Contenu du sommaire : Sociologie de la mondialisation
Revue | Actes de la recherche en sciences sociales |
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Numéro | no 151-152, mars 2004 |
Titre du numéro | Sociologie de la mondialisation |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Sociologie de la mondialisation
- Les courtiers de l'international - Yves Dezalay p. 5
- Une vocation philantropique - Nicolas Guilhot p. 36 La philanthropie est une pratique qui permet aux classes détentrices de capitaux de promouvoir, notamment à travers le soutien aux sciences sociales, des formes de connaissance et de régulation de la société. Aux États-Unis, à la fin du XIXe siècle, ce sont les milieux issus de l'industrialisation, les fameux « barons voleurs », qui ont investi leurs ressources dans la définition et le traitement de la « question sociale » et contribué ainsi à l'essor institutionnel et à la professionnalisation des sciences sociales. À la fin du XXe siècle, l'apparition de nouveaux acteurs économiques produits par la mondialisation et la financiarisation de l'économie a entraîné un processus similaire de gestion stratégique des savoirs à partir de l'identification de nouveaux besoins régulatoires. Le cas de George Soros, opérateur financier enrichi sur le marché des devises et fondateur d'une université en sciences sociales en Europe de l'Est, peut servir de support à l'étude d'un tel processus. À partir d'une brève analyse qui replace cette institution universitaire tant dans l'histoire de la philanthropie savante et scientifique que dans une trajectoire biographique singulière, l'article montre comment se dessine une stratégie de redéfinition des « savoirs de gouvernement » mobilisables dans le cadre d'un économie globalisée.Philanthropic practices have traditionally allowed capitalist classes to generate cognitive and regulatory knowledge about society, in particular by promoting the development of the social sciences. In 19th century America, the new social strata which benefitted most from the process of industrialization, like the notorious “robber barons”, have invested their resources in the definition and the treatment of relevant social issues. In the late 20th century, the globalization of the economy under the hegemony of financial capital has triggered similar developments. New economic actors have emerged and have sponsored the management of strategic knowledges matching newly identified regulatory needs. The case of George Soros, a financier speculating on currency markets and the founder of a university for the social sciences established in Eastern Europe, provides a perfect example of this phenomenon. By resituating this academic institution both within the history of learned and scientific philanthropy and within the specific context of an individual biography, the article argues that it contributes to redefining the forms of “policy knowledge” that can be mobilized in the context of a global economy.
- "Tel Mickey Mouse jouant au tennis..." - Pierre-Yves Saunier p. 49 Cet article traite du travail transnational mené entre les années 1930 et 1960 par divers protagonistes de la public administration américaine (entendue ici comme discipline, pratique, théorie et communauté professionnelle). Ce travail quotidien se développe entre organismes intergouvernementaux, associations internationales et sociétés professionnelles américaines. On propose ici de contribuer à l'historicisation des phénomènes et processus d'internationalisation en passant par les pratiques qui les définissent, les fondent et les supportent. L'activité et les caractéristiques de Charles Ascher, personnage central de cet article, le posent en démiurge et praticien consommé de ces processus. Ce « traducteur de l'universel » et ses collaborateurs opèrent dans un « système international de la public administration » qui s'inscrit dans un projet universaliste et universalisant, et postule l'existence de phénomènes identifiables comme relevant de l'activité d'administration.This article analyses the transnational working practices of various protagonists of the American public administration (discipline, practice, theory and professional community) which took place between the 1930s and the 1960s. This daily collaboration developed between inter-governmental organizations, international associations and professional American companies. The article contributes to the historical contextualization of the phenomena and the internationalization processes through the practices that defined and supported them. The activities and the characteristics of Charles Ascher, the central figure in this article, position him as a demiurge and a consummate practitioner of these processes. This “translator of the universal” and his collaborators operated within an “international system of public administration” imbedded in a universalistic and universalizing project and postulating the existence of phenomena identifiable as being part of administrative activity.
