separated from their utility. An object's beauty might ultimately be the «force» emanating from it as it plays its full role of mediating between the human and supernatural worlds. The notion of beauty is also related to that of personhood: a series of semantic equivalents can be seen between beauty and humanity, humanity and prestige, prestige and power, etc.
- « Je m'y connais peut-être en art mais je ne sais pas ce que j'aime » - Alison Clarke, Daniel Miller p. 99-118 Cette observation ethnographique, réalisée dans les quartiers nord de Londres, sur la manière dont on choisit les objets de la vie quotidienne vient compléter l'étude de Bourdieu sur le contexte social du jugement esthétique. Ces données suggèrent que de tels jugements esthétiques sont rarement une simple rencontre « kantienne » entre des personnes et des objets isolés. Les individus s'appuient plutôt sur des processus sociaux pour découvrir ce qu'ils aiment. Les exemples présentés concernent l'ajout de nouveaux éléments décoratifs dans la maison, les problèmes liés au choix et à l'achat d'une robe à fleurs et de sous-vêtements, le recours aux services de la société Colour me Beautiful pour choisir ses habits. Ces études de cas illustrent la signification des relations sociales et celle des rapports entre les objets dans la définition du goût.«I may know a lot about art but I don't know what I like»An ethnography of shopping in North London complements Bourdieu's study of the social context of aesthetic judgements with observations on the act of choosing everyday objects. The evidence collected (about the addition of new decorative items to home furnishings, problems in selecting a floral print dress and underwear while shopping, the use made of a company called Colour Me Beautiful for help in choosing clothing) suggests that aesthetic judgements are rarely a simple «Kantian» encounter between individuals and single objects. Instead, individuals rely on social processes to find out what it is that they like. These case studies illustrate the significance of relationships between persons and relationships between things in determining taste.
- Une nouvelle théorie de l'art - Maurice Bloch p. 119-128 Ce compte rendu critique du récent livre d'Alfred Gell, Art and Agency, est centré sur ce qui concerne l'aspect cognitif. Gell suggère de remplacer le concept d'esthétique par celui d'art, considéré comme un élément de la communication entre individus. Pour Gell, les objets d'art nous font imaginer les intentionnalités très variées qui sont liées à leur production ; nous nous les représentons comme possédant eux-mêmes une intentionnalité propre. Cette théorie de l'art est fondée sur les récents développements de la psychologie cognitive concernant la capacité des êtres humains de se comprendre entre eux au moyen d'une « théorie de l'esprit » innée, ce qui est généralement considéré comme le fondement du social. L'auteur de cet article fait un accueil enthousiaste à cette manière de voir l'art, tout en regrettant que Gell n'ait pas poussé plus loin les implications de sa théorie cognitive.A theory of art: On Alfred Gell's Art and AgencyThis review focuses on the cognitive implications of Alfred Gell's book, Art and Agency. From the start, Gell refuses the concept of aesthetics and suggests that we see art as a form of social communication. Accordingly, artworks stimulate the imagination through the many types of intentionality that have gone into producing them; and they themselves become imagined sources of intentionality. Gell's theory of art is anchored in recent developments in cognitive psychology having to do with the human ability to understand others. An innate «theory of mind» is widely assumed to be the basis for this intercomprehension and for life in society. While enthusiastically embracing this way of seeing art, this review article regrets that Gell did not delve deeper into the implications of his cognitive theory.
- « Dédommager le désir » - Monique Jeudy-Ballini p. 5-20
Repères
- « Voutré, mon village » - Jean-Michel Faure p. 129-142 L'observation du club de Voutré permet de comprendre les rapports particuliers que les membres des classes populaires entretiennent avec le football qui demeure en France leur sport préféré. Un mélange de méfiance à l'égard des formes légitimes de la pratique dominante et un goût marqué pour le jeu permettent d'exprimer tout à la fois des dispositions ludiques, des formes d'humour et des complicités collectives qui se construisent dans les interactions entre les joueurs et les spectateurs, fréquemment au détriment des responsables de l'application des normes officielles. La soumission de la pratique sportive aux rythmes de la vie sociale et aux solidarités locales, la distance caustique par rapport aux exigences éthiques de sérieux et d'effort de la compétition légitime, l'intervention partisane des spectateurs au cœur même des rencontres sont autant de traits qui permettent de caractériser la manière populaire de concevoir et de jouer le jeu.«My village, Voutré» : Football in folk cultureObservations of the Voutré Soccer Club shed light on the working class's relation with soccer, the most popular sport in France. This relation is a mixture of distrust for the legitimate forms of dominant practices and of support for a game that can be used to express a sense of play, forms of humor, and mutual understanding between team members and fans. Characteristics of the working class's approach to sports are: the subordination of sports to both the rhythms of social life and local loyalties; opposition to the ethical demands for seriousness and effort as imposed by methodical training; and the natural ways whereby fans intervene in the game.
- Un capital dormant - Philippe Cardon p. 143-154 Cet article voudrait montrer en quoi la forêt paysanne, propriété d'exploitants agricoles en activité et en retraite, est vécue comme un capital de réserve (ou capital dormant), dans lequel on peut puiser en fonction de ses besoins matériels et/ou économiques (on retrouve l'idée du quant-à-soi développée par Marshall Sahlins à propos des sociétés dites primitives). La gestion de la forêt est alors une activité subalterne à l'activité agricole. Elle est assurée par le père exploitant retraité. La forêt est cet autre espace de la vie familiale, où le fils successeur de l'exploitation agricole reconnaît une place légitime au père.Dormant capital : Passing on the inheritance of the woods among farmers in Franche-ComtéIn Franche-Comté, France, the woods belonging to farmers is treated like dormant capital held in reserve to be tapped as a function of the family's material or economic needs. Marshall Sahlins' idea, as developed in relation to so-called primitives societies, of a quant-à-soi is relevant here. Forest management, a minor farming activity, is undertaken by the farmer's retired father. The «woods» is a «space» in family life where the son who takes over the farm accords his father a legitimate place.
- « Voutré, mon village » - Jean-Michel Faure p. 129-142