Contenu du sommaire : Peurs et menaces

Revue Terrain Mir@bel
Numéro no 43, septembre 2004
Titre du numéro Peurs et menaces
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Revue de presse du numéro 43 accès libre
  • Peurs et menaces

    • Ethnographier la peur - Monique Jeudy-Ballini, Claudie Voisenat p. 5-14 accès libre
    • Techniques de la menace - Élisabeth Claverie p. 15-30 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      L'article porte sur une description de l'impossibilité, pour les futures victimes d'une petite ville de Bosnie-Herzégo­vine, quelques jours avant l'entrée des troupes miliciennes dans leur ville, en avril 1992, d'envisager ou de lire les signes d'une menace les concernant sur le lieu même de leur habitation, leur ville, celle qu'ils partagent avec leurs (futurs) boureaux. Il se centre sur deux types de sources, ici artificiellement rapprochées : les récits des femmes d'une association de victimes qui décrivent leur quasi-impossibi­lité à « voir » ce qui va arriver (nos voisins vont nous tuer), leur « surprise » devant ce qui arriva, et, d'autre part, les récits faits devant la cour du TPIY par les exécuteurs des entreprises nationalistes qui préparaient de longue date ­l'attaque précise des villes et villages.
      Menacing techniques A few days before militiamen entered a small town in Bosnia-Herzegovina in April 1992, the victims-to-be were unable to envision or detect the omens of a menace against them on the very place where they lived, a place they shared with their future executioners. Two types of sources, artificially brought together,: on the one hand, the accounts by women from an association of victims who described the near impossibility of “seeing” what was going to happen (“Our neighbours are going to kill us”) and their “surprise” at what occurred; and, on the other hand, testimony before the International Criminal Tribunal for former Yugoslavia by those who prepared specific attacks on towns and villages well ahead of time and carried out nationalistic plans.
    • Des mots pour faire peur - Philippe Artières p. 31-46 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Au cours du printemps 1892, au moment où explosent plusieurs bombes anarchistes dans Paris, se développe une « épidémie » de lettres de menace au sein de la population. Evénements silencieux, ces envois de plusieurs centaines de missives anonymes s'inscrivent dans un climat d'effroi largement nourri par la presse. Ces lettres « pour faire peur » sont l'occasion du dévoilement de tout un ressentiment social, d'un tissu de conflits professionnels, familiaux et individuels. Ils témoignent surtout de pratiques qui mettent à mal l'ordre graphique que la société du xixe siècle s'était employée à établir.
      Words for scaring: Threatening letters in Paris in 1892During the spring of 1892, when several bombs planted by anarchists went off in Paris, a “silent epidemic” spread through the mail. Hundreds of threats were anonymously sent in an atmosphere of terror sustained by the press. These letters “for scaring” provide us with a glimpse of social resentment and of a web of occupational, family and personal strife. In particular, they are pieces of evidence about the practices that disturbed the graphic order established by 19th-century society.
    • Peur, méfiance et défi face à la machine - Véronique Moulinié p. 47-62 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Comment peut-on travailler à proximité (voire sur) des machines dont on reconnaît l'extrême dangerosité sans éprouver de peur apparente ? En plongeant au cœur de l'entreprise, on découvre comment les ouvriers manipulent, au sens premier du terme, cette émotion. La « peur », affirmée ostensiblement, et même brandie, en réalité non éprouvée, est un instrument de résistance à l'autorité, un moyen de signifier une opposition. A l'inverse, la « peur » qu'on pourrait ressentir, en situation de travail, face à une machine dangereuse, est, elle, bannie et comme remplacée par un éventail d'émotions, depuis la méfiance jusqu'à l'imprudence, dont il convient idéalement de faire l'expérience afin de découvrir la juste position à maintenir à l'égard de la machine. C'est au fond le parcours qui transforme le « nouveau » en « ouvrier » qui se dessine ainsi. On comprend alors que ces sentiments et ces attitudes, prescrits ou proscrits, relèvent plus du discours tenu par le groupe des pairs et projeté sur l'impétrant que de l'attitude réelle de ce dernier.