- Internationalisation et développement - Frederico Neiburg et Mariano Plotkin p. 57 Au lendemain de la chute de Juan Peron en 1955, l'Argentine s'est intégrée au processus d'internationalisation qui avait remodelé le paysage politique et économique de l'Amérique latine au cours de la décennie précédente. La « modernisation » et le « développement » devinrent les slogans d'un nouveau monde placé sous hégémonie américaine. L'article analyse l'une des principales dimensions de ce processus marqué par la convergence des transformations profondes que connaissent la bureaucratie d'État, l'économie nationale et les représentations savantes de la société. Il porte sur une institution qui a joué un rôle de premier plan dans le renouvellement des sciences sociales et dans la formation d'une élite d'État technicienne au cours des années 1960 : l'Instituto Torcuato Di Tella. En retraçant l'histoire de cette institution et la trajectoire sociale de ses membres et chercheurs de la première heure, il montre que la visibilité dont bénéficie ce personnel est étroitement liée à sa capacité à accumuler du prestige et du pouvoir dans plusieurs champs simultanément (universitaire, économique, et bureaucratique), tant au niveau national qu'international. Converti en université prestigieuse, l'Institut Di Tella est parvenu au cours des années 1990 à maintenir une position importante dans le champ des économistes, contribuant ainsi (avec d'autres think tanks « néo-libéraux ») à déterminer la crise que l'Argentine traverse actuellement.After the fall of Juan Peron in 1955, Argentina became integrated into the process of internationalization that had transformed the political and economic landscape of Latin America in the previous decade. “Modernization” and “development” became new buzz-words in this new world placed under the hegemony of the United States. The present article studies a central dimension of this process, marked by the confluence of the deep transformations affecting the state bureaucracy, the national economy and the knowledge about society. The article focuses on an institution that played a central role in the renewal of the social sciences and in the formation of a technical state élite during the 1960s : the Instituto Torcuato Di Tella. It traces the history of this institution and the social trajectory of its early members and researchers, showing that their visibility was related to their ability to accumulate simultaneously prestige and power in several fields (academic, economical, and bureaucratic), both at the national and international level. Transformed into a prestigious university in the 90's, the Di Tella maintained its relevance in the field of economics, thus contributing to shape (along with other “neoliberal” think-tanks) the critical situation that Argentine society is currently undergoing.
- Une hégémonie de la connaissance - Peter Drahos et John Braithwaite p. 69
- Le double jeu de l'import-export symbolique - Murielle Coeurdray p. 81
- La "guerre hors-la-loi", 1919-1930 - Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez p. 91 Les nombreux dispositifs institutionnels de l'entre-deux-guerres visant à imposer la « paix par le droit » sont renvoyés par les auteurs les plus divers au rang de bonnes intentions naïves des démocraties européennes. Parce que « l'esprit de Genève » est ainsi devenu une sorte de mythe négatif de la politique internationale, on s'est interdit de questionner les conditions dans lesquelles ces mécanismes juridiques sophistiqués ont alors acquis une centralité inédite, qui informe encore nos manières de concevoir les relations multilatérales. Le présent article se propose d'étudier comment une communauté transnationale de juristes internationalistes a promu et intéressé hommes politiques et/ou bureaucraties nationales à toute cette ingénierie complexe visant à enserrer les intérêts étatiques dans un système de contraintes objectives.C'est d'abord à la faveur de l'intensité des négociations diplomatiques auxquelles donne lieu l'immédiat après-guerre, que ses porte-parole s'emploient à faire exister un ensemble de positions juridiques relativement autonomes à l'égard des tutelles nationales. En s'appuyant tour à tour sur leurs ressources savantes ou politiques, dans le cadre national ou international, ils alternent prises de position favorables à un ordre juridique international affranchi des souverainetés étatiques et loyauté renouvelée vis-à-vis de leur gouvernement d'origine. Grâce à ce subtil jeu à facettes, ils imposent leurs motifs juridiques au cœur de la politique internationale de l'entre-deux-guerres.The many institutional devices designed between the two world wars in order to impose “peace by law” are rejected by most authors as naïve expressions of the good intentions of European democracies. To the extent that “the spirit of Geneva” has become a sort of negative myth of international politics, this has impaired research into the conditions in which these sophisticated legal mechanisms came to represent an unprecedented and fundamental model, which still informs our conception of multilateral relations. This article proposes to study how a transnational community of international jurists cultivated and attracted politicians and/or national bureaucracies to this complex machinery in order to insert state interests in this system of objective constraints. Owing to the intensity of the post-war diplomatic negotiations, negotiators managed to establish a set of legal positions relatively autonomous vis-à-vis national authorities. By relying at times on learned arguments, at times on political clout, by acting at the national or international level, they alternated the promotion of an international legal order free from the interference of state sovereignty and a renewed loyalty to their own governments. Thanks to this subtle double game, they imposed their juridical purposes as a central stake of international politics during the interwar period.
