Contenu du sommaire : Les juifs et la nation au Moyen Âge
Revue | Revue de l'histoire des religions |
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Numéro | tome 234, no 2, 2017 |
Titre du numéro | Les juifs et la nation au Moyen Âge |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Les juifs et la nation au Moyen Âge : Jalons pour une étude - Juliette Sibon, Claire Soussen p. 219-235 Si les médiévistes ont mis en évidence, depuis les travaux fondateurs de Colette Beaune, la pertinence du concept de nation pour définir les constructions étatiques de la fin du Moyen Âge, les études consacrées à une éventuelle « nation juive » médiévale ont longtemps fait défaut. Après avoir souligné les précautions méthodologiques nécessaires pour approcher ce sujet sensible, nous examinerons les sources latines et hébraïques, exégétiques et pratiques afin de recenser la terminologie qui pourrait la désigner à l'époque médiévale. Nous essaierons d'éclairer les sens revêtus par les termes de natio iudeorum ou gens iudeorum rencontrés dans les documents à la lumière des réflexions contemporaines sur le concept de nation au Moyen Âge, et surtout des sentiments exprimés par les médiévaux eux-mêmes.Starting with Colette Beaune's foundational works, Medievalists have demonstrated the pertinence of the concept of nation for understanding state-building in the late Middle Ages. However, studies focusing on a possible Medieval “Jewish nation” have long been lacking. After emphasizing the methodological precautions necessary for approaching this sensitive subject, we examine the sources, Latin and Hebrew, exegetical and practical, in order to identify the terminology that could express this notion in the Medieval period. We attempt to clarify the meanings of the terms natio iudeorum or gens iudeorum found in the documents based on contemporary thinking regarding nationhood in the Middle Ages, and especially based on sentiments expressed by Medieval people themselves.
Perceptions et définitions de la nation par les juifs eux-mêmes
- La formation de la « nation » juive dans l'Europe chrétienne latine : Des « restes d'Israël » à la « communauté sainte » - Sylvie Anne Goldberg p. 237-254 Cet article vise à éclairer les usages dont les notions de « restes d'Israël », de « communauté sainte » et de « nation juive » ont fait l'objet au cours des temps : notions exégétiques pour les deux premières, phénomène historique pour la troisième. L'analyse cherche à associer des éléments qui relèvent de genres distincts : la théologie (anhistorique) et l'histoire (ancrée dans le temps) afin de mettre en lumière le glissement sémantique qui, dans la constitution historiographique du fait juif dans l'Europe chrétienne et dans la production d'une définition des groupes juifs, a conduit aux conceptions modernes des notions de « communauté » et de « nation ». Mis en relation avec l'idée de rédemption collective et de sainteté, ce glissement permet de saisir l'importance accordée par la pensée chrétienne à la conservation des vestiges d'Israël en vue de leur conversion ultime.The reflection presented in this article aims at clarifying the uses that the concepts of “remnants of Israel” she'erit Yisrael), “holy community” (qehillah qedushah) and “Jewish nation” have been made of over time. The first two are exegetical notions ; the third notion refers to a historical phenomenon. The analysis therefore seeks to combine elements belonging to two different realms : theology (ahistorical) and history (anchored in time), in order to highlight the semantic shift that occurred in the historiography of the constitution of the Jewish fact in so-called Christian Europe and in the production of a definition of Jewish groups. This shift, which led to the modern conceptions of the notions of « community » and « nation », is related to the issue of collective redemption (the “remnants”) and holiness (“qedushah”) and thus captures the importance that Christian thought accords to the conservation of the remains of ancient Israel for their ultimate conversion.