      Fear, mistrust and defiance of machinesHow to work near, even on, machines and apparently not show fear even though they are recognized as extremely dangerous? This journey inside southwestern France's firms lets us see how workers, in the basic sense of this word, manipulate fear. Ostensibly asserted or even brandished but not actually felt, this emotion is an instrument for resisting authority, a means for signaling opposition. On the contrary, the fear that might arise while working around a dangerous machine is banned, as if replaced with feelings that, ranging from mistrust to imprudence, should be experienced in order to discover the right position to maintain in relation to the machine. The process that turns “newcomers” into “workers” can thus be sketched. We understand why these feelings and attitudes, prescribed or proscribed, tend to be a discourse, a matter of what the peer group says and projects onto any newcomer, rather than to correspond to the latter's actual attitudes.
    • En aparté avec les morts… - Pascale Trompette, Sandrine Caroly p. 63-84 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Garçons d'amphithéâtre, croque-morts en tout genre, embaumeurs modernes (thanatopracteurs), ils forment la trame professionnelle de la longue chaîne de production des services au défunt. Pour ces multiples métiers qui peuplent l'espace séparant les vivants et les morts, la vie de travail ne saurait composer avec la fragilité. Leur place dans l'arène des émotions autour du défunt s'énonce comme celle de professionnels accoutumés à la mort et aux débordements affectifs qu'elle suscite. Derrière cette rigueur professionnelle qui semble affranchie de tout engagement de soi dans l'activité, on découvre pourtant au fil de l'observation les manifestations à peine visibles de l'embarras, du choc, de la peur, et des jeux rituels composant avec l'assaut des émotions. Face à la peur, les compagnons des morts ont ainsi inventé leur propre genre professionnel, dans une partition où se conjuguent le déni et la ruse, l'honneur viril et la maîtrise professionnelle, la réponse communautaire et l'échappée dans le rire.
      In an aside to the dead: Fear, tears and laughing in the funeral businessUndertakers of all kinds, embalmers and mortician's assistants, have an occupational slot on the long assembly line for producing funeral services in France. In these positions in between the living and the dead, life on the job does not allow for squeamishness. These “workers” have the place of professionals who are used to death and to the outburst of feelings ensuing from it. Behind this strictly professional attitude with its seeming avoidance of any personal involvement, barely visible signs of shock, fear or discomfort and of rituals for coping with the welling up of emotions can be observed. To cope with fear, those who work on the deceased have invented their own occupational “type”, one combining denial and craftiness, virile honor and a professional sense of control, a community response and relief through laughing.
    • Voleurs de foies, voleurs de cœurs - Luke Freeman p. 85-106 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Les Betsileos du nord des hauts plateaux de Madagascar sont des riziculteurs qui, pour la plupart, ont fait des études poussées les ayant souvent amenés à obtenir des emplois salariés. Ils racontent des histoires effrayantes de voleurs d'organes humains (notamment de foies et de cœurs d'enfants). Ces voleurs sont toujours des Européens ou des Malgaches éduqués. Cet article est centré sur les peurs dont les histoires betsileos sont l'incarnation. On trouve des histoires semblables un peu partout dans le monde. Toutefois, à la différence de la plupart des analyses de ce phénomène global, cet article avance l'hypothèse que ces histoires ne reflètent pas des préoccupations liées à un assujettissement (post-)colonial dû à la colonisation et à l'exploitation des corps mais à la peur du pouvoir et de la richesse acquis via l'éducation et la colonisation des esprits.
      Liver and heart thieves: Europeans and Westernized Malagasy as seen by the Betsileo (Madagascar)The northern Betsileo in highland Madagascar are rice-farmers; but many of them have an education and obtain employment. They tell scary stories about the stealing of vital organs, in particular children's livers and hearts. The thieves are always Europeans or educated Malagasy. Unlike most analyses of such stories, which are told around the world, this study of the fear aroused by such narratives does not see it as related to colonial or postcolonial domination and the exploitation of bodies but, instead, as expressive of the fear of the alienating power and wealth acquired thanks to education and a colonization of the mind.