- "Make law, not war - Mikael Rask Madsen p. 96 Malgré leur appartenance au club très fermé des pionniers et des exportateurs des droits de l'homme, le Royaume-Uni et la France ont été surpris par l'internationalisation des droits de l'homme. Fortes de leurs grandes traditions dans ce domaine, ces sociétés impériales ont confortablement présupposé que la légalisation et l'institutionnalisation des droits de l'homme au niveau international constituaient une simple européanisation de leurs propres pratiques nationales des « civil rights » et libertés publiques. Mais, à la suite de l'évolution rapide du contexte politique international d'après-guerre dominé par les orthodoxies de la Guerre froide et de la décolonisation, ce sujet a échappé au contrôle du Quai d'Orsay et du British Foreign Office. Qui plus est, le développement d'un régime européen des droits de l'homme de plus en plus autonome a vu le Royaume-Uni et la France devenir les clients les plus réguliers de la Cour et de la Commission de Strasbourg. Ceci a conduit au rapatriement d'une doctrine européenne évolutive des droits de l'homme qui – après une série de controverses juridiques et politiques de haut niveau – a transcendé les institutions nationales et la raison d'État. C'est ce processus – le « boomerang » de l'internationalisation des droits de l'homme – qui est le sujet de cet article. Centré sur les acteurs et institutions les plus emblématiques, il analyse brièvement les transformations de l'État, du droit et de l'idée des droits de l'homme durant les 50 dernières années en France et au Royaume-Uni en liaison avec l'internationalisation des droits de l'homme.In spite of belonging to the very closed club of pioneers and exporters of the human rights, the United Kingdom and France were surprised by their internationalization. Relying on their great traditions in this field, these imperial societies comfortably assumed that the legislation and the institutionalization of human rights at the international level constituted a simple Europeanization of their own national practices of “civil rights” and “civil liberties”. But following the rapid evolution of the post-war international political context, dominated by the orthodox views of the Cold War and decolonization, this subject escaped the control of the Quai d'Orsay and the British Foreign Office. Furthermore, the development of an increasingly autonomous European legislation on human rights saw the United Kingdom and France become the most regular customers of the Court and the Commission in Strasbourg. This led to repatriation of an evolutionary European doctrine of the human rights, which -after a series of high-level legal and political controversies -was to transcend national institutions and national security. It is this process -the “boomerang” of the internationalization of the human rights -that is the subject of this article. Focusing on the most emblematic actors and institutions, this article briefly analyses the transformations of the State, law and idea of human rights over the last 50 years in France and in the UK in regard to the internationalization of the human rights.
- L'arbre Banian de la mondialisation - Marie-Laure Djelic p. 107 L'odyssée de l'industrie du conseil, en tout juste soixante-dix ans, est impressionnante. Elle débute en 1934, alors que, saisissant l'opportunité créée par le Glass Steagall Act, Marvin Bower allait transformer l'entreprise d'audit peu dynamique de James O'McKinsey. McKinsey & Co. devenait ainsi le premier cabinet de conseil en management au sens aujourd'hui donné à ce terme et, ce faisant, Marvin Bower inventait une industrie. La professionnalisation et la revendication d'une légitimité scientifique étaient la marque de cette industrie naissante. Ces stratégies – institutionnelle et savante – sont toujours là aujourd'hui au cœur de l'expansion globale du conseil. Le succès et la croissance extrêmement rapide de cette industrie sur les deux dernières décennies génèrent néanmoins leurs propres contradictions. Plus le champ géographique couvert par les firmes du conseil s'étend, plus la gestion des décalages potentiels entre un discours « global » et des réalités, des interprétations et des pratiques « locales » devient complexe, lourde et coûteuse. Les stratégies institutionnelle et savante qui font le succès de cette industrie exigent pourtant une professionnalisation et une approche « scientifique » du management sans faille – ce qui revient à impliquer un fonctionnement parfaitement homogène dans tous les bureaux d'une même firme. Les risques sont accrus, dans ce contexte, qu'un dérapage à un endroit ne vienne fragiliser, voire déstabiliser, l'ensemble de la firme. Les firmes du conseil sont les arbres banian de la mondialisation – mais des banians aux pieds d'argile !The odyssey of the advisory services industry in the space of a mere 70 years is impressive. It began in 1934 when, seizing the opportunity created by the Glass Steagall Act, Marvin Bower was to transform the little-known firm of auditors, James O'McKinsey. McKinsey & Co. thus became the first management advisory firm in the sense of the term today, and Marvin Bower invented an industry. Professionalism and the claim to scientific legitimacy were the trademarks of this newlyborn industry. These strategies - institutional and academic - are even today at the heart of the global expansion of advisory services. Over the last two decades, the success and the extremely rapid growth of this industry have, nevertheless, generated their own contradictions. The wider the geographical area covered by the advisory firms, the more complex and costly the management of the potential discrepancies between “global” understanding and realities, “local” interpretations and practices. The institutional and academic strategies that make this industry so successful nevertheless require faultless professionalization and a “scientific” approach to management - which is tantamount to creating a perfectly homogeneous way of functioning in all offices of a firm. In this context, there are serious risks that an error in one spot may weaken or even destabilize the whole firm. Management advisory firms are the banyan trees of globalization - but banyans with feet of clay.