- « Israël et Nations du monde » : loi et identité dans les formules des actes juifs médiévaux - Judith Olszowy-Schlanger p. 255-271 Les contrats juifs d'Orient et d'Occident au Moyen Âge contiennent une formule de validité auprès des tribunaux juifs comme des tribunaux des « Nations du monde ». Formule figée du jargon juridique, cette phrase recouvre néanmoins une réalité légale autorisant les juifs à recourir à la justice rabbinique ainsi qu'à la justice de la société non-juive environnante. Les autorités rabbiniques ont cependant cherché à limiter le recours aux tribunaux non juifs. Cet article examine quelques cas illustrant la réaction rabbinique, tirés des corpus de la Geniza du Caire et de l'Angleterre médiévale. Motivée, certes, par le désir de renforcer le pouvoir des tribunaux juifs, l'opposition au recours aux tribunaux des « Nations du monde » implique aussi la conscience du rôle cohésif de la loi talmudique pour les communautés juives de la diaspora.Jewish contracts in the East and West in the Middle Ages contain a formula confirming their validity for both Jewish tribunals and for the tribunals of the “Nations of the world”. This set piece of legal jargon reveals a legal reality authorizing Jews to make use of rabbinical justice as well as of the courts of the surrounding non-Jewish society. Rabbinical authorities, however, sought to limit recourse to non-Jewish tribunals. This article examines some cases illustrating this rabbinical reaction, taken from the corpora of the Cairo Geniza and Medieval England. Certainly motivated by the desire to reinforce the power of Jewish tribunals, this opposition to the use of the tribunals of the “Nations of the world” also implies an awareness of the cohesive role of Talmudic law for the Jewish communities of the diaspora.
- Translatio Andalusiae. Constructing Local Jewish Identity in Southern France - Ram Ben-Shalom p. 273-296 Cet article explore la question de la cohésion d'un groupe national parmi les Juifs du sud de la France. Les nombreuses frontières politiques et l'expulsion des Juifs du Languedoc (1306) nous offrent l'opportunité d'examiner localement l'identité de groupe de ces Juifs, par contraste avec une conception plus large de la nation juive. L'analyse de certains documents hébraïques présente l'expulsion des juifs comme la “destruction de mon pays natal”. Il y a là un exemple éclairant d'une conception socio-culturelle unitaire de la Provence qui ne reconnaissait pas les frontières politiques. La tradition juive andalouse constitue le premier marqueur de cette identité provençale.This article explores the question of national group cohesion among the Jews of southern France. The numerous political borders and the expulsion of the Jews from Languedoc (1306) afford us the opportunity to examine local – Provençal – Jewish group identity, in contrast to a broader Jewish conception of nationhood. An analysis of some Hebrew documents demonstrates the significance of the expulsion of the Jews as the “destruction of my native land”. This is one enlightening example of a unitary socio-cultural conception of the Provençal region, which did not recognize political borders. wThe primary marker of this Provençal identity was their Andalusian Jewish tradition.
- Entre peuple et communauté : remarques sur l'idée de nation chez les Juifs d'Italie (xve-xvie siècles) - Pierre Savy p. 297-314 La réflexion porte sur l'idée de nation italienne chez les Juifs de la péninsule aux xve-xvie siècles. Par-delà la diversité des coutumes et des origines, le sentiment d'appartenance commune permet de parler de « Juifs italiens », écrivant volontiers en italien et ayant abondamment recours à des formes culturelles partagées. En outre, on observe une structuration institutionnelle à l'échelle de l'Italie, via des conciles organisés de façon irrégulière depuis la fin du xive siècle. Il semble ainsi possible de parler d'une naissance de la nation juive italienne, mais dans l'interaction avec la société majoritaire. Cette nation ébauchée ne survit pas entièrement aux bouleversements de l'histoire juive italienne du xvie siècle.This paper focuses on the idea of an Italian nation among the Jews of the peninsula in the 15th-16th centuries. Beyond the diversity of customs and origins, their sense of community makes it acceptable to talk about “Italian Jews”, who were happy to write in Italian and to resort to shared cultural forms. In addition, an institutional structure appears across Italy, via “synods” organized irregularly since the late 14th century. An Italian Jewish nation does appear, but in interaction with the societal majority. This nation had only begun to define itself, and did not entirely survive the upheaval of the 16th century Italian Jewish history.