    • La peur au ventre ? - Noélie Vialles p. 107-122 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Les réactions des « consommateurs » aux récentes alertes sanitaires sont généralement désignées comme relevant de la peur, ce qui ouvre la possibilité de les disqualifier comme largement « irrationnelles ». Mais la logique de l'argumentaire n'est pas celle des mangeurs, dont le comportement se comprend mieux à partir de l'exigence bien connue de « savoir ce qu'on mange », laquelle a pour revers l'évitement de toute nourriture suspecte, dont l'archétype est le poison. La crise dite « de la vache folle » illustre exemplairement ce que les ainsi nommées « peurs alimentaires », qui relèvent plutôt de la méfiance, comportent de permanences structurelles, dont la production industrielle des aliments amplifie les effets, mais qu'elle ne crée pas ni ne modifie essentiellement.
      Gut scared? Risks and poisonsSince consumer reactions to recent health alerts are usually set down to fear, they can be discounted as “irrational”. But this argumentation is not used by consumers, whose behavior can be better understood in terms of the normal requirement to “know what you are eating”, with its corollary of avoiding any suspicious food. The archetypical suspicious food is poison. The “mad cow panic” fully illustrates permanent aspects of what are called “food scares”, which are more a matter of suspicion. The industrial production of foodstuffs amplifies the effects of these scares but without either creating or significantly changing their structural characteristics.
  • Repères

    • Violence de la relation ethnographique. - Natacha Giafferi p. 123-140 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Actualité politique et entreprise scientifique ne font pas toujours bon ménage. Comment par exemple, en Haïti, développer et conserver les relations cordiales que nécessite a priori le projet ethnographique ? Devant des ambiguïtés qui restent peut-être un des seuls moyens de repli de supposés « Bons Sauvages » face aux incursions de notre désir de tout connaître et de tout contrôler, ne faut-il pas plutôt tenter d'adapter « notre » outillage méthodologique et théorique à ces situations nouvelles et envisager les difficultés du dialogue entre chercheurs du Nord et sondés du Sud comme une réponse en soi à nos interrogations sur les liens qui unissent la culture et la société ?
      The violence of relations in fieldwork: The Haitian exampleCurrent events and scientific projects are not always compatible. How, in Haiti for instance, to develop and maintain the cordial relationships necessary for field work? Given the ambiguities that might be one of the only remaining fallback positions of the supposedly “noble savages” as they face the incursions of our desire to know and control everything, should we not try to adapt “our” methodological and theoretical approaches to these new situations? Should we not consider the difficulties of a dialog between academics from the North and their “subjects” from the South to be a response to our questions about the relations between culture and society?
    • Le théâtre des passions politiques - Raymond Jamous p. 141-156 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Au Liban, les passions politiques se manifestent par une mise en scène des liens de domination, de clientèle, de compétition, l'exercice du pouvoir n'étant qu'un aspect exacerbé des rapports entre violence verbale et violence physique qui sont inscrites dans toutes les strates de la société. Différents personnages sont présentés à travers leurs performances : le jeune tueur, le beau parleur, le « leader des jeunes », le chef de famille et le seigneur qui est tenté de défier le ciel. Les trois premiers cherchent à s'imposer par leur action et/ou leur maîtrise de la parole en n'ayant qu'une influence limitée sur leurs agnats alors que les deux derniers agissent violemment en s'appuyant sur les relations de dépendance et en manifestant leur volonté de pouvoir. Par sa parole, l'opinion tempère ou exacerbe les tensions politiques, mais elle n'offre aucun moyen de légitimer ou de contrôler les échanges de violence et les affrontements qui ont dérapé et provoqué les massacres de la guerre civile.
      The theater of political passionsIn Lebanon, political feelings are expressed through relations based on domination, patronage or competition. Exercising power is but one (intense) aspect of the relation between the violence in words and in deeds running through all social strata. Various figures are presented: the young killer, the smooth talker, the “youth leader”, the head of family and the warlord who is tempted to defy heaven. The first three try to prevail through their actions or their control over language, but have limited influence over agnates. The last two act violently, manifest their will to power and use relations based on dependence. The words used in opinions moderate or exacerbate political tensions, but they offer no means for legitimating or controlling the acts of violence and clashes that, out of hand, resulted in massacres during the civil war.