- Courtage international et institutions floues - Janine R. Wedel et Siddarth Chandra p. 114 L'étude de la politique étrangère, de l'aide au développement et des relations internationales tend à se concentrer sur l'analyse des alternatives politiques. Pourtant, les modalités selon lesquelles s'organisent les relations entre les parties prenantes ainsi que les courtiers qui leur servent d'intermédiaires culturels peuvent très largement influencer les résultats des politiques, voire en contrarier les objectifs. Les liens américano-russes qui se sont forgés pendant les années 1990 au service de la politique américaine d'assistance aux réformes économiques menées en Russie illustrent ce cas de figure. Mandataire des États-Unis, un groupe lié à l'université de Harvard s'est joint au « Clan Chubaïs » représentant la Russie pour mener à bien des « réformes » économiques drastiques et administrer des centaines de millions de dollars d'aide occidentale et de prêts à la Russie. Au fil de leur collaboration, ces courtiers transnationaux ont opéré sur le mode de la « transaction », conçue comme une forme de collusion entre représentants de partis opposés. L'influence et les activités du groupe Harvard-Chubaïs ont ainsi fini par saper les objectifs déclarés de l'aide américaine à la Russie. Ce fonctionnement transactionnel a contribué à faire échouer une véritable réforme de marché, à contourner les institutions représentatives et démocratiques, et à faire tort aux relations bilatérales. S'il n'est pas répandu, ce type d'interactions n'en est pas pour autant limité à ce cas précis. Et malgré le fait que la responsabilité politique et la représentativité de ces relations transactionnelles laissent à désirer, il est probable qu'elles soient appelées à se multiplier dans un espace international où le retrait de l'État et la dispersion de l'autorité facilitent leur émergence.The study of foreign policy, aid, development, and relations among nations tends to focus on policy choices. Yet the means of organizing a relationship among parties and the cultural brokers who serve as links among them can play a huge role in outcomes and even undermine policy objectives. The U.S.-Russia relationship that emerged during the 1990s in the service of U.S. economic policy and aid to Russia is one such example. A group associated with Harvard University representing the United States and the “Chubaï Clan” representing Russia carried out radical economic “reforms” in Russia and managed hundreds of millions of dollars in Western aid and loans. Working together, these transnational brokers developed a modus operandi of “transactorship”, a form of collusion between the representatives of parties on opposite sides. The influence and activities of the Harvard-Chubaï group ultimately undermined the stated objectives of U.S. assistance to Russia. Transactorship worked to frustrate true market reform, circumvent accountable and democratic institutions, and harm the bilateral relationship. This mode of organizing relationships, though unusual, is not new with this case. Although transactorship raises questions of accountability and participation, it likely will become more common because the circumstances that facilitate its emergence have become more prevalent in the international arena of retreated states and diffuse authority.
- Sur deux formes de capital international - Franck Poupeau p. 126 La littérature économique et politique sur la mondialisation des années 1990 s'accompagne de théorisations sur l'apparition de « nouvelles élites de la globalisation ». Dans des pays dont les élites dirigeantes ont toujours eu une relation privilégiée à l'international, tant par leur formation, leur style de vie ou leurs fonctions économiques, la présentation, par les dirigeants politiques ou les experts financiers, de la mondialisation comme horizon indépassable du développement, fait en réalité partie d'une redéfinition des relations au capital international sous toutes ses formes (financière, culturelle, etc.). Cette recomposition est analysée à travers la trajectoire comparée de deux « patrons » en Bolivie (à deux moments distincts de l'histoire du pays), et constitue le premier temps d'une réflexion sur les conditions d'une enquête transnationale sur la formation des élites.The economic and political literature on the globalisation of the 1990's brings with it theories about the emergence of “new global elites”. In countries whose ruling élites have always enjoyed privileged relations with international companies, through their education, their lifestyle or their economic functions, the projection, by political leaders or financial experts, of globalization as the unsurpassable horizon of development in reality takes part in a redefinition of relations with international capital in all its forms (financial, cultural, etc.). This recomposition is analysed by comparing the trajectories of two Bolivian “bosses” (at two distinct moments in the country's history) and constitutes the first stage in a study on the conditions of a cross-national enquiry into the way élites are formed.