- La formation de la « nation » juive dans l'Europe chrétienne latine : Des « restes d'Israël » à la « communauté sainte » - Sylvie Anne Goldberg p. 237-254
Les formes de l'insertion sociale ou la nation juive reconnue par les chrétiens
- Les juifs visigothiques, un peuple hérétique - Céline Martin p. 315-335 La terminologie utilisée par les auteurs chrétiens visigothiques montre qu'ils conçoivent les juifs comme un peuple descendant d'un même ancêtre et uni par les liens du sang. Les qualifications religieuses qui leur sont appliquées se réfèrent à leur choix, erroné mais rectifiable, et ne sont donc pas au fondement de la définition de leur groupe. Ce « choix » est le principal argument qui permet de les qualifier d'hérétiques, au sens le plus large du mot, qui en comporte plusieurs ; en revanche, on ne relève dans les sources aucun rapprochement entre juifs et païens. Le dernier livre du code de loi visigothique réprime d'un même élan hérétiques et juifs, peut-être parce qu'ils sont tous considérés, dans la seconde moitié du vii e siècle, comme des chrétiens défectueux.
The terminology used by Visigothic Christian authors shows that they saw the Jews as a people united by blood and descended from one ancestor. Religious characterisations applied to them refer to their choice, a wrong but rectifiable one, which therefore doesn't stand at the root of their definition as a group. This “choice” is the main argument for calling them heretics, in the broadest sense of this polysemous word, whereas no connection can be found between Jews and Pagans in the sources. The last book of the Visigothic law code cracks down at the same time on heretics and Jews, maybe due to the fact that, in the second half of the seventh century, both are equally viewed as flawed Christians. - Universitas et natio. La fides des juifs dans les villes ibériques à la fin du Moyen Âge - Claude Denjean p. 337-358 Si les travaux antérieurs ont établi qu'une nation juive n'était pas explicitement considérée, l'observation des hommes d'affaires démontre que les juifs ne sont pas une natio étrangère, tout en présentant des caractères comparables aux Italiens des « nations marchandes ». Le jeu entre les stratégies marchandes et les représentations de l'usure déterminent les caractères économiques de l'appartenance nationale, déterminant des mécanismes à la fois intégrateurs et porteurs en germe d'exclusion, selon une évolution non linéaire et dialectique. Cette nation à l'ancienne sans natio, paradoxale mais déclinée au présent, se retrouve dans l'espace textuel de la nova d'Esther ou du récit de voyage, plus ressentie que territoriale, politique ou juridique et certainement pas univoque.While previous works have established that the Jewish nation was not explicitly considered as such, examining the case of businessmen can reveal that the Jews were not a foreign natio and demonstrated a character comparable to that of the Italians of the “merchant nations”. Interaction between business strategies and representations of usury determined the economic characteristics of national affiliation, thus determining mechanisms that could at the same time favor integration or lead to exclusion, following a non-linear, dialectic evolution. This old-fashioned nation without a natio, paradoxical but declined in the present, can be found in the textual space of the nova of Esther or of the travel narrative, was more affective than territorial, political or juridical, and was certainly not unequivocal.
- Les Juifs dans les écrits castillans : peuple, genre ou nation ? - Adeline Rucquoi p. 359-384 Si les Juifs castillans eurent très tôt conscience d'être une communauté à part, faisaient-ils partie intégrante du royaume ou étaient-ils des étrangers aux yeux des Chrétiens ? Le concept de « nation » est tardif en Castille et il convient d'examiner la question en précisant la signification des vocables, latins et castillans, de Iudaei et judíos, d'Hebreus, de Iudeorum populus, populus Israelitici, genus ou generatio Iudaeorum, de gentes et de pueblo, dans les discours juridique, historique et religieux produits en Castille dans les derniers siècles du Moyen Âge, afin de comprendre le glissement sémantique qui s'opéra entre le xiiie et le xve siècle, confondant la question du sang avec celle du lignage, et excluant Juifs et conversos de la nation castillane en construction.Castilian Jews came to see themselves as a separate community very early on, but did the Christians see them as part of the kingdom or rather as foreigners? This paper aims at understanding the semantic shift that took place in the kingdom of Castile between the 13th and the 15th century, and which led Christian theologians and jurists to exclude Jews and conversos from Castilian nation-building. The concept of “nation” appeared late in Castile and, to analyze the issue, it is advisable to define the meaning of the Latin and Castilian words Iudaei and judíos, Hebreus, Iudeorum populus, populus Israelitici, genus or generatio Iudaeorum, gentes and pueblo, which were used in legal, historical and religious texts written in the kingdom of Castile during the Late Middle Ages.
- Les juifs visigothiques, un peuple hérétique - Céline Martin p. 315